Chapitre 11 : Cap sur Braza

Ecrit par Nobody

C’est samedi.La maison sent encore le pain chaud de ce matin, et le soleil perce à travers les rideaux de mon salon, dessinant des lignes dorées sur le carrelage. Maïssa a déjà avalé son petit-déj et file dans sa chambre en courant, excitée à l’idée de recevoir Mike. Elle n’arrête pas de vérifier son miroir, de passer ses doigts dans ses cheveux et de me poser des questions idiotes toutes les cinq minutes.

— Maman, tu trouves qu’il est comment ce haut ? Trop rose ? Trop simple ? Trop... bébé ?

— Maï, respire. Tu vas juste passer l’après-midi avec un ami, tu ne pars pas à un gala de charité que je sache. Et de toutes les façons tu es toujours un bébé, mon bébé

Elle grimace, grogne un peu, puis change encore de haut. Moi, je souris en silence. Elle est mignonne dans son excitation. Mike arrive aujourd’hui, son fameux ami du collège. C’est la première fois qu’elle va recevoir un ami à la maison et elle est hyper soucieuse de savoir si tout va bien se passer. On a toutes les deux fait à manger et elle m'a carrément menacer de ne pas foirer mon riz gras comme si je l'avais déjà foiré. Elle a veillé au moindre détail et franchement, je suis curieuse. Je me demande si elle n'a pas le beguin pour ce fameux Mike, en tout cas on verra bien. Je lui poserai la question au moment opportun, elle commence à peine à retrouver le sourire après ces semaines compliquées que je ne voudrais pas qu'elle se braque. Après tout, il pouvait juste être un ami comme elle l'a dit. Dans quelques années si leur relation venait à évoluer eh bien soit, mais pas avant 10 de plus attention ! 

Je me tiens devant le miroir du salon, arrangeant rapidement mes cheveux dans un chignon flou. Je ne sais même pas pourquoi je m'applique autant aussi. C’est l’ami de ma fille, pas une entrevue amoureuse. Et pourtant, il y a dans cette attente une légère fébrilité que je ne veux pas vraiment interroger. Je pense que Mai m'a transmis son impatience et son souci du détail, je veux pas qu'elle se sente mal vu tous ses efforts donc je fais attention à ce que tout soit parfait pour elle. Je suis encore devant le miroir quand la sonnette retentit. Je n’ai même pas le temps de dire quoi que ce soit que Maïssa a déjà bondi comme une fusée.

— Maman, je vais ouvrir !

J’entends la porte s’ouvrir, puis une voix que je ne reconnais pas encore :

— Bonjour, madame... enfin, bonjour Tata. Moi c’est Mike Ibrahim. Très heureux de vous rencontrer.

Je me retourne, et... ah. D’accord. Je ne m’attendais pas à ça. Le petit garçon est... charmant. Trop peut-être. Le genre de garçon qui a conscience qu’il plaît. Il a un sourire franc, des yeux rieurs, une aisance qui ne colle pas à son âge. Il a la peau métissée et les cheveux en brosse. Il a ce charme adolescent spontané, presque insolent. Il porte un t-shirt blanc impeccablement propre, un jean noir et des baskets rouges flambant neuves. Il me tend la main avec assurance. 

Mon visage se fend d'un sourire franc, positivement surprise par son aplomb.

— Enchantée, Mike. Installe-toi, je t’en prie. Vous avez toute l’après-midi, mais j’aimerais quand même faire un brin de causette avec toi avant que Maïssa t’accapare.

Il sourit encore, dévoilant des fossettes. Le garçon est beau mais son sourire est ravageur. Je m’assois dans le fauteuil en face de lui, croise les jambes et l’observe, tranquille. Il ne se démonte pas.

— Tu vis où ? Tes parents font quoi ? Et surtout... tu as des intentions claires envers ma fille ?

Il rigole, nerveusement cette fois, puis me regarde dans les yeux. Il ne se laisse pas démonter à nouveau par ma franchise et mes questions directes. Pas mal du tout, le petit. Il a de la répartie je le sens mais ahh comment rester sérieuse face à son sourire là, il me fait presque oublier que j’ai quinze ans de plus que lui.

