Chapitre
Ecrit par leilaji
The love between us
Chapitre 32
Je me suis couché tard. J’ai préparé tous les condiments, assaisonné toutes les viandes pour le lendemain. J’espère que demain ça me fera gagner en temps parce que ce jeudi était vraiment catastrophique. Et pourtant la journée avait si bien commencé avec mes recettes plébiscitées par mes premiers clients. Malheureusement, le Foodtruck a eu plus de succès que ce que j’escomptais. Pourtant, il y avait déjà quelques restaurants dans le quartier où je me suis installé. Mais semble-t-il que les gens en avaient marre de manger du thiep ou des burgers à midi. Et j’ai été rapidement débordé. Entre les commandes qui pleuvaient, les plats à préparer et la caisse à tenir, c’est parti en vrille très rapidement. Le pire c’est que je devais aussi prendre le temps de prendre quelques clichés pour les réseaux sociaux pour attirer de nouveaux clients. Ceux qui ont réussi à manger à temps sont partis sans rien dire. Mais ceux qui n’ont pas pu être servi m’ont incendié sur les réseaux sociaux. Et après ça, c’est parti dans tous les sens.
Je devrai être exténué et dormir comme un ogre qui a mangé tout un village. Il est déjà 4 heures du matin et je n’arrive pas à lutter contre l’insomnie. Mes yeux me picotent de fatigue mais refusent de se fermer. Je pense trop. J’ai beau essayer de compter les moutons de tabaski dans ma tête, ça ne marche pas.
Et pourtant je sais ce qui me tient éveillé.
J’ai vu dans sa story whatsapp qu’elle avait envie d’un dessert à la pomme. C’est idiot que ça me soit resté en mémoire. Je me lève tout doucement tandis que Zeina me tourne le dos pour s’enrouler dans la couverture. Elle doit avoir froid. Je modifie la température du split. Assis sur le lit, je me demande quoi faire un bref instant. Mais au fond de moi, je sais que si je me recouche je ne réussirai pas pour autant à dormir. Alors je me rends dans la cuisine que je ne peux m’approprier que lorsque ma femme ne s’y trouve pas. En ce moment, on traverse des moments assez difficiles pour que je ne pas en rajouter en lui retirant le peu de pouvoir qui lui reste dans notre foyer.
J’enfonce les écouteurs de mon téléphone dans mes oreilles, fais défiler les chansons puis en choisis une du groupe de rock Muse pour m’aider à trouver l’inspiration. Dans mon frigo et mes placards, il y aura surement de quoi faire un dessert qui plaira à Manu. C’est dingue comme en peu de temps, je me suis fait à l’idée qu’elle soit mère. Manu a toujours pris ses responsabilités au sérieux et c’est pour cela qu’elle a réussi à transformer le garage miteux de son père en entreprise florissante. Elle saura s’occuper d’un enfant, à condition qu’elle se fasse confiance. Je ne devrais pas penser à elle en tant que mère. Le bébé qu’elle porte c’est le mien et celui de ma femme. Ce n’est pas notre bébé.
Il faut que je l’imprime dans ma tête sinon, je vais tout faire foirer.
Je me lave les mains et contemple le butin de ma chasse. J’ai de belles pink lady. J’adore ces pommes rouges croquantes et sucrées avec une petite touche d’acidité. J’ai aussi de quoi faire une pate feuilletée. D’ailleurs, malaxer la pâte m’aidera surement à me détendre et à peaufiner la recette dans mon esprit. J’ai un pot de compote de pomme artisanale, une gousse de vanille en provenance de Tahiti qui m’a couté la peau des fesses et du sucre. Je pense qu’avec tout ça, je peux partir sur une recette de tarte aux pommes.
A 6 heures du matin, ma troisième fournée de tarte aux pommes est enfin cuite. Lorsque je la sors du four, elle est aussi parfaite qu’elle l’était dans mon imagination. Je soupire en regardant les deux premières dont la présentation est complètement ratée bien que le gout soit au rendez-vous. Elles, je pourrai les vendre en part unique avec les plats d’aujourd’hui. Heureusement que je ne me suis pas découragé parce que la dernière tentative a été la bonne. Je n’avais quasiment plus de pommes rouges. Avec de la persévérance, on obtient tout ce qu’on veut. Je suis fier de moi. Je laisse refroidir la tarte sur le plan de travail. Zeina entre dans la cuisine vêtue de sa robe de nuit ceinturée à la taille. J’adore cette robe. Il y a encore un an, je me serai jeté sur elle à la vue de son corps voilé par le tissu satiné de cette robe. Aujourd’hui, je ne sais pas ce qui m’en empêche.
— Bonjour Idris.
— Bonjour Zeina.
— Pourquoi t’es-tu réveillé si tôt ?
— J’ai eu une insomnie alors je suis descendu faire à manger.
Elle commence à ranger tout le désordre que j’ai laissé sur le plan de travail. Je crois surtout que c’est une manière pour elle de reprendre possession de son territoire.
— C’est quoi toutes ces tartes ?
— Oh, une idée que j’ai voulu expérimenter. Elle te plait ?
Evidemment que je ne dirai pas à ma femme d’où me vient l’inspiration pour cette tarte que je trouve magnifique. J’ai mis un temps fou à agencer les fines lamelles de pommes pour leur donner cet effet de vagues contraires. Lors de ma première tentative, je n’ai utilisé que des pommes rouges. Mais dans la troisième j’ai trouvé mieux de nuancer la teinte de la tarte en y mêlant des lamelles de pommes vertes. Et c’est ce qui a vraiment fait la différence. Le tout à l’air rustique et sans chichi, comme Manu.
