Agnès Edo
Ecrit par Cella
La demeure en brique et tuiles que
partageait Elsa avec sa mère était la même que la plupart des demeures du
quartier. En quelques décennies, ces logements s’étaient dégradés, à
l’exception de ceux des Edo. Son aspect propre et soigné surprenait toujours,
car à coté la peinture de tous les autres s’était écaillés. Elle était composée
de deux chambres, d’un salon et d’une salle de bain. Elle était sommairement
meublée, et était toujours d’une propriété extrême. Agnès Edo avait une sainte
horreur de la saleté, raison pour laquelle elle n’élevait aucun animal
domestique, et n’avait jamais accepté de plantes. Le seul luxe qu’elle s’était
permise était un poste téléviseur couleur acheté après de longues économies.
Lorsqu’Elsa rentra enfin, sa mère se détourna un instant de son ciné-nuit, pour
lui jeter un regard inquisiteur.
-
Tu as failli être en retard, lui jeta t’elle en
guise de bienvenue.
-
Il n’est que 22h.
-
La messe est terminée depuis longtemps…
-
On est allé au bar. Tout le monde y était.
-
Et ce vaurien a la chance de t’avoir ramené à
temps.
Agnès Edo n’aimait
pas du tout le copain de sa fille et prenait toujours le soin de ne pas
prononcer son nom. Elle prétendait ne pas l’aimer, car pour elle, c’était à
cause de lui que sa fille passait moins de temps avec elle. La vraie raison était qu’il était le fils
d’un pauvre et l’aîné d’une multitude d’enfants.
Son papa Komlan Akato était la plupart du temps endetté et les gens aux poches
vides ne plaisaient pas à Agnès. Tel père, tel fils. Le jeune Akato pouvait
mettre Elsa enceinte. La jeune fille était certes très intelligente, mais elle
avait malheureusement hérité du caractère romantique et passionné de son défunt
père.
Agnès regarda avec colère la photographie de feu Edo qui était sur leur unique
étagère. Les yeux exactement comme ceux d’Elsa, riait. Sa casquette inclinée
sous l’œil droit lui donnait un air fringant. Sa médaille d’honneur pendait en
travers de sa poitrine et pleins d’autres décorations étaient alignées sur son
uniforme militaire. Tout cela témoignait de sa valeur et de son courage lors de
la guerre de Biafra.
Agnès avait à peine 17 ans quand le héros était revenu au Togo. Leur petite
ville n’ayant jamais connu un tel honneur, une foule avait attendu le héros national
sur le quai. Un tapis avait même été déroulé à l’enfant de la ville qui
revenait d’un autre pays et qui avait était en présence des présidents de
différents pays d’Afrique qui lui avait serré la main lors de sa décoration.
Agnès lui avait été présentée lors de la réception que le quartier avait organisée
en son honneur. Ce fut en dansant sur des airs de Fela que la jeune fille avait
décidé de devenir l’épouse de l’héros, ce qui lui a valu quasi cinq d’attente
et de poursuites assidues. L’homme avait fini par faire une demande en mariage,
acceptée à l’instant et la cérémonie avait été célébrée la semaine qui avait
suivi.
Malheureusement, Ablam Edo n’avait appris aucun métier et était très dénué
d’ambition. Bien que doté d’une grande beauté physique, il n’a jamais voulu
tenter sa chance au cinéma comme bon nombre de ses collègues anciens
combattants.
Orphelin et sans un franc, il s’était juste engagé dans l’armée afin de trouver
un endroit où manger et dormir. Il avait été un soldat idéal, heureux qu’on lui
dise quoi faire, quand et comment. Les officiers lui avaient ordonnés de tuer
et comme il était bon tireur, il l’avait bien fait. Le jour où il avait abattu
une trentaine d’hommes, il ne savait même qu’il en tirerait une médaille et des
décorations.
Il était aimé de tous, il avait du charme et se faisait très rapidement des
amis. Sauf qu’avoir plusieurs copains avec qui traîné des heures, à raconter
des histoires drôles et à boire verres sur verres n’avait jamais produit aucun
revenu. Et il ne faisait que se contenter de petits boulots sans plus. Chaque
fois qu’il en trouva un, Agnès reprenait espoir. Celui sera le bon, celui qui
leur procurera cette richesse tant désirée. La médaille et les décorations lui
conféraient juste la respectabilité, mais pas l’argent et la position sociale
auxquels sa femme aspirait tant. Pour faire partie du gratin de la haute
société, il fallait soit être descendant d’un grand-père distingué ou être
doté sois même d’une fortune considérable.
Agnès était la sixième d’une famille de douze enfants. Son père avait été
cultivateur jusqu’à ce qu’il ne s’écroule mort un jour dans le champ dans
lequel il travaillait, laissant derrière lui une famille sans aucunes
ressources qui avait dû sa survie à la charité publique.
Plus que la pauvreté elle-même, Agnès redoutait le mépris.
Le temps passait, et la gloire de son mari se ternissait. Elle s’était donc
mise en tête que les gens se moquaient d’eux. Elle avait menacé son mari,
l’avait cajolé. En vain. Lorsqu’il lui fit part de l’idée de se réengager, elle
refusa catégoriquement et réagit très violemment. Pour elle se réengager,
c’était renoncer définitivement à la fortune.
Elle s’était décidé à le quitter lorsque, après une dizaine d’année de
stérilité, elle se rendit compte qu’elle était enceinte. Elle s’accrocha donc à
l’espoir qu’un bébé pousserait son mari à faire quelque chose qui soit digne de
ses années de soldat, mais ce fut elle qui après la naissance d’Elsa dut se
résigner à travailler à l’usine des Abalo.