Mike se penche un peu en avant, l'air complice.

— Je vis à Fidjrossè et mes parents sont tous les deux avocats. J'habite seul avec mon grand frère ainé et sa femme, mes parents travaillent en France et rentrent pendant les vacances. En ce qui concerne Mai, franchement ? Je veux juste qu’elle me laisse une place dans son quotidien. Je la trouve cool. Et sincère. C’est rare.

Je hausse un sourcil, amusée. Je reconnais un bon parleur quand j’en vois un. Mais il n’a pas l’air d’un manipulateur. C’est juste un ado sûr de lui, un peu charmeur.

— Et tu dragues souvent les mamans de tes amies aussi ? je lance avec un sourire en coin.

Il éclate de rire, un peu rouge.

— Non, non ! Enfin… là c’est un cas spécial. Vous êtes magnifique, madame.

Je lève les yeux au ciel en rigolant.

— Ça va, je valide. Mais fais attention, si tu blesses Maïssa, je saurai où te trouver. J’ai des amis qui savent manier le fétiche mieux que les textos, je vais demander à ce qu'on fasse disparaitre ce qui te sert à uriner.

Il ouvre grand les yeux, pas sûr de savoir si je plaisante. Puis on rigole tous les trois. 

— D’accord, Tata. Merci beaucoup pour l’accueil en tout cas.

Maïssa, fière comme un coq, attrape la main de Mike et l’entraîne vers sa chambre.

— Viens, je te montre ma collection de figurines africaines ! Tu vas voir, c’est trop beau.

— Tu lui montres et vous descendez dans une quinzaine de minutes maximum, et tu laisses ta porte ouverte comme je t'avais dit. Pas de bêtises, je vous attends je préviens 

— Mais oui mama dit Maissa en prenant les escaliers, son ami sur ses talons 

Je les laisse monter et moins de dix minutes plus tard ils reviennent en riant. L’après-midi se passe super bien. Je les laisse dans le salon, je mets de la musique douce et je prépare des petits trucs à grignoter. À un moment, Maïssa part chercher quelque chose dans sa chambre, et Mike me rejoint dans la cuisine.

— Tata, vous savez… ça fait du bien d’être ici. C’est calme, beau, on se sent bien. Et votre fille… elle a de la chance.

Je sens mon cœur se serrer. Je sens bien que l'absence de ses parents doivent lui peser, je ne sais rien de lui à vrai dire et de la relation qu'il entretient avec ses parents mais je suis prête à parier qu'ils doivent lui manquer. Ce garçon-là, il a un truc. Une sensibilité qui me parle. Et puis il est poli, posé. Pas du tout arrogant comme certains. Je lui souris, sincèrement.

— Tu es le bienvenu ici. Quand tu veux et je suis sincère. Tu viens quand tu veux, fais comme chez toi. Si tu veux que je rencontre tes tuteurs aussi afin qu'ils savent que quand t'es pas chez toi t'es ici, ça me dérange pas, tu me dis et on organise ça.

Maïssa débarque au même moment avec une bande dessinée à la main, et ils replongent dans leurs trucs. Plus tard, je les dépose tous les deux au petit glacier d’à côté. Je les laisse seuls un moment, sous surveillance discrète d’un de mes gars du coin — vieille habitude.

Le soir, Mike rentre chez lui. Maïssa est sur un nuage. Elle m’embrasse dix fois, me dit merci comme si je venais de lui offrir la lune. Il est tellement rare de la voir dans cet état, les précédentes années et les épreuves avaient eu raison de sa bonne humeur. Je suis contente que Mike lui apporte un peu de bien.

Et pendant qu’elle prend sa douche, je réponds au message de Moussif.

Moussif : Comment ta journée ? 

Moi : Pas mal merci, la tienne aussi j'espère.

Moussif : Pareil, j'ai enfin fini avec le contrat dont je te parlais 

Moi : Oh mais félicitations, je suis vraiment contente pour toi

Moussif : Merci Nai


Elipse - une semaine plus tard

La valise est presque bouclée. Maïssa dort profondément sur le canapé, roulée dans un de mes pagnes. Moi, je suis devant l’armoire, en train de vérifier pour la troisième fois si j’ai bien pris tous nos papiers. Passeports. Carnets de vaccination. Attestation de logement. Réservations d’hôtel. Tout est là.

