Chapitre 1

Ecrit par Les petits papiers de M

Eniola

Il est 7h45 quand je me gare sur ma place de parking devant l’immeuble des éditions Muswada. Il y a déjà cinq ans que je travaille ici. Et s’il y a une chose que tout le monde me reconnait c’est ma ponctualité. Je salue l’équipe de vigiles à l’entrée et prend quelques minutes pour papoter avec eux et prendre des nouvelles de leurs familles. C’est une habitude qui me vient de ma mère. Elle dit toujours qu’être proche des petits gens permet de ne pas prendre la grosse tête.

Quelques minutes plus tard, j’arrive dans mon petit bureau qui est juste un espace cloisonné. D’après le boss de notre division, nous avons besoin d’espace ouvert, éclairé, illuminé pour que notre esprit créatif soit à son maximum. Bref, j’aime mieux ne pas m’attarder sur les lubies d’Adolphe. C’est un chic type et il a vraiment le flair pour dénicher les best-sellers. Il est à l’origine de Muswada et même s’il n’en est pas le directeur, il possède une bonne part des actions et fait partie du conseil d’administration. Il a décrété que la paperasse et la finance n’étaient pas son truc et a préféré continuer dans ce qu’il fait de mieux, dénicher les bons auteurs et casser la baraque avec des ventes.

Une fois assise à mon bureau, je commence par retirer mes chaussures et mettre mes pieds à plat sur la moquette délicieusement douce qui recouvre le sol de mon bureau. C’est assurément ce que je préfère le plus. Elle étouffe le bruit des pas et il n’y a pas mieux pour demeurer concentré sur ses projets. En particulier quand Houéfa, alias je suis une femme mariée martèle le sol de ses talons comme si elle était à un défilé haute couture. Je ne la porte pas beaucoup dans mon cœur, mais je dois admettre que c’est en partie de la mauvaise foi. Elle est un adorable bout de femme avec des rondeurs qui foutent des complexes à la fille plate et grande que je suis. Pas si grande, c’est vrai mais beaucoup plus que le mètre 50 de ma collègue. Et depuis qu’elle est mariée, elle exige d’être appelée Madame CATRAYE. Autrement, elle ne répond pas et c’est bien ce qui m’agace chez elle. Je ne vois pas pourquoi je devrais appeler une collègue de façon aussi formelle.

Son parfum, m’envahit alors qu’elle s’installe dans son espace en face du mien. Et comme toujours, elle se hisse sur la pointe des pieds pour me saluer par-dessus le muret de séparation. Et ça, c’est depuis qu’elle est mariée. Elle met un point d’honneur à me saluer tous les jours pour m’entendre la gratifier du titre de madame. Le Saint Graal. Ou une fois encore est-ce le fruit de mon imagination ou de ma mauvaise foi ?

-            Allo Eniola ! Ici la terre !

-            Oh pardon ! Tu disais ?

-            Je te saluais ma chère. Comment tu vas ?

-            Je vais bien. Et toi Houefa ?

-            Eniola ?

-            Madame Catraye. J’ai encore un peu de mal. Admets toi aussi que c’est trop long

-            Peut-être. Mais je suis une femme mariée et j’apprécierais que tu l’intègres et le respecte

-            C’est noté

-            Ça fait deux ans que tu dis la même chose

Et ce n’est pas près de changer, je me dis alors qu’elle se rassoit de l’autre côté. Après la séance câlins de mes pieds en buvant mon smoothie à la banane, je me mets au travail. Même si nous avons pignon sur rue dans la sous-région, nous restons plus ou moins une petite maison d’édition. Alors dans mon rôle de secrétaire d’édition, j’ai toujours une multitude de tâches à accomplir. Aujourd’hui je dois valider la couverture de deux romans ainsi que la mise en forme des formats e-book et papier avant de les envoyer chez Adolphe pour validation. J’espère que Houefa, madame CATRAYE a fait sa part du boulot. Elle est certes une graphiste talentueuse, mais elle a beaucoup de mal à respecter les délais. Je préfère de loin travailler avec Willy, mais elle réussit beaucoup mieux les couvertures des romans d’amour que lui. C’est normal, je suppose vu que madame voit la vie en rose.

Ils sont à présenter à notre réunion de 16h. Et parce que les couvertures sont le miroir du livre, Adolphe est intransigeant sur la qualité. Mais je ne m’inquiète pas. Si je suis là c’est bien parce que je suis incroyablement douée. Les livres sur lesquels je travaille font toujours partie des meilleures ventes de la maison. Je me plonge non-stop dans mon travail. Une fois que j’ai revu les mises à jour après les dernières corrections, je pars à la recherche de Houefa. Je la trouve en train de papoter tranquillement dans le coin cuisine alors qu’elle m’avait dit n’avoir pas fini une heure plus tôt. Qu’elle ne compte pas sur moi pour la couvrir si elle n’est pas prête à 16 heures.

