42.
Ecrit par lpbk
Lorsque le choc de la tentative de meurtre de Ruby fut retombé
cinq mois après et que son ex-mari fut inculpé, Tata Léopoldine ne manqua pas
de rappeler qu’elle n’avait pas oublié le beau jeune homme au bras de Zoé à
l’hôpital Sainte-Trinité. Elle fut contrariée que personne dans son entourage
ne sache exactement qui était cet étranger. Même Elsa qu’elle avait longtemps
cuisinée après l’avoir coincée à l’église n’en avait aucune idée. Zoé avait
soigneusement évité tout le monde pour s’épargner la curiosité mal placée de sa
famille.
Elle garda uniquement un lien avec Ruby à qui elle rendait visite
au moins trois fois par semaine. Zoé l’aidait à réaliser ses exercices de
rééducation.
— Tata Léopoldine est venue me voir cette semaine, dit Ruby
en s’appuyant sur sa canne.
— Hum…
— Elle m’a raconté quelque chose de très intéressant.
— Sérieux ? Oh non, pas à toi quand même, soupira Zoé.
— Si…. Alors c’est qui ? Tu me le dirais bien à moi ?
Ruby, une moue boudeuse, suppliait sa cousine de lui parler de ce
mystérieux étranger. Elle savait pertinemment que dans son état Zoé ne pourrait
rien lui refuser.
— Ce n’est rien.
— Ce n’est pas rien, tu l’as quand même ramené à
l’hôpital.
— Ouais, il m’a beaucoup aidé dans cette épreuve,
heureusement qu’il était là.
— Alors ? Tant mieux non ?
— Mais le souci, comme il y a toujours un souci avec moi
c’est que Monsieur vit au Canada, donc c’est mort.
— Et ? Tu ne peux pas y aller ? Ça ne te dit rien le Canada ?
— Pourquoi ça serait toujours à moi de suivre comme un bon
petit toutou ? J’en ai marre de courir après les autres et de ne jamais être
celle après qui on court. Tu sais Ruby, j’ai tellement fait d’erreurs parce que
je n’ai jamais écouté celle que j’étais au fond. Ce qui t’est arrivé il y a
trois mois ça m’a ouvert les yeux. Je n’ai qu’une vie et je ne veux pas la
passer une seule seconde de plus à subir des choix pour une tierce personne. Je
veux vivre pour moi et faire ce que j’ai toujours eu envie de faire.
— Et ce mec ?
— Qui m’aime me suit, si je compte réellement pour lui alors
il me retrouvera, sinon nos chemins se sépareront une fois de plus.
— Une fois de plus ?
— On était sorti ensemble au lycée, mais il a déménagé dans
le sud.
— Oh ! C’est trop mignon, s’exclama Ruby dont les yeux
s’étaient légèrement humidifiés. Zoé soupçonnait sa cousine d’être plus émotive
depuis le drame. « Donc vous vous êtes retrouvés ? » poursuivit Ruby.
— Oui en quelque sorte, répondit Zoé déstabilisée par cette
dégoulinade de sentiments.
— Bon, du coup qu’est-ce que tu comptes faire
maintenant ?
— Je vais reprendre mes études.
— Quoi ? s’indigna Ruby qui manqua de tomber à la renverse.
T’as pas assez mangé de livres depuis ? Tu veux tuer ta mère ? Repartir à
l’école à ton âge, c’est de la folie.
Elles éclatèrent de rire.
— Et ton travail ?
— C’est fini ! hurla Zoé. C’était mon dernier jour mercredi.
— Ah, mais oui c’est vrai, j’avais oublié.
Deux mois plus tôt, elle avait pris contact avec son manager pour
convenir d’une rupture conventionnelle. Elle avait argué sur le nombre d’années
passées au sein de Milagro, son évolution et l’apport bénéfique qu’elle avait
eus sur les politiques RH de l’entreprise pour qu’ils se quittent en de bons
termes. On la lui avait accordée sans opposer une vive résistance. Tant mieux, Zoé
n’avait pas la foi d’entamer une guéguerre corporative où elle frapperait à
coup de campagnes de sabotage et de désengagement professionnel. Elle partirait
avec l’image d’une employée modèle jusqu’à son dernier jour. Le 3 juin,
sans regret elle quitta les entrailles du mastodonte Milagro pour commencer sa
nouvelle vie.
