
Chapitre 12 : La désillusion
Ecrit par Nobody
L’atterrissage me secoue à peine. Le commandant vient d’annoncer notre arrivée à l’aéroport Antonio Agostinho Neto de Pointe-Noire. Maïssa s’est endormie sur mon épaule pendant les dernières minutes du vol, bercée par la musique de son casque. Je la réveille doucement d’une caresse sur la joue, et ses yeux noirs papillonnent, confus, avant de s’illuminer.
— On est arrivées ?
— Oui, ma puce. Bienvenue au Congo.
Je souris en la voyant s’étirer comme un chaton. L’hôtesse nous fait signe de détacher nos ceintures. Je prends nos sacs à main dans le compartiment au-dessus, réajuste la robe en lin beige que je porte — pratique et élégante —, et je laisse passer les quelques passagers qui se pressent dans l’allée centrale. Nous, on ne court pas. J’ai réservé en business, je peux bien m’autoriser un peu de lenteur.
La chaleur nous enveloppe dès qu’on met un pied hors de l’avion. Une chaleur moite, presque collante. Rien à voir avec celle de Cotonou. Celle-ci est plus lourde, comme si l’air lui-même hésitait à circuler. Je tiens fermement la main de Maïssa. Dans ce nouvel environnement, je ne veux surtout pas qu’on se sépare, même d’un pas.
On récupère nos valises plutôt rapidement, ce qui me surprend agréablement. Deux grosses Samsonite noires qu’un porteur bienveillant nous aide à sortir du tapis. J’en profite pour activer le wifi gratuit de l’aéroport, une notification clignote aussitôt.
Moussif : Je vois que ton avion a atterri, tu es où exactement ? Moi je suis dehors, je t'attends. Dis moi quand tu sors
Moi : Oui je viens d'atterrir, je crois que je n'en ai plus que pour quelques minutes avant de sortir.
Je n’ai pas le temps de poursuivre qu’un agent en uniforme s’approche, nous demandant nos passeports avec un ton neutre. Je tends les documents avec calme, confiante.
Il les feuillette. Puis fronce les sourcils. Mon cœur rate un battement.
— Madame… Vous êtes la mère ?
Je hoche la tête, sans ciller.
— Vous avez l'autorisation de sortie du territoire pour la mineure ?
— C’est ma fille, Monsieur. Nous voyageons ensemble, tout est en règle.
Il me regarde, puis regarde Maïssa, qui serre ma main un peu plus fort.
— Attendez ici, s’il vous plaît.
Il s’éloigne, nos passeports en main. Je sens l’agacement monter. Qu’est-ce que c’est que ça ? Au Bénin, on ne me demandait pas une telle chose. D’abord parce que personne n’ose me manquer de respect vu le nom que je porte, ensuite parce que les formalités me sont toujours facilitées.
Mais ici, je ne suis personne.
Les minutes deviennent longues. Maïssa commence à se balancer d’un pied à l’autre, gênée.
— Maman, qu’est-ce qu’ils font ?
— Rien de grave. Un petit contrôle de routine. Reste calme.
Mais moi-même je ne le suis plus. Je vois au loin que Chafik avait fini les formalités et d'un coup de tête je lui indique qu'il peut s'en aller. L’agent revient, flanqué d’un autre type, manifestement plus gradé.
— Madame, pour être claire, la réglementation congolaise exige une autorisation parentale légale pour tout mineur voyageant avec un seul adulte, même s’il s’agit du parent biologique.
— C’est absurde. Je n’ai jamais eu de problème jusqu’à maintenant. Vous me dites que j'ai besoin d'une autorisation parentale alors que je suis sa mère ?
Il hausse les épaules. Indifférent. L’autre agent murmure quelque chose à son oreille, puis ils échangent un regard. Celui-ci se penche vers moi, voix plus basse :
— Il y aurait peut-être… une façon de débloquer rapidement la situation. Si vous voyez ce que je veux dire.
Je reste figée. C’est donc ça. La fameuse corruption administrative dont on m’avait vaguement parlé. Il attend que je glisse quelque chose dans la main. Je soupire. Une colère silencieuse s’agite en moi. Mais je regarde Maïssa. Elle a l’air fatiguée, inquiète. Il faut sortir. Je n’ai pas le luxe de m’indigner aujourd’hui.
Je tends lentement 5 billets de 10 000 francs CFA. Pas un mot. L’agent le glisse dans son carnet, puis me rend nos passeports avec un sourire entendu.
— Bienvenue au Congo, madame.
Je ne réponds rien. Mais je le fusille du regard.
En sortant, mon téléphone vibre à nouveau.
Moussif : Je suis au niveau du dépose minute. Regarde à gauche juste quand tu sors, j'ai une pancarte avec ton prénom. Tout se passe bien pour toi à l'intérieur ? ça va faire deux heures que tu m'as envoyé ton dernier message après que tu ai atterri.
