Boston

Ecrit par Meritamon

Boston, Massachussetts. 13 ans plus tard.

 

     -         Allo? répondis-je d’une voix ensommeillée au téléphone.

J’émergeai lentement et je pris quelques secondes pour appréhender l’espace autour de moi et réaliser où je me trouvais.

Je soupirai de soulagement quand je reconnus ma couette de lit. J’étais chez moi. J’étais allongée sur un matelas posé sur le sol dans la chambre de cet appartement où j’emménageai, au milieu des cartons et des sacs non défaits. Ma montre indiquait 8h10. Et cela fait 12 bonnes heures que je dormais.

Dans le combiné du téléphone, je reconnus la voix catastrophée de mon frère Taher.

     -         Bonjour Éva, as-tu vu les infos à la télévision?

     -         Non… je n’ai pas encore installé le câble. Qu’est-ce qui se passe?

 

Taher est hésitant. Il s’excuse, un peu confus.

     -         Je t’ai réveillée? Désolé, je n’ai pas regardé l’heure. Tu es rentrée quand?

     -         Hier. Tu n’as pas lu mon texto?

     -         Non. J’arrive aussi de Détroit pour le boulot… Et toi, c’était bien en Alaska?

   -         Comme d’habitude, le boulot. On m’a proposé un transfert au large du Venezuela sur l’une des plateformes pétrolières de la compagnie à Caracas.

     -         Ha? C’Est différent. Au moins là-bas, le climat est plus chaud. Tu en dis quoi? ça t’intéresse?

Je soupirai parce que je n’en savais rien.

    -         J’ai besoin de changement peut-être. Malgré le froid dans le Nord, l’équipe est formidable. Je vais me donner un temps de réflexion.

    -         Tu fais pour le mieux, Éva. Écoute, quand tu auras le temps d’émerger de ton sommeil, regarde les infos… Sabrina et les enfants t’embrassent.

      -         Il se passe quoi aux infos qui me concernent Taher? Ben Laden a remis ça?

Mon frère Taher garde le silence à l’autre bout du fil. Je peux deviner, amusée, qu’il lève les yeux au ciel avec mes vannes douteuses.

      -         Ben Laden a été tué en 2016. Tu vis sur quelle planète? Je me demande comment tes collègues peuvent supporter ton humour sur ton rig.

Moi, en souriant dans le combiné.

       -         Bah, ils s’y sont faits. Tu peux me dire ce qu’il se passe?

 

Après un silence, mon frère m’annonça gravement :

     -         Alexander Nielsen vient d’être arrêté. Les délits dont il est accusé vont de la corruption à  l’exploitation de filles mineures.

Tout ce que je pus répondre à ce moment précis fut :

     -         Ok...

     -         L’une des filles a porté plainte. Il ira en prison, Éva. Tu te rends compte? Ce sale prédateur va enfin payer. Éva?... Éva, tu es là?...


Les hommes comme Xander vivent paisiblement, ils se marient et ont des enfants. Ils achètent une maison en banlieue avec une cour, une piscine qu'ils entretiennent l'été, le gazon qu'ils coupent pendant la fin de semaine. Les pratiques de football du garçon le samedi, les cours de ballets de la petite dernière, les bouquets de fleurs qu’ils offrent de temps à autre à leur femme. Ils finissent par ressembler malgré eux à l'archétype du père de famille normal, sans histoires, sans antécédents, sans squelette dans le placard.


Parfois, il recevra ses amis pour des apéros, aux bras de sa femme et il évoquera brièvement l'Afrique, son travail là-bas. Il déroulera devant leurs yeux émerveillés comme un album de vacances coloré, exotique. Les gens raffolent d’exotisme, de récits de voyages lointains: Guinée, Ghana, Namibie, Ouganda...

Xander évoquera les paysages enchanteurs, la population sympathique, ces gens souriants, la bureaucratie, et avec un sourire entendu, un peu condescendant, la corruption...

 

Il ne parlera jamais de moi, de cette fille, mi-femme mi-enfant, d'Éva aux portes de l'enfance, d'Éva aux yeux mélancoliques. Il prendra garde d’évoquer les pulsions bestiales, les pratiques de soumission et domination, la perte de contrôle au-delà de la décence morale.

