
Chapitre 1
Ecrit par Spice light
Bas-Congo, République Démocratique du Congo
Ville de Muanda, 1995
Elsa MABEKA
— Non Victor, aujourd’hui tu ne sors pas sans avoir laissé la popote.
— Elsa, ne m’énerve pas de bon matin ! Tu veux que je laisse la popote avec quel argent ?
— Ça fait déjà plus de trois mois que tu ne dépenses plus rien à la maison. Je dois m’occuper de nos trois enfants et envoyer de l’argent à Rolls avec mon salaire d’infirmière ? Heureusement que l’école des enfants est payée par l’État, sinon je ne sais pas ce que serait devenu leur avenir.
— Si c’est parce que tu envoies de l’argent à mon fils, tu peux arrêter.
— Hein ? Tu dis quoi ? (n’en revenant pas)
— Je te dis que tu peux arrêter. Rolls vivait ici, c’est à cause de toi qu’il a dû retourner chez sa mère. Ne joue pas la belle-mère modèle, non.
— D’accord, j’ai compris. (Je sors de la chambre et tombe sur Light, ma première fille. Elle a tout juste 9 ans.)
— Maman, vous vous disputez encore ? demande-t-elle, toute triste.
— T’inquiète pas, ma chérie, ça ira. (Je la serre contre moi pour lui faire un câlin.)
— J’ai déjà lavé la Mienne (ma deuxième fille, elle a 6 ans) et Sun aussi.
— Ah, tu es une excellente grande sœur ! Je vais vite vous préparer le goûter et vous accompagner à l’arrêt de bus.
— D’accord, maman. Et papa ?
— Il est dans la chambre, dis-je en soupirant.
Ça me fait honte de voir ma fille de 9 ans prendre autant de responsabilités pendant que je me dispute avec son père. Décidément, je le laisse seul avec sa conscience. J’ai élevé tellement de membres de sa famille dans cette maison, surtout son neveu Claude, parti à Kinshasa il y a un an pour se consacrer à sa carrière gospel. Et Rolls, son fils aîné de 17 ans… Il l’a renvoyé chez sa mère parce qu’il n’arrêtait pas de me voler de l’argent. J’ai même dû fermer le petit stand à l’entrée de la maison à cause de lui. Si je continue à lui envoyer de l’argent, c’est parce que, malgré tout, c’est encore un enfant. Il venait du village, sa mère n’a pas assez de moyens pour bien l’élever, même si elle est mariée.
Je prépare le déjeuner des enfants, le glisse dans leurs sacs, puis vérifie s’ils sont bien habillés. Tout est prêt, on part à l’arrêt de bus. Une fois qu’ils sont montés dans le bus, je rentre pour m’occuper du repas avant d’aller au travail. Je suis de permanence cette semaine. Quand Claude et Rolls étaient là, j’étais plus tranquille pour les enfants, mais maintenant… on fait avec les moyens du bord. Ils rentrent seuls de l’arrêt de bus et restent seuls à la maison quand je suis absente, comme aujourd’hui.
J’ai 34 ans. Je suis mariée depuis 12 ans à Victor Foke, 42 ans, fonctionnaire au ministère provincial de l’Intérieur. En l’acceptant, je savais qu’il aimait les femmes, mais il m’avait promis de changer. Les sept premières années, tout allait bien. Mais depuis cinq ans, ça recommence, et ces derniers mois c’est pire. J’entends des rumeurs… Il sortirait avec une étudiante revenue à cause de la grève. Je supporte, simplement.
Victor FOKE
Je me rends au ministère. À peine descendu du véhicule, je sens les regards. Les femmes me regardent, je suis beau gosse, c’est connu, et avec l’âge je me bonifie.
J’ai grandi au village, mais j’ai toujours été propre sur moi. Mes amis m’appelaient “Mademoiselle” (rire), tellement j’étais soigné. On avait des professeurs blanches au lycée, belles et toujours élégantes. J’aimais ça.
J’entre dans mon bureau, pose mon sac, m’assieds et fais une courte prière. Je travaille sans pause jusqu’à 14h. Depuis trois mois, je suis à la conquête de Marguerite — Maguy — une jeune étudiante de 24 ans. Je connais son père, c’est notre président des ressortissants de l’Équateur ici à Muanda. Mais je ne savais pas qu’il avait une fille aussi belle. Teint ébène, nez fin, longs cheveux, taille parfaite, tout à sa place.
Elle joue la dure. Je dois donc l’impressionner avec de l’argent et des cadeaux, même si son père est nanti. En plus, mes U20 me coûtent aussi. Avant, j’arrivais à gérer la maison malgré mes dépenses, mais maintenant que j’ai appris que l’État a augmenté le salaire du personnel médical, je laisse Elsa gérer. Elle a de l’argent, qu’elle en fasse bon usage.
Malgré mes écarts, je ne laisserai jamais Elsa. C’est la mère de mes enfants et la femme qu’il me faut. Même la mère de Rolls, qui est de ma propre ethnie, n’a jamais été appréciée dans ma famille comme Elsa l’est. En douze ans, on a eu trois enfants : Light, Mine et le petit Sun, 4 ans. Avec Rolls, ça fait quatre. Deux filles, deux garçons. Et je n’en veux pas d’autres.
Je pars retrouver Maguy. Je me suis arrangé avec sa sœur pour qu’elle la fasse sortir.
— Bonsoir mesdames. (Je salue Maguy et sa sœur.)
— Bonsoir le boss, répond sa sœur, toutes dents dehors.
(Quelle sœur livre ainsi la sienne ? Moi, je sais que Light ne ferait jamais ça à Mine.)
— Il fait quoi ici, Odile ? demande Maguy, énervée.
— Ah Maguy, c’est un bar ici, pas la propriété privée de ton père voyons.
— Humm… (Elle boude.)
— Vous n’avez encore rien commandé ?
— Le service est lent, mais on a déjà passé commande.
— Ah c’est bien. Sinon, Maguy, ça va ?
— Tu as entendu que j’étais malade ou morte ?
— Euh… je vais suivre le serveur, dit sa sœur.
— Maguy, je t’ai fait quoi ?
— Rien, mais laisse-moi tranquille.
— Regarde comme mon cœur bat pour toi. (Je prends sa main, la pose sur ma poitrine.)
— Mais tu es marié… (elle murmure.)
— Être marié n’est pas synonyme d’être heureux. Mon bonheur, c’est toi. Pourquoi veux-tu me faire souffrir ?
— Tu sais bien que je suis étudiante, bientôt je devrai repartir, et toi tu resteras avec ta famille.
— Si ce n’est que ça, ne t’inquiète pas. Je prendrai soin de toi toute ta vie. Mais aime-moi, c’est tout.
— Je vais y réfléchir.
— Maguy… Trois mois que j’attends. Je veux une réponse aujourd’hui. Sinon, je te jure que je me tue. (Je prends une bouteille vide, la brise, et tente de me la planter dans la poitrine.)
— Euh… Laisse ça, s’il te plaît. J’accepte. Je t’accepte, Victor.
Un sourire béat s’étale sur mon visage. Après trois longs mois, il aura fallu ça. La soirée continue, joyeuse.