Ces deux dernières semaines ont été un vrai marathon. Les rendez-vous à l’ambassade, les paperasses, les justifications à donner… même pour une dizaine de jours, on dirait que je pars vivre là-bas.

Mais le pire moment, ça a été l’annonce à la famille. La discussion à la CEN-SAD a viré au règlement de comptes. J’ai à peine eu le temps de dire :

— Je pars samedi prochain avec Maïssa. On va au Congo pour les fêtes.

Que Khadim a bondi.

— QUOI ? Naïla, t’es sérieuse là ? Tu veux vraiment gâcher les fêtes avec cette histoire ? Je croyais que ce moment de folie allait passer, mais non, hein ?

— Khadim, écoute-moi…

— Non, c’est toi qui vas m’écouter ! Tu sais très bien ce que maman et papa pensent de ce projet insensé ! Tu sais que je n'en pense pas moins non plus. Et toi, tu fais quoi ? Tu t’enfuis avec ta fille pendant les fêtes ? Mais qu’est-ce qui te prend à la fin ? De quelles explications as-tu donc besoin au point de ne plus penser raisonnablement ? Tu donnes l'impression d'avoir gobé cette histoire rocambolesque et vouloir te marier à cet individu que tu ne connais ni d'Adam ni d'Eve. 

Papa s’était levé lentement, la voix lourde.

— Naïla. Tu veux vraiment nous désobéir ? Partir pour ce pays sans explication, en pleine saison de fêtes, en nous laissant ici comme des imbéciles ? Tu as le courage de nous annoncer ça comme ça, sans demander notre avis tu as pris une décision lourde de conséquences. Tu es mon enfant, je reconnais que ta mère et moi te cachons certaines choses mais ne me pousse pas à bout, tu me connais bien pourtant. 

J’ai tenu bon. Je les ai regardés tous les deux.

— Je ne m’enfuis pas. Je vais découvrir. Ce voyage, je le sens. Il m’appelle. Et je ne suis plus une enfant. Vous pouvez être en désaccord, mais je n’ai plus besoin de votre autorisation. Je ne pars pas seulement pour eux, je pars aussi pour connaitre le Congo, vous savez bien que ça a toujours été mon pays de cœur, c'est le moment de faire d'une pierre deux coups. 

Chafik, lui, s’était approché calmement. Il m’a regardée sans colère.

— Tu pars seule ?

— Non. Avec Maïssa.

Il avait acquiescé doucement. Puis, le lendemain, il m’avait appelée.

— Je viens avec vous. Pas pour vous surveiller. Mais pour veiller. À distance. Sans interférer. Tu m’as comprise ?

J’avais dit oui, de toutes les façons le ton qu'il avait employé ne laissait nul place pour une désapprobation. On s’était mis d’accord sur tout : il logera dans notre hôtel mais ne me contactera pas en public, ne se montrera pas… sauf si quelque chose dérape. Il reste une ombre rassurante, juste assez proche pour me permettre de respirer. C'était une bonne idée qu'il reste tapis dans l'ombre, je ne connais pas ces gens que je pars rejoindre, je n'ai aucune idée de leur véritable intention à mon égard et je trouve cela prudent que Chafik ne se manifeste pas. S'ils ont des intentions malveillantes à mon égard ils n'oseront rien s'ils savent que je suis accompagnée, alors que s'ils ne savent rien ils le feront et au moins Chafik pourra réagir directement vu qu'il ne sera jamais loin. Le seul bénéfice de cette tactique c'est de nous ôter du doute qu'ils me veulent du mal ou non. Imaginons un instant s'ils veulent me kidnapper !

L’aéroport de Cotonou, ce matin, est plein de familles, de valises trop grandes, de petits enfants excités. Maïssa serre fort son petit sac à dos rose. Elle est silencieuse, concentrée. Mais je sens son cœur battre fort.

Moi aussi, j’ai les mains moites.

