41.

Ecrit par lpbk

Après sa mésaventure avec Vincent à New York puis à Shanghaï, Zoé s’était juré de s’éloigner des relations à longue distance. Elles étaient vouées à l’échec et n’avaient d’autre vocation que de réduire en cendres le moindre espoir de stabilité amoureuse. Elle avait assez donné dans les aménagements d’emplois du temps en fonction des fuseaux horaires, de la pseudo séduction via la visio, des quiproquos et des malentendus sur la messagerie instantanée. Pourtant quand Bledji lui envoya ce premier message à son retour de Paris, Zoé ne put s’empêcher de répondre à celui-ci, puis à ceux qui suivirent. Alors, Zoé reparamétra sa webcam et son micro. Elle épingla de nouveau son horloge sur son bureau. Quelques paroles douces de Bledji avaient ébranlé ses louables idéaux. Ainsi débuta une énième relation à longue distance que Zoé s’était juré de refuser. 

Elle se berçait d’illusions, mais elle souffrait d’une irrépressible envie de communiquer avec lui ; et Bledji semblait porteur de cette même maladie de sorte qu’aucun des deux ne fut assez sage pour mettre fin à cette mascarade. Bledji commença à évoquer des vacances à Paris. Zoé se mit à rêver d’escapades canadiennes. Ils savaient pertinemment que cet amour virtuel ne tiendrait pas sans contact réel et après les nuits qu’ils avaient passées quelques semaines plus tôt, le manque s’en ressentirait bientôt. 

Deux mois plus tard, Bledji vint pour affaire à Paris. Il ne resta que quatre jours, mais Zoé estima ce court séjour suffisant pour tenir toutes leurs promesses charnelles. Aussi, ils ne virent pas la lueur des deux premiers jours.

Le troisième jour, Zoé se réveilla en douceur apaisée par les deux merveilleuses nuits qu’elle avait passées. Enveloppée dans ce cocon qu’elle avait formé avec Bledji, elle s’était très peu intéressée au monde et n’avait plus aucun souvenir de la dernière fois où elle avait posé un doigt sur son téléphone. Bledji dormait encore paisiblement. Zoé prit son portable et aperçut les vingt appels en absence d’Edna, puis ceux de Victoire. Zoé trembla. Si même Marie avait essayé de la joindre, c’est qu’une chose probablement très grave s’était produite. « Pas maintenant », priait-elle en son for intérieur. « Pas après ces deux nuits ». « Pas après avoir le sentiment d’avoir repris sa vie en main ». « Pas après avoir enfin noué des liens forts avec Maman ». En pensant à sa mère, elle fut secouée d’une violente crise de larmes qu’elle tenta d’étouffer. Ses sœurs avaient laissé plusieurs messages, mais Zoé craignait de les écouter. Tant qu’elle ne les écoutait pas, rien ne s’était encore produit ; et le jour où tout allait basculer n’était pas encore arrivé. Ce n’est qu’au bout de dix minutes qu’elle osa appeler son répondeur. Rien, pas d’informations supplémentaires que des sempiternelles « Rappelle-moi » et autres « Où es-tu ? ». Zoé appela donc Elsa qui décrocha aussi tôt.

— Zoé ! Dieu merci !

La voix d’Elsa était rauque.

— Elsa qu’est-ce qui se passe ? demanda Zoé d’une voix apeurée.

— Zoé, c’est…

— Non… ne me dis pas que c’est Maman, Papa, Dorcas… ?

— Non, c’est Ruby.

— Quoi Ruby ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Zoé, qu’est-ce qu’il y a ? demanda Bledji réveillé par l’agitation dans le lit.

Zoé suspendue au téléphone ne l’avait même pas entendu.

— Ruby est à l’hôpital, elle a fait une chute de sa cuisine. 

Zoé poussa un cri de douleur. Elle lâcha son portable, puis éclata en sanglots. Bledji se redressa aussi tôt et l’enlaça. Il coinça Zoé sous son bras et de son autre main récupéra son téléphone dans lequel Elsa hurlait le nom de Zoé.

— Bonjour, je suis un ami de Zoé. Elle est sous le choc est-ce que je peux faire quoi que ce soit ? 

Bledji pouvait ressentir l’étonnement d’Edna en entendant cette voix masculine.

— Dites-lui qu’elle vienne vite à l’hôpital Sainte-Trinité son état est grave. Encore merci. 

Elsa raccrocha. Bledji resserra son étreinte et embrassa le front de Zoé.

— Zoé, il faut que tu ailles à l’hôpital. 

Bledji se recula tout doucement de peur de la brusquer. Zoé avait cessé de pleurer, mais son regard était perdu dans le vide. Elle n’avait pas dit un mot depuis son coup de fil à Elsa. Bledji fouilla son armoire à la recherche de vieilles fringues qu’il balança sur le lit aussitôt trouvé. Pas une bouclette de Zoé n’avait bougé.

— Zoé ta cousine est dans un état grave, il faut vraiment qu’on y aille. Regarde je t’ai pris ça, dit Bledji d’une voix aussi douce qu’un murmure.

Zoé peinait à garder l’équilibre comme si elle avait vidé une cave entière de vin. Elle tanguait et avait du mal à enfiler son jogging. Bledji alors se résigna à l’accompagner, impossible qu’il la laisse seule dans cet état.