A 16 heures pétantes, Adolphe franchit les portes de la salle de réunion. Autre point fort de ce gars, il est toujours ponctuel. Je le soupçonne de ne pas dormir parce qu’en dehors de ses voyages, il est toujours le premier arrivé et le dernier parti. Et pourtant il semble toujours aussi frais qu’un pinson. Si j’osais, je lui demanderais son secret. Mais l’un de ses talents cachés c’est le malparlage. Alors en dehors des sujets strictement professionnels, j’aime mieux rester à distance raisonnable de ses sarcasmes.

-            Adolphe : bien, bonsoir à vous. Je suis certain que vous allez bien et que vous êtes au top de votre forme. Il ne peut en être autrement vu tout le temps que je vous ai laissé pour vos différents projets et les conditions exceptionnelles de travail qui sont les vôtres

-            Willy (chuchotant à mon oreille) : traduction, je vais vous éclatez si jamais ce n’est pas fini

-            En tout cas, je suis clean. Pas comme quelqu’un

Nous ne sommes que trois par équipe et il arrive que nous croulions vraiment sous le boulot. Mais les conditions de travail compensent largement cela. Et comme on s’y attendait, après ma présentation, celle de ‘’madame Catraye’’ n’était pas finie. Bien sûr, elle n’a pas osé le dire et s’est contentée de nous présenter les mêmes couvertures inachevées auxquelles nous avions apporté des corrections à la réunion précédente. Ne parlons même pas de l’affiche publicitaire pour le lancement du livre.

-            A : Houefa, si ton talent créatif ou ton inspiration sont épuisés, tu n’as qu’un mot à dire. Quel est ce torchon ?

-            J’ai fait plusieurs ébauches, mais j’ai manqué de temps pour les finir. Tu sais avec les enfants…

-            Si tu ne pouvais pas gérer carrière et enfants, tu n’avais qu’à faire comme Eniola. Tu assumes tes choix s’il te plait. Tu aimes bien te faire appeler madame, ce n’est pas à nous d’en payer le prix. Et c’est la dernière fois que je te rappelle à l’ordre. La prochaine fois, tu discuteras directement avec les ressources humaines. Willy, reprends-moi son travail. Anaïs s’impatiente déjà. Fais au plus vite

Il n’a même pas attendu sa réponse pour poursuivre. Je comprends très bien la colère d’Adolphe. Elsa Anaïs est l’une de nos meilleurs auteurs. Ses livres font à chaque fois un carton, autant sur notre site de vente en ligne que sur les versions papiers. Ils sont très attendus. Là, elle doit sortir le tome 5 de « The secrets ». Même moi j’avais hâte de le lire et j’ai été ravie de m’en occuper pour le coup.

Après la réunion, je passe dans le box de Houefa mais je ne la trouve pas. Après une dizaine de minutes à la guetter depuis mon bureau, je décide d’aller à sa recherche. Je l’aperçois encore une fois dans le coin cuisine avec Tanya, sa pote du service juridique. Avec le nombre incalculable de pauses qu’elle prend, c’est normal qu’elle ne soit jamais à jour dans son travail.

-            H : fallait le voir me crier dessus. Il croit que la vie de tout le monde tourne autour du travail comme lui

-            T : c’est normal. Il n’a ni femme ni enfants

-            H : tu ne sais pas à qui il a osé me comparer hein

-            Qui ?

-            La règle plate qui est dans notre service là

-            Sérieux ?

-            Je te dis. Je me demande si votre fille là est normale. Elle a une vie en dehors du boulot ?

-            C’est à Willy on va demander. C’est lui qui est toujours fourré avec elle

-            Vous pouvez aussi me demander directement. Je suis juste derrière vous

Elles se retournent brusquement en échangeant un regard. Je ne leur laisse pas le temps d’en placer une

-            Houefa, j’ai besoin de tes ébauches de couverture

-            Je t’ai déjà demandé

-            De ne plus t’appeler par ton prénom ? Je crois que je peux me le permettre vu que c’est la règle plate que tu m’appelles. Je t’attends, fais vite s’il te plait

Je les plante là et retourne à mon bureau. J’en ai déjà tellement entendu sur mon célibat que je suis maintenant vaccinée. Avant, j’aurais fondu en larmes quand Adolphe a demandé à Houefa de prendre exemple sur moi. Mais ma devise c’est qu’il vaut mieux être seule que mal accompagnée. Une fois le dossier récupéré, je me suis plongée dans mon travail. Nous finissons à 17 heures donc aussitôt après la réunion la plupart étaient rentrés. A 18 heures, il ne restait que le boss et moi. J’ai enlevé mes chaussures et je me suis connectée à mon compte chroniqueur sur Muswada.