Je vois à la faible réception sur mon téléphone que je n’ai plus de wifi. Et ma carte SIM du bénin vient de mourir dans ma main. Je n’avais pas anticipé ce détail ridicule. J’aurais dû acheter une eSIM.
— Viens, Maïssa. On y est presque.
On traverse les portes automatiques, la chaleur nous gifle comme un torchon humide. Les yeux me piquent à cause du soleil. Je regarde à gauche, comme indiqué.
Et là, je vois un homme grand, élancé comme s'il cherchait à observer ce qui se passait derrière les nuages, le teint caramel foncé, une barbe parfaitement taillée, des lunettes de soleil posées sur son crâne, les cheveux et contours parfaitement entretenus. Il tient une pancarte. « NAÏLA »
Mon cœur rate un battement. Ce n’est pas possible que ça soit lui j'en suis presque convaincue. Celui là est… trop beau. Ce genre de beauté qu’on ne croise que dans les séries Netflix, version congolaise. Un jean noir bien coupé, une chemise blanche en lin, des mocassins en daim beige. Je reste figée. Ce gars-là ne peut pas être lui. Pas le gars qui me répondait sobrement par messages, pas le Moussif un peu taiseux et timide que j’avais imaginé, à la limite de l’effacé. Je ne l'avais jamais vu en photo ou en peinture mais je m'étais naturellement persuadée qu'il devait être bien laid, avachi sur lui même et ne possédant aucun charisme. Mais il y avait cet homme là avec une pancarte qui portait mon prénom et qui se trouve à l'endroit même où il l'a indiqué, il ne fallait plus chercher midi à 14h ça devait être lui.
Je le fixe. Lui aussi nous regarde en fronçant les sourcils. Maïssa tire ma main.
— Maman… C’est lui ?
— Je crois… Enfin, je ne sais pas.
Je m’avance quand même après plusieurs minutes de réflexion. Les gens nous frôlent, pressés. Je tire la valise derrière moi et Mai fait de même pour la deuxième valise.
— Bonjour… Moussif ?
Il se redresse un peu.
— Oui… Naïla ?
Je hoche la tête. Il jette un œil à Maïssa. Et je le vois. L’incrédulité, légère, mais réelle. Il ne savait pas.
— Voici ma fille, Maïssa.
Il incline un peu la tête, courtois mais figé.
— Enchanté, mademoiselle.
Maïssa répond poliment. Je capte tout de suite le changement d’atmosphère. Moussif est plus froid que prévu. Il avait visiblement imaginé autre chose. Autre… configuration.
— On y va ?
Il fait un signe à un taxi, déjà en train d’arriver.
Nous embarquons à l’arrière, Maïssa avec moi et Moussif devant près du conducteur. Je salue chaleureusement le conducteur et Mai fait de même. Moussif était en train de lui indiquer l'adresse de notre hotel mais à peine démarré que je suis déjà trempée de sueur moi qui supporte mal la chaleur. L’intérieur est étouffant.
— Monsieur vous pourriez allumer la clim s’il vous plaît ?
Le chauffeur jette un regard à travers le rétro.
— C’est une course éco, y’a pas clim, madame.
Je me tourne lentement vers Moussif. Il regarde par la fenêtre.
— Tu as commandé une course éco ? On va fondre là-dedans…
— C’est juste trente minutes, on va survivre.
Il n’a même pas pris la peine de tourner la tête. Ton sec. Presque insolent.
Je claque doucement ma langue, respire un bon coup, puis dis :
— Excusez moi monsieur de vous déranger mais vous pouvez stopper s’il vous plaît. Je vais payer cette course, on va en commander une autre. Avec climatisation.
Le chauffeur acquiesce. Moussif descend, furieux en silence.
Il sort son portefeuille pour payer le chauffeur mais je le devance et paie la course et lui laisse un généreux pourboire consciente de lui avoir fait perdre la grande partie de la somme s'il nous avait conduit jusqu'au bout. A côté de moi je sens un Moussif furieux qui doit se sentir humilié, je le sais. Mais je ne suis pas venue pour me rôtir dans une boîte à sardines.
Moussif ne dit rien. Rien du tout.
Il pianote sur son téléphone, visiblement contrarié, puis lève le bras pour héler un autre taxi, cette fois-ci un peu plus haut de gamme. Je lis dans ses gestes un agacement contenu, une fierté froissée. Ce n’est pas tant l’argent, je crois. C’est le fait que j’ai repris le contrôle, que j’ai décidé je crois.
Il ne m’aide pas à installer Maïssa dans la voiture mais met nos deux valises dans le coffre de la voiture. Il ne me regarde pas. Il monte d’un pas raide à l’avant, sans un mot. Le nouveau chauffeur nous salue aimablement, enclenche la clim, et se lance dans la circulation.