Zoé détestait les hôpitaux et Sainte-Trinité ne faisait pas exception à la règle. Le lieu était froid, clinique, ce blanc immaculé. Ces éthers où semblait s’engouffrer la mort. Elle rôdait tout autour de Zoé. Cette dernière craignait qu’elle ne frappe cette fois sa cousine Ruby.

Zoé courut dans les bras d’Edna lorsqu’elle l’aperçut. Sa sœur avait les yeux enflés comme deux balles de golf. Leur père faisait les cent pas. Leur mère avait la tête baissée et murmurait des paroles inaudibles. Elle intercédait probablement pour la vie de sa nièce. Tata Mimi et Tata Léopoldine étaient présentes également. Cette dernière fit un énorme câlin à Zoé et ne manqua pas de remarquer le jeune homme qui l’accompagnait. 

Zoé retourna auprès de sa sœur. 

— Qu’est-ce qui s’est passé ? 

— On n’en sait rien, l’hôpital a appelé Tata Mimi cette nuit vers quatre heures du matin. Ruby serait tombée de la fenêtre de la cuisine. 

— Comment va-t-elle ? 

— Elle est inconsciente.  

Zoé mit sa main devant la bouche pour réprimer un cri d’effroi. 

— Elle… elle… a des chances de… de… s’en sortir hein ? 

— Zoé, je n’en sais rien. 

Elsa la prit dans ses bras.

— Et les petits ils sont où ? 

— Avec Marie chez elle.

— Et son mari ? 

— Personne ne sait où il est. On a essayé de l’appeler, mais il ne décroche pas. 

— Il n’était pas chez lui quand c’est arrivé ? 

— Zoé, je sais pas… 

Les deux sœurs n’eurent jamais autant envie de prier qu’à cet instant précis. Zoé partit rejoindre Bledji qui s’était assis sur un siège plus loin. 

— Je suis désolée Bledji, je te passe les clés et tu retournes à l’appart si tu veux. 

Il lui prit la main. 

— Non ça me dérange pas, t’as besoin de soutien. 

— Merci ça me touche vraiment. 

Après plusieurs heures d’attente, Ruby se réveilla enfin. Seules deux membres de la famille pouvaient se rendre à son chevet. Ruby avait demandé à voir Zoé suscitant l’incompréhension des vieilles mères présentes. Dès cet instant, Zoé devina pourquoi. Elle toqua et entra sur la pointe des pieds comme si elle évitait d’infliger de nouvelles souffrances à Ruby avec ses pas lourds. Sa poitrine se serra lorsqu’elle aperçut sa cousine, tuméfiée, des bandages recouvrant une partie de son visage. Zoé se rapprocha d’elle et lui prit la main. Une larme glissa le long de la joue de Ruby. 

— Ruby qu’est-ce qui s’est passé ? 

— J’aurais dû t’écouter. 

Ruby peinait à parler. 

— J’aurais dû partir. 

— Ruby… 

— Seigneur, j’ai cru que mon heure était venue… mes enfants… mes enfants ! 

Elle se mit à gesticuler et tenta de s’extirper de son lit. 

— Ruby, calme-toi, ils sont avec Victoire à la maison, t’inquiète pas on s’occupe d’eux. 

Derrière ses bandages, Zoé perçut un soupir de soulagement. 

— Dis-moi ce qui s’est passé. 

Elle pleura de plus belle. 

— Il… est rentré tard… comme… d’habitude. Bou… Bourrée comme d’habitude. J’en… avais marre alors… je… je… lui ai fait la remarque. 

Ruby ne put contenir ses larmes. Aussi, Cynthia peinait à comprendre ses mots.

— Ruby c’est lui qui t’a poussée par la fenêtre ?  

Elle acquiesça. Le cœur de Zoé se serra dans sa poitrine.

— Il faut que tu le dises à la police. Il a essayé de te tuer. 

Ruby ne s’arrêtait plus.

— À.… cause de… lui… je ne… pourrais peut-être… plus… remarcher. 

— Quoi ? 

— La moelle épinière a été… touchée.

— Ohhhhhh Ruby.

Zoé se coucha sur elle et sentit les larmes de sa cousine lécher sa joue.

— Ruby, tu es en vie. On va y arriver ! Je serai toujours là pour toi tu m’entends ? Tu veux bien que j’appelle les tatas maintenant. Elles ont veillé toute la nuit pour toi. 

Elle acquiesça. Zoé sortit de la chambre. Elle vit son affreuse mine dans le reflet d’une vitre. Elle essuya ses larmes et donna un semblant de coiffure à ses cheveux. Les tatas et sa mère se rendirent au chevet de Ruby. Lorsque Zoé entendit Tata Leo jurer de trouver cet enfant de Satan lui-même et de le massacrer, elle comprit que Ruby avait dit la vérité, celle qu’elle n’osait révéler depuis des années.

D’après le médecin, Ruby survivrait, mais elle aurait une longue période de convalescence et de rééducation pour espérer un jour remarcher. Qu’importe pour Zoé, elle était en vie. Pourtant, elle ne put s’empêcher d’être secouée de remords et éprise de culpabilité. Depuis combien de temps savait-elle que son mari la battait sans qu’elle n’en parle à qui que ce soit ? Combien de temps avait-elle accepté de taire ce lourd secret pour sa cousine ? Comment aurait-elle vécu sa mort, coupable d’avoir laissé Ruby entre les mains de son bourreau ? Et ses enfants. La seule pensée aux deux petits de Ruby suffit à faire flancher de nouveau Zoé. « Rappelle-toi que c’est lui le monstre, pas toi », se convainc Zoé.

 
Marry me