Fatalement, en se racontant, mon souvenir moite émergera.  Il pensera à ma peau lisse, qui rougissait aux entraves, à la cambrure de mes fesses, et ces perles divines autour de ma taille…

Et, il lui arrivera de me rechercher en d'autres femmes, plus jeunes, inlassablement à la quête d'une candeur, de la fêlure de filles désabusées, fragiles, sans rempart familial, dans des pays pauvres où de toutes les façons, personne n'attend rien d'elles.

 

Lorsqu’il fera l’amour à sa femme, il lui arrivera de fermer les yeux et invoquer mentalement mon nom dans les Déferlantes du plaisir. Je suis une image mentale figée dans le temps... Éva ne grandit pas, Éva a encore 17 ans, elle est immuable.

 

Il n’est pas un prédateur, se convaincra-t-il. La preuve, il tombe amoureux. C’est de la passion.   Il y a toujours consentement. D’ailleurs, la fille aussi tombe amoureuse. Elle se pensera privilégiée, choisie parmi les choisies, reine dans les yeux de cet homme blanc. Il la fera sentir unique comme un diamant rare, exclusif. Il l’appelle kaere, chérie, princesse...

 

 Avec les années, il sera moins prudent à cause de l’impunité dans les pays où il va, à cause du pouvoir qu’il accumule. Il sera esclave de ses pulsions, à ma recherche à travers ces filles, comme le premier trip lorsqu’on prend une drogue... et toutes les autres sensations qu’on ressent au cours de notre vie n’égalent jamais ce premier trip, ce premier voyage. 

 

Je me rendis compte que j’étais muette, des larmes salées coulaient silencieusement sur mon visage. Je les essuyais furieusement.

     -         Oui… c’est une bonne nouvelle, répondis-je simplement alors que mes pensées et mes souvenirs se bousculaient dans ma tête devenue lourde.

    -         Éva? Ça va? Écoute, je m’en veux de te l’avoir annoncé comme ça au téléphone. J’avais peur que tu l’apprennes autrement.

     -         Tu as bien fait, Taher. Merci.

 

    -         Je viens te voir ce soir après le boulot. Ça fait 2 mois qu’on ne s’est pas vu. Il te plait ton nouvel appartement? Il est comment? Fit mon frère en essayant de passer à un sujet léger.

 

Il s’en voulut vraiment de m’avoir bouleversée de si bonne heure.

Je lui répondis que l’appartement était grand. Trop grand pour mes besoins. Qu’il était vide aussi…  Que je n’avais pas de meubles, j’avais dormi sur mon matelas posé par terre, qu’il fallait que je me rende chez Ikea…

     -         C’est un début. Tu auras le temps de t’installer confortablement. C’est ton premier véritable « chez toi », tu dois être fière de cela.

Taher me rassura ensuite que sa femme Sabrina était très bonne dans la déco et l’aménagement intérieur, qu’elle passe pratiquement ses journées à cela et aussi à cuisiner. Et parce qu’elle cuisinait beaucoup, lui, Taher avait pris beaucoup de poids, à force d’être gavé comme une oie.

Je ne pus m’empêcher d’en rire. Taher avait épousé une afro-américaine au désespoir de notre mère.

       -         Les enfants veulent revoir leur tante préférée. Amina voudrait être comme toi quand elle sera grande.

    -         J’espère que tu l’as déconseillée? Je ne suis pas le bon exemple à suivre dans la famille, dis-je catastrophée.

     -         Pourtant, tu es un très bon modèle pour mes deux filles. La preuve, Amina veut aussi travailler sur une plateforme pétrolière, voyager comme tu le fais. Je suis tellement fier de toi, Éva… de tout ce chemin parcouru, d’avoir percé dans un milieu si fermé, m’avoua mon frère.

Et c’était la première fois qu’il me faisait une telle révélation.

     -         Je suis honorée d’entendre cela. Tes enfants sont chouettes, Taher. Tu as aussi fait du bon boulot.

Il y eut un silence lourd de sens. J’entendis Taher éclater brusquement en sanglots à l’autre bout du fil.

     -         Ça va? Demandai-je paniquée.

Je l’entendis hoqueter, en proie à une grande tristesse.

     -         Je suis désolé de n’avoir pas été là quand tu en avais besoin… lorsque tu étais avec Xander et tout ce qu’il t’a fait. Putain, tu avais 17 ans, t’étais une gamine… J’espère que tu me pardonneras, Éva.

 

       -         Ce n’était pas ta faute, le rassurai-je.

     -         On s’en est sorti n’Est-ce pas? On a réussi malgré toute la merde qui nous est tombée dessus… Regarde-nous à présent, toi avec ton travail fabuleux, la famille que j’ai fondée et même Ousmane s’en est sorti!