Maman et papa sont venus, contre toute attente. Ils ne m’ont pas parlé tout de suite. Ils sont restés à l’écart, pendant que Chafik nous aidait à enregistrer nos bagages. Depuis que je leur ai annoncé la date de mon voyage et ma volonté inébranlable de me rendre au Congo, ils ne m'avaient plus adressés la parole. Maman ne répondait plus à mes appels, papa lui était froid. Je ne m'étais plus rendue chez eux également comme à mon habitude car consciente qu'ils ne souhaitaient probablement pas me voir. C'était très dur pour moi et pour Maissa qui réclamaient ses soirées quotidiennes chez ses grands parents mais j'ai tenu bon. Je suis assez étonnée de les voir ici à l'aéroport d'ailleurs. 

Puis maman est venue vers moi. Les bras croisés, le regard un peu dur.

— Je ne suis pas d’accord. Mais je ne vais pas te maudire pour ça. Ce n’est pas comme ça qu’on t’a élevée. Tu es une bonne fille, Naïla. Tu fais juste… une grosse bêtise. Mais je vais prier pour toi. Qu'Allah vous accompagne et vous redirige à nouveau vers la maison. 

J’ai senti mon cœur se serrer.

Je lui ai pris la main. Elle ne l’a pas retirée. Mais elle ne m’a pas serrée non plus.

Papa est arrivé juste après.

— Prends soin de ta fille. Et de toi. Tu crois que tu n’as rien à perdre… Mais tu as beaucoup à perdre, justement.

Je n’ai rien dit. Je n’ai pas eu la force. Je me suis contentée de les regarder, de hocher la tête.

Chafik nous a fait un petit signe discret, le genre de signe qui veut dire : “Tout ira bien, je gère.”

L’embarquement commence. Je tiens Maïssa par la main. Je me retourne une dernière fois. Maman ne nous regarde plus. Papa non plus. Ils sont déjà partis.

Dans l’avion, business class – merci les points fidélité et surtout le portefeuille généreux de ma famille – Maïssa est comme une reine. Siège qui s’allonge, jus de mangue à volonté. Elle sourit enfin.

— Maman… on va vraiment au Congo ?

— Oui, mon cœur. Juste quelques jours. On va voir de vieilles connaissances. Découvrir autre chose.

— Et le monsieur avec qui tu parles au téléphone, il sera là ?

Je fronce un peu les sourcils, surprise.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Bah… je sais pas. Tu parles souvent avec lui.

— Tu veux vraiment venir avec moi ? Je peux encore demander à ton tonton Khadim de t’emmener avec lui…

— Non ! Je veux être avec toi. Même si t’es bizarre, parfois.

Elle s’enfonce dans son siège, met ses écouteurs, et ferme les yeux.

Je me connecte au wifi. Premier message qui arrive : Moussif, évidemment.

Moussif : Tu as décollé ? 

Moi : Oui, à peine

Moussif : Dans ce cas, pourquoi tu es toujours connectée ? 

Moi : Parce que j'ai le wifi à bord

Moussif : Ah d'accord, tu m'envoies ton numéro de vol histoire que je puisse suivre votre avancée

Moi : Tiens voici. Et tu m'envoies la plaque de ta voiture s'il te plait histoire que je puisse te reconnaitre rapidement au depose minute

Moussif : Euh je viens en taxi, je t'enverrai une photo de là où me trouver. 

Je me tape le front de ma bourde. J'avais tellement l'habitude de fréquenter des personnes véhiculées que j'ai supposé à tort qu'il l'était. J'aurais dû être plus diplomate dans la formulation, à présent je ne sais pas comment il l'a pris. Mais je me contente de répondre pendant qu'on me sert du champagne : 

Moi : Oups, d'accord ça marche

Moussif : J'aurais une pancarte avec ton nom t'inquiète

Moi : D'accord merci

Je soupire. Le vol dure environ 3h30 pour un trajet de 1200 km à peine, mais dans mon cœur, ça ressemble à une traversée.

Un passage.

Entre ce que j’ai toujours connu…
Et ce que je m’apprête à découvrir.

Le pacte des coeurs