Les dix dernières années de feu Edo ne furent qu’une succession de petits
boulots perdus aussitôt que trouvés, et ce à cause de son ivrognerie. De grands
rêves avortés, de serments noyés dans de grandes quantités d’alcool.
Un jour alors qu’Elsa était à l’école et Agnès à l’usine, il s’était tué.
Heureusement, le commissaire Kofi Anato avait rédigé un rapport disant que
c’était un accident. L’association des vétérans avait offert l’argent
nécessaire pour qu’il ait une tombe digne de son passé glorieux.
Agnès ne l’avait jamais regretté. Il avait certes été un mari gentil, ardent,
mais qu’est-ce que cela lui avait apporté ? Quel bien matériel en
avait-elle tiré ? Aucun…
Elsa par contre souffrait toujours de cette perte, et cela faisait mal à Agnès,
tout comme elle avait eu mal à cause de la profonde affection qui avait
toujours lié le père et la fille.
Souvent, il prenait Elsa sur ses genoux et lui soufflait : « Tout ira
bien pour toi ma petite princesse. Tu me ressembles physiquement mais tu as
l’énergie de ta mère, tu t’en sortiras. »
Oui, tout ira bien pour Elsa, avait décidé Agnès qui veillerait à ce que sa
fille ait un très beau et grandiose mariage.
-
Felix Abalo a appelé juste avant ton retour, annonça-t-elle
avec un grand sourire. Un vrai gentleman ce jeune homme.
-
C’est une ordure.
Agnès sursauta,
-
C’est inadmissible de dire cela de Felix.
-
C’est Felix qui est inadmissible.
-
Ecoute, toutes les filles du quartier donnerait
tout et n’importe quoi pour que Felix leur téléphone.
-
Je ne suis pas toutes les filles justement.
-
Rappelle le, il n’est pas trop tard.
-
Non, j’ai des cours à réviser pour demain.
-
Elsa, c’est impoli de ne pas rappeler, surtout
quelqu’un comme Felix
-
Je n’ai pas envie de lui parler.
-
Pourquoi ? Tu passes bien des heures à
parler avec cet Akato non ?
Elsa fit appel
à toute sa bonne foi pour garder le silence,
-
J’ai du travail.
Agnès éteignit
la télévision et suivit sa fille jusqu’à sa chambre,
-
Tu étudies trop, ce n’est pas normal.
Elsa se
déshabilla,
-
Je dois garder une moyenne élevée si je veux
obtenir cette bourse.
-
Encore cette histoire de bourse, tu n’as plus
que cela à l’esprit
-
C’est ma seule chance d’aller à l’université.
-
Ce qui à mon avis est une perte de temps pour
une aussi belle jeune femme comme toi.
Elsa fit face à
sa mère.
-
Je n’ai pas envie d’avoir encore cette
discussion. J’irai à l’université que tu le veuilles ou non.
-
Ce n’est pas que je suis contre. Je dis juste
que c’est inutile pour une femme comme toi.
-
C’est obligatoire si je veux une carrière.
-
Tu vas plutôt y perdre du temps, de l’argent,
car finalement tu vas tout abandonner pour te marier.
-
Aujourd’hui, les choses ont changé maman, les
femmes ont le droit de tout faire.
Agnès souleva
le menton de sa fille
-
Comment pourras-tu faire un mariage digne de ce
nom si cet Akato te met enceinte ? dit-elle avec son ton le plus
méprisant.
-
Maman, Jack est le garçon le plus correct que je
connaisse et c’est lui qui j’épouserai un jour.
-
Elsa, les garçons afin d’obtenir ce qu’ils
veulent mentent aux filles en prétendant les aimer. Une fois que tu lui auras
donné ce qu’il veut, plus aucun homme bien ne voudra de toi.
Elsa se laissa
tomber sur son lit et se tint la tête,
-
Je n’ai rien donné à qui que ce soit. Si je le
fais, ce sera à Jack, car nous nous aimons.
-
Tu es trop jeune pour savoir ce qu’est l’amour.
Les yeux d’Elsa
furent remplis de colère.
-
Tu ne parlerais jamais ainsi s’il avait été
question de Felix Abalo, si c’était lui j’aimais, tu me pousserais à le piéger,
quitte à coucher avec lui.
-
Si tu l’épousais, tu seras au moins quelqu’un
dans ce pays.
-
Je suis quelqu’un !
-
Tu es vraiment la fille de ton père, toujours la
tête dans les nuages, à idéaliser.
-
Quel mal y a-t-il à se fixer des
objectifs ?
-
Des objectifs ? rigola sa mère. Ce n’est
pas le mot que j’emploierai en ce qui concerne ton père. Il n’en a pas atteint
un seul de toute sa vie. Tout le temps qu’à durer notre mariage, il n’a rien
fait qui mérite qu’on en parle.
-
Il m’a aimée, tu trouves que cela aussi n’est
rien ?
Agnès quittait
la pièce quand elle lança,
-
Quand j’avais ton âge, j’ai épousé le héros du pays.
Quelqu’un comme ton Jack Akato. Un beau garçon, bien bâti, ami avec tout le
monde…tout ce dont rêve une fille. Eh bien ma petite fille, sache que les héros
se fanent vite, ils ne sont pas éternels. La seule chose qui compte, c’est
l’argent. Ton Akato peut remporter tous les prix, il n’en restera pas moins le
premier né du pauvre Komlan Akato. Et tu vaux beaucoup mieux que cela. Je veux
mieux que ça pour toi.
-
Non maman. C’est pour toi que tu veux mieux.
Agnès claqua la
porte derrière elle.