Chapitre 1 : la cigarette rouge

Ecrit par anomandaris

Un peu sous le choc, Quentin Jennings regardait la main parcheminée de son patient lui tendre une cigarette toute rouge. Un bâton rouge sang qui ressemblait à une cigarette mais qui n’était pas une cigarette.


« Excuses-moi, balbutia Quentin qui remuait ses fesses sur la petite chaise plastique, mais tu peux te répéter ? Je crois que j’ai mal entendu.


— Arrêtes de faire l’idiot et tiens, idiot. »


Salim Amar était un vieillard à la langue presque aussi agile que son cerveau. Tiens, il était examiné tous les matins gratis, et il avait jugé bon de dire à son bienfaiteur que la soi-disant attaque qu’il avait eu devant sa villa était un coup de bluff. D’un autre côté, c’était son bienfaiteur qui avait provoqué l’AVC factice.


Deux semaines après leur dispute de voisinage - Quentin avait frotté par accident sa BMW sur la rolls royce de Salim - et Quentin prenait plaisir à venir prendre des nouvelles du multi-millionaire en robe, qui se plaignait chaque jour qu’il avait l’impression que ses infirmières étaient saoules quand elles venaient changer ses draps. Quentin renonça après quelques tentatives à lui dire que tous les hôpitaux sentaient l’alcool. Un homme qui renvoie un jardinier parce qu’il a changé les plantes mortes de son bocal de table, il ne fallait pas trop rêver pour le faire changer.


Il fixait Quentin d’un regard dur, et Quent pouvait voir dans ce visage tanné une supplication muette.


« Si cette cigarette peut vraiment faire ce que vous dites, je ne crois pas que je puisse l’accepter.


— Et pourquoi ça ? »


Quel est votre intérêt à me donner un truc qui permet de revoir les morts ? voulut demander Quentin, mais il ravala sa phrase et arracha presque la cigarette de la main du sexagénaire. Après tout, il savait quelle importance Salim accordait à ce paquet : c’était le seul objet qu’il avait demandé à son chauffeur d’aller récupérer chez lui, et il s’énervait dès que quelqu’un le déplaçait à son chevet pendant qu’il dormait. Il avait même failli intenter un procès contre une infirmière entêtée, mais renonça sur les conseils de Quent. Seulement, Quentin n’était pas très axé surnaturel, et il prit juste la cigarette par implusion. Depuis tout petit, il ne refusait pas les bonbons qu’on lui donnait. Même quand ils étaient à la menthe et qu’il les jetaient à la poubelle quelques minutes après.


Le soir, Quentin Jennings vidait ses poches sur la commode du salon. La baby-sitter était déjà rentrée, et Lissandra se tenait quelques pas à côté de lui comme une chienne en attente de sa gamelle. Il regarda ce visage souriant, ce petit corps couvert d’une robe rose fleurie et de pantoufles à museau, et il ne put empêcher la bouffée de colère qui le prit. C’est ça, pensa-t-il en se détournant vers la télé allumée au fond du salon, c’est ça qui a tué ma femme. C’est ça qui me pousse à croire en des conneries pareilles. Il tenait la cigarette entre son index et son majeur, et il se demanda si c’était un test de Salim Amar. Un test pour savoir si le cardiologue qu’il était, qui tenait des conférences sur le cancer du poumon, si ce cardiologue fumait une clope de temps en temps. Pour ne pas penser à sa femme. Un autre se serait déjà jeté dessus dès qu’il aurait soufflé sur la troisième bougie de sa fille. Chaque fois qu’il plongeait ses yeux dans ceux, châtains et en amande de sa …- sa femme - fille, il sentait son coeur se fermer sur lui-même comme une huître. Et la chute n’était jamais loin à ces moments là. Pour Quentin, cette douleur, c’était un peu comme une écharde de bois dans le bout de son doigt, si fine qu’on ne pourrait la retirer qu’en taillant tout l’ongle.


Quelquefois, il eut envie de verser un somnifère dans son bol de céréales. La seule chose qui l’arrêtait était sa question rituelle : quel est l’intérêt dans ce que tu t’apprêtes à faire, mon vieux ? Parce qu’il savait bien que ça commençait avec un comprimé. Puis on se demanderait combien de temps elle resterait endormi si on doublait… triplait… versait tout le flacon dans la marmelade blanc-marron clair. Mais tailler tout l’ongle ne permettait pas toujours de retirer toute l’écharde. Et puis, qu’est-ce-qu’elle avait commise comme crime dans le fond ? Coupable d’avoir eu envie de vivre ?


Il déchaussa le tas café-au-lait de robe et de cheveux noirs en boucles - comme sa mère - et le hissa sur son épaule. Ce soir, ils avaient deux DVDs Disney à suivre. Lissandra lui ceintura le crâne rasé pour garder l’équilibre, et il devina son sourire alors qu’il se déchaussait lui aussi pour marcher sur le tapis turc qui divisait la grande salle. Son portable sonna dans sa poche avec de désagréables vibrations. Il posa Lisy sur le tapis et décrocha.


Salim Amar venait d’avoir une attaque grave. On avait besoin de lui.


« Ecoutes, Lisy - il se pencha vers la frimousse qui perdait déjà son sourire, comme si elle devinait déjà la suite - Je vais rappeler Kayla, et elle va venir te faire des pop-corns. Tu vas regarder la télé en l’attendant, tu veux ? Je vais revenir le plus tôt possible. Papa repart au travail, ma puce. »


Elle ne répondit pas. Le visage neutre, elle partit s’asseoir dans un des deux grands fauteuils pourpres. Elle se leva pour récupérer la télécommande, sans lever la tête vers son père étonné. Elle savait qu’il n’aimait pas quand elle voulait bouder - une fois même, il l’avait giflé : claque et revers -. Depuis, c’était sa façon à elle de se rebeller. Les enfants de son âge qui réagissaient ainsi étaient prédestinés à un QI hors du commun, et avaient de fortes chances de basculer du mauvais côté de la loi.


Seulement, pour le moment, Quent avait d’autres chats à fouetter. Dans moins de vingt minutes, la jeune baby-sitter aux larges tee-shirts et au visage boutonneux viendrait passer la soirée avec elle. Après tout, trois jours sur six, il dormait à l’hôpital.


Salim Amar passa l’arme à gauche ce soir là ; Quentin Jennings oublia la cigarette sur la commode et, conformément à ses instructions, Kayla ne toucha à rien sur la commode quand elle rangeait la maison, tout comme la jeune fille n’avait pas les clés de sa chambre. Il ne voyait pas l’intérêt de montrer sa chambre de veuf à une étudiante de vingt-et-un ans.


Deux mois s’écoulèrent avant qu’il entendît encore parler de la cigarette rouge.

L'homme qui parlait...