C’est mon petit secret. Ma page s’appelle le journal d’une catherinette. Je l’ai créée sur un coup de tête il y a deux ans quand pour mon 28ème anniversaire j’ai reçu un ticket pour un blind date. Y a-t-il moyen plus clair de faire comprendre à une femme qu’elle devient une vieille peau et qu’elle doit se caser ? Ça partait certainement d’un bon sentiment mais ça reste blessant pour quelqu’un dont la vie sentimentale est un total désert. Et pourtant je ne suis pas vilaine. Je suis grande et mince, dans le genre mannequin. J’aime bien tout ce qui tourne autour de la mode. Sans être extravagante, je sais me mettre en valeur et je suis naturelle parce que make up et manucure, c’est vraiment trop me demander. Regina dirait que je suis neutre. Et qu’une femme neutre est invisible. Bref !

C’est avec plaisir que je lis la centaine de nouveaux commentaires sur ma dernière publication. Je ne suis pas la plus célèbre du site mais j’ai quand même sept mille lecteurs dont la majorité sont réguliers et assidus. Et c’est cela tout le charme des chroniques. J’écris la mienne sous forme de journal intime. Je leur raconte mon quotidien en changeant bien sûr certains détails. Les vendredis, je partage le quotidien d’autres catherinettes et avec la communauté nous discutons et nous soutenons. Le but, c’est d’avoir du fun, de ne pas voir le célibat en une fatalité et d’attendre sereinement le prince charmant pour celles qui y croient.

Aujourd’hui, je décide de leur raconter l’épisode de madame je suis mariée comme j’ai surnommé Houefa sur la page. J’avoue, c’est notre souffre-douleur préféré. Et il y en a beaucoup comme elle qui stigmatisent les femmes célibataires de leur entourage. Je reste encore une trentaine de minutes à rigoler aux premiers commentaires après mon post avant de me décider à rentrer chez moi. Il est plus de vingt heures quand je me gare devant le petit immeuble qui abrite mon appartement de deux chambres que je partage avec Regina.

-          R (reposant son téléphone) : j’étais sur le point de t’appeler

-          Il n’est même pas tard

-          Hum… je connais la chanson. Il n’est jamais tard pour toi quand tu travailles

Je lui tire la langue et pars me changer dans la chambre avant de la rejoindre dans la cuisine.

-          Oh, tu as fait le marché ?

-          Non. C’est maman qui est passée déposer des courses pour nous

-          Ta mère est un vraiment un amour. Je vais l’appeler pour lui dire merci

-          Ne te dérange pas. C’est le minimum qu’elle puisse faire en remerciement de tout ce que tu fais pour nous

-          Ce qu’elle fait pour moi est incommensurable. Tu n’as pas idée.

-          Trêve de bavardage. Va te changer et viens pour que nous puissions dîner

J’ai la surprise de trouver Herbert assis au salon quand j’y reviens. Il se fend d’un large sourire en me voyant.

-          Ma belle !

Instinctivement je cherche Regina du regard, ce qui a pour conséquence d’élargir son sourire. S’il savait à quel point ce sourire lui donnait un air niais, je crois qu’il s’abstiendrait de l’afficher toutes les deux secondes. Mais bon, peut-être qu’il n’est pas si niais. J’ai du mal à être objective quand je déteste quelqu’un. Et Herbert réunit tous les critères pour ne pas être dans mes bonnes grâces. Il est prétentieux, bavard et obscène. Il dit être riche et s’en vante constamment. Comme de ses prouesses sexuelles. Il me sort par les pores. Si Regina avait été moins matérialiste, je ne serais pas obligée de le supporter. Mais qu’y puis-je ? C’est un sujet sur lequel elle est difficile à raisonner.

-          Si c’est ta copine que tu cherches, elle est sortie quelques minutes. Tu ne veux pas me tenir compagnie le temps qu’elle revienne ?

-          La télé s’en chargera très bien. Je serai dans ma chambre

-          Je serai ravi de te rejoindre hein chérie coco

Si le regard tuait, il serait mort sur le champ avec celui que je lui ai lancé.

-          Vraiment, Nini, j’adore ton regard de braise. Toi, tu dois être une vraie chaudasse. Tu ne veux toujours pas me libérer le wé ?

J’ai juste continué ma route en direction de ma chambre. Je vais finalement dîner dans ma chambre. Même si elle ignore la raison, Regina sait à quel point son copain m’insupporte. Je ne pense pas qu’il soit opportun de lui raconter toutes les propositions indécentes qu’il me fait à chaque fois qu’il en a l’occasion, allant jusqu’à me promettre le mariage. Si ma position par rapport à Regina avait été moins délicate, je lui aurais peut-être tout raconté. Mais de nous deux, c’est moi la vieille fille. Je doute que ma parole ait un quelconque poids devant son chéquier sur pattes. En allant remettre mon assiette dans l’évier, j’ai entendu les échos de leurs voix au salon. Je suis donc retournée dans ma chambre. Il vient de me fournir le sujet de mon prochain post, le chéquier sur pattes de ma colocataire.

Bouche de miel, cœur...