      -         On a fait de notre mieux, dis-je sobrement.

    -         Ouais, tu as raison. Je vais te laisser te reposer… J’oubliais aussi, il y a une journaliste du New York Times qui voudrait entrer en contact avec toi. Elle aimerait te parler de l’affaire Alexander Nielsen. Elle s’appelle Tatiana…ou Tamara.... 

Je l’entendis fouiller sur son bureau.

      -         Tamara Diàs. Elle a glissé sa carte d’affaires sous ma porte, en rentrant hier. Je l’ai rappelé.

      -         Sais-tu exactement ce qu’elle veut?

      -         Une entrevue avec toi parce que tu as croisé Xander sur ton chemin bien avant qu’il ait ce poste en vue à l’ONU. Il semble que tu sois sa première victime. La police a également retrouvé des photos de toi dans son disque dur et ça risque de faire un méga procès. Quand tu as le temps, lis un peu là-dessus. Tu devrais aussi te prendre un avocat.

      -         Pour quoi faire? Cette affaire ne me concerne pas directement.

      -         Par précautions. On ne sait jamais. Continues-tu d’aller en thérapie? De voir ta psychologue ?

      -         Oui.

      -         Ça te fait du bien? Comment tu te sens?

      -         Je ne sais pas encore. Je suis à mes débuts avec Dr Rosenberg.


Taher répondit qu’il comprenait. Il répéta qu’il était fier de moi et de la femme que je suis devenue.


Un peu vers 10h, Je sortis faire les courses. Je n’ai pas eu le temps de remplir mon nouveau frigo. D’ailleurs je ne sais plus cuisiner. Sur le rig où je vis une partie de l’année, on est nourri 3 fois par jour, les employés ne se soucient pas de cuisiner avec les heures consacrées au travail,  12 à 14 heures par jour, 7 jours sur 7 pendant plusieurs semaines d’affilées avant de mettre pied sur la terre ferme.  Nous forons du pétrole qu’on sort des entrailles de la mer, le précieux liquide noir est pompé à plus de 3500 mètres sous la mer pour être acheminé sur terre.

Je suis restée volontairement 2 semaines de plus pour régler une urgence. J’ai droit à deux semaines de repos sur la terre ferme.

Je suis ingénieure en hydrodynamique des fluides. 

Je ne peux pas garder des liens d’amitié avec un travail pareil, je ne peux pas avoir de petit ami et je manque des moments précieux comme les fêtes d’anniversaire de mes nièces, ceux de Taher, noël, Thanksgiving...

Parce que je suis souvent partie loin et trop longtemps. Et je ne peux même pas entretenir une plante vivante à la maison.


Dans l'ascenceur, un homme, un voisin sans doute, m’aide à monter mes courses dans mon appartement. Il est aimable et serviable. Il est aussi marié vu l’anneau qu’il porte à son annuaire. Mais je ne sais plus séduire comme je ne sais plus cuisiner. Sans préavis, j’ôtai mon Levi’s et je lui fis signe silencieusement de me suivre dans la chambre où il me baisera.

Quand l’homme finit par éjaculer dans le préservatif, je n’ai qu’une seule hâte, qu’il se casse et me laisse seule.

     -         C’était génial, on remet ça? Fit-il très enthousiaste.

     -         Je pense que tu devrais partir, dis-je en me rhabillant.

    -         You are a fucking hot girl, I like that…

    -         I just want you to leave. Now! l’intimai-je alors qu’il s’attardait, essayait de s’incruster dans mon univers.

 

Avec tout l’argent que je gagne et que je ne dépense presque pas. Mon banquier m’a regardé avec des yeux ronds de banquier.

     -         Si vous voulez un conseil avisé, miss Barry, achetez-vous une propriété à vous.

     -         Est-ce que je peux me permettre cette dépense? Avais-je quand même demandé, prudente.

Le banquier avait ri de bon cœur.

     -         Largement! Le marché de l’immobilier se porte très bien à Boston. C’est un investissement que je vous suggère fortement.

 

C’est alors que je me suis retrouvée dans ce quartier émergent dans la baie, dans un énorme loft d’artiste avec sa grande terrasse, sa mezzanine lumineuse, au dernier étage d’une ancienne confiserie reconvertie en appartements de luxe. J’étais seule et sans attaches à 30 ans.

 
Candeur et décadence