Moi, je fixe le paysage.
Pointe-Noire défile comme une peinture mal cadrée : des maisons basses, souvent en tôle, parfois colorées de jaune ou de vert pastel, les murs lézardés par l’humidité. Des étals improvisés, des vendeurs de fruits, de cartes SIM, de pains beurrés posés sur des glacières. Une fillette traverse en courant entre deux taxis. Plus loin, un attroupement devant un kiosque de PMU, et la devanture d’une boulangerie aux néons clignotants : « Baguette Royale ».
La ville est vivante, bruyante, ça me rappelle Cotonou. On klaxonne beaucoup. Les motos frôlent les portières. Je sens que Maïssa est fascinée. Elle colle son visage à la vitre, les yeux ronds.
Moi, je pense à lui. À Moussif. Il n’a pas décroché un mot depuis dix bonnes minutes.
Je m’éclaircis la gorge.
— Je ne t’avais pas dit que je venais avec ma fille parce que… je voulais éviter les complications. Je ne savais pas si ce voyage allait se faire jusqu’au bout.
Toujours pas de réponse. Il continue de regarder droit devant, mâchoire serrée.
— Et puis, tu ne m’as jamais posé la question non plus. Ce n’est pas comme si on avait eu beaucoup de conversations personnelles.
Il lâche enfin, sans tourner la tête :
— Ce n’est pas une question de "poser la question". Quand tu invites quelqu’un dans ton pays, tu t’attends à une certaine transparence.
Sa voix est glaciale.
— Une transparence ? C’est une petite fille, Moussif. Pas une arme cachée dans une valise. Tu parles comme si j’étais venue avec un secret honteux.
Il ricane doucement, nerveusement.
— Je ne sais pas ce qui est honteux ou pas dans ta vie, Naïla. Je ne te connais pas. Justement.
Ses mots me percutent. Je reste un moment sans rien dire. Il n’est pas seulement contrarié. Il est blessé. Ou vexé. Ou les deux.
Je tourne la tête vers Maïssa, qui ne capte heureusement rien de ce qui se joue. Elle s’est remise à parler toute seule de tout ce qu'elle voyait à travers la vitre.
Le silence se fait lourd jusqu’à l’arrivée.
Enfin, après une trentaine de minutes à travers cette ville, le taxi bifurque vers le quartier de Côte Sauvage. Et là, le contraste me saute aux yeux. Les maisons sont plus modernes, des villas fermées derrière de hauts murs blancs, certaines aux portails en fer forgé. On dépasse une résidence qui ressemble à un centre de conférences, puis une série de restaurants chics. Les palmiers sont alignés comme des soldats bien dressés.
Le taxi s’arrête devant un portail métallique noir sur lequel s’affiche en lettres dorées : Atlantic Palace Hotel.
— On est arrivés.
Je sors la tête, abasourdie.
La façade est splendide, à la fois moderne et ancrée dans une esthétique africaine élégante. Un mélange de béton poli, de bois vernis et de tissus aux motifs tribaux raffinés décorent le hall qu’on aperçoit au loin. Un groom vient aussitôt vers nous avec un chariot.
Moussif me regarde enfin, d’un œil désapprobateur.
— Sérieusement ? T’as réservé ici ?
— Oui.
— C’est l’un des hôtels les plus chers de toute la ville.
Je le fixe.
— J’aime juste être à l'aise quand je voyage, avec le stress de découvrir un nouveau pays et ses réalités je préfère au moins ne pas me tracasser sur certains détails. C’est un crime ?
Il lève les bras.
— Non. T’es chez toi, apparemment.
Il m’aide à décharger les bagages sans un mot de plus. Maïssa est déjà en train de regarder autour d’elle avec des étoiles dans les yeux.
Je tends un billet au chauffeur. Il me rend la monnaie, souriant que je lui demande de garder.
Moussif s’éloigne. Avant de monter dans le taxi qui l’attend encore, il lâche :
— Bonne installation. Je repasserai demain si tu le permets. Si ça ne te dérange pas de me dire à l’avance combien de personnes tu comptes être.
Et il claque la portière.
Le taxi s’éloigne dans un nuage de poussière.
Je reste plantée là. Quelques secondes. Maïssa me tire la main.
— Maman… C’est lui, le monsieur qui t’a invitée ?
— Oui, ma chérie.
— Il n’a pas l’air content…
— Non. Il ne l’est pas.
Je respire un grand coup, puis j’entre dans l’hôtel.
Demain est un autre jour. Pour l’instant, j’ai besoin d’une douche glacée, d’un lit moelleux… et d’un moment seule avec ma fille.
Parce que ce voyage commence bien plus brutalement que je ne l’avais imaginé.