Zoé avait annoncé la bonne nouvelle à ses proches en envoyant un
simple GIF animé I quit. Elle avait par la même occasion prévenue
qu’elle reprenait ses études en s’inscrivant à la préparation des concours
administratifs. Les réactions en cascade ne se firent pas prier. Les parents et
les tatas étaient outrés qu’on puisse laisser un CDI et son père craignait que Zoé
ne se nourrisse que de riz sans sauce. Ses amies de Sciences Po eurent le
sentiment d’avoir raté plusieurs épisodes de sa vie. Les plus jeunes se
souciaient juste des éventuels problèmes financiers auxquels elle ferait face.
Seul Bledji lui avait indiqué être fier d’elle. Après tout, il était l’unique
personne à avoir assisté à ce cheminement depuis qu’elle l’avait croisé plus
tôt au mariage de Linda.
Son petit message de soutien lui donna un pincement au cœur. Ils
n’avaient pas eu l’occasion de se revoir depuis son bref passage à Paris il y a
cinq mois ; pourtant leurs sentiments s’étaient intensifiés.
Alors on fête ta nouvelle vie autour d’un verre samedi soir
? Il y a un bar sympa dans lequel j’aimerais aller si ça te dit.
Zoé hésita quelques heures avant de répondre à ce message de
Linda. Elle était excitée par ce virage, mais également terrifiée. Terrifiée à
l’idée de se replonger dans les livres, les devoirs, les études, les nuits
d’insomnie et les problèmes financiers. Certes, elle avait mis assez de sous de
côté pour être en autonomie pendant au moins un an et demi, mais sa crainte de
manquer d’argent était si forte qu’elle était prête à serrer la ceinture
jusqu’au dernier cran. Fini les verres, les sorties inopinées, les vacances
salées. Après avoir longtemps tergiversé, elle accepta l’invitation de son
amie. Après tout, si elle devait, à présent, vivre une existence d’ermite
autant qu’elle enterre comme il se doit son ancienne vie.
Zoé se serait damnée si elle avait loupé la dégustation de la
gaufre au poulet frit et relevée d’une sauce cajun du bar que Linda avait
déniché. On y servait de la soul food tout en se prélassant sur du jazz. Ce soir-là,
June, une artiste néo-soul à la voix suave se produisait sur scène. Elle
interpréta une ballade qui embarqua Zoé loin dans les quartiers de Détroit.
Elle fit escale également à Toronto dans les ruelles bariolées de Kensington
Market où vivait Bledji. Bledji, elle pensa à lui. Il aurait adoré cette
artiste. Il en aurait eu les poils qui se dresseraient sur la nuque à
l’entendre chanter. Il aurait fermé les yeux pour s’imprégner de chaque note,
chaque vibrato, chaque rondeur. Il aurait eu le cœur enjoué par ses paroles
puissantes.
— Alors tu aimes ?
Zoé maintint sa respiration. Elle reconnaîtrait cette voix parmi
mille autres. Elle reconnaîtrait cette voix même si une fanfare venait à la
couvrir. Elle prit une profonde inspiration. Elle hésita à se retourner de peur
que le manque et la frustration ne l’aient trompée. Et que le Bledji qu’elle
semblait s’imaginer se tenant dans son dos, n’était qu’un mirage. Le sourire de
Linda lui confirma qu’il était peut-être bien réel. Zoé osa alors pivoter. Il
avait la même lueur dans ses yeux, celle qui avait fait battre son cœur treize
ans plus tôt.
— Bledji qu’est-ce que tu fais ici ? S’extasia Zoé.
Elle n’attendit pas sa réponse et se jeta dans ses bras et
l’enlaça.
— Je voulais te féliciter pour notre nouvelle vie, dit Bledji
quand il parvint enfin à se dégager.
— Arrête, te fous pas de moi, t’as pas fait sept heures de
vol pour ça, pouffa Zoé. Attends t’as dit « notre »,
poursuivit-elle comme frappée d’une illumination.
— Tu vois June, c’est la première artiste française dont je
m’occupe. C’est pour ça que j’étais à Paris en janvier. Je préparais mon retour
en France.
— Attends ! Tu… tu… Ça veut dire que tu vas vivre ici à
Paris ? Avec moi ?
— Si tu veux bien de moi, ouais.
Ce n’est qu’au bout de treize longues années que Bledji put enfin
revenir là où il aurait toujours dû être, près d’elle. Près de Zoé, son amour
de jeunesse.