— Ca t’a pris combien de temps pour faire ça ? demande Zeina en observant ma tarte.
— Il m’a fallu beaucoup de patience, j’avoue en rigolant.
— Et comment vas-tu les vendre à un prix raisonnable si tu as besoin de tout ce temps pour le faire ?
Je pensais qu’elle allait m’encourager ou encore tout simplement me dire que c’est joli et tourner les talons. Mais évidemment, il faut encore une fois qu’elle essaie de me convaincre d’abandonner. Elle prend place sur une des chaises hautes et soupire et s’essuyant les mains dans un torchon.
— J’essaie de te comprendre. Vraiment Idris. Mais …
— Tu n’y arrives pas.
— C’est ça que tu veux faire ? Cuisiner ? C’est comme ça que tu vois ton avenir ? Dans un camion à servir de la nourriture à des inconnus. C’est avec ça qu’on va payer les études de notre fils ? Je ne refuse pas que tu aies des rêves. Mais quand on a une famille il faut savoir fermer certaines portes pour offrir le meilleur aux siens.
— Pourquoi est-ce si difficile pour toi de me soutenir ?
— Je suis ta femme. Ce n’est pas comme si je te menaçais de divorce si tu gardes ton camion ! Mon rôle n’est pas de dire oui à toutes tes lubies ! Si j’estime que tu te trompes, j’ai le droit de te le dire. C’est toi qui m’a dit qu’on devrait toujours être véridique l’un avec l’autre et c’est ce que je fais.
J’emballe ma tarte et la range dans le frigo. Je vais prendre une douche et aller travailler avant que les choses ne s’enveniment encore entre nous.
— Qu’est-ce que j’ai dit de mal ? Pourquoi tu t’en vas ?
Je reviens sur mes pas. Les mains autour de son visage, je pose un baiser sur son front.
— Un jour tu sais, tu regretteras…
— Je regretterai quoi ?
— De ne pas avoir cru en moi, au moment où j’en avais le plus besoin.
Puis je m’en vais.
*
**
Encore une fois, j’ai fini tard. Je ne sais pas pourquoi je me retrouve devant son garage. Je pose la tête sur l’appui tête et réfléchi. En vérité, je sais exactement pourquoi mais c’est juste que je ne veux pas me l’avouer. Mon téléphone me signale que j’ai des tweets à lire ainsi que des commentaires sur Instagram. Après cinq minutes de lecture, je repose le téléphone sur le siège passager. Les gens ne comprennent pas à quel point c’est difficile de tout laisser derrière soi et de se lancer dans une activité qui tient du hobby pour certains. Tu mets tes trippes et ta sueur dans ton business et en un seul message, ils te font passer pour le plus grand connard de la planète parce qu’ils ont attendu trente minute pour un plat de nouilles.
Le téléphone sonne et je regarde le numéro qui s’affiche. Je décroche. C’est la sœur de Zeina.
— Alors mon beau-frère chéri on oublie sa belle-sœur préférée ?
— Tu es ma seule belle-sœur, je suis obligé de t’aimer.
— Alors, quoi de neuf ?
— Toujours les mêmes choses. Et toi ?
— Ma sœur me harcèle au téléphone pour que je te dise d’abandonner tes plans … elle dit que si c’est moi qui demande, peut-être que tu écouteras.
Pourquoi est-ce que ça ne m’étonne pas qu’elle appelle sa famille à son secours alors que cette histoire ne devrait concerner qu’elle et moi ? Je suis sure que si elle n’avait pas l’assurance de m’énerver en appelant ma mère, elle aurait tenté le coup aussi de ce côté.
— Et tu appelles pour ça ? Sérieux ?
— Je sais que tu as l’air doux comme ça mais que lorsque tu as pris une décision, on ne peut pas te faire changer d’avis. Je te connais Idris. C’est juste que, je ne comprends pas ce que ma sœur trouve de si dingue dans l’idée que tu suives ta passion. La où je suis, plein de gens abandonne une carrière prometteuse dans un bureau pour créer quelque chose de leur main. J’appelle pour te dire de ne pas t’énerver avec elle.
— Je ne le suis pas.
— Tu ne l’es jamais contre elle. Tu la traites comme une petite princesse capricieuse.
— C’est ma femme, si je ne la traite pas ainsi qui le fera ? Le Prophète a dit : le meilleur d’entre vous est celui qui se conduit le mieux envers sa femme.
— Tu fais les mêmes bêtises que notre père. Il faut lui mettre un peu de plombs dans la cervelle… Bouscule-la un peu. Et puis c’est quoi cette idée de rester à la maison à rien foutre ? Les femmes sénégalaises sont intelligentes et travailleuses, faut pas qu’elle gaspille notre nom hein !
— Parfois je me demande comment vous avez fait pour être sœurs. Vous êtes tellement différentes l’une de l’autre. Et pourtant vous avez reçu la même éducation. T’es une vraie rebelle et Zeina est tellement…
— Conformiste ?
Elle est au-delà du conformisme, elle est carrément traditionaliste intégriste.
— Je me demande si c’est le voile qui …
— Non ! ne va même pas dans ce sens. J’ai des amies, des cousines, des tantes voilées qui sont dix fois plus badass que moi. Ce n’est pas le voile. Zeina s’est faite une représentation de la femme sénégalaise musulmane parfaite et veut s’y tenir c’est tout. Elle t’aime et peut-être se dit-elle que si elle n’est pas parfaite, ça te donnera l’occasion finalement d’aller voir ailleurs surtout à cause de tu sais quoi. Tu n’es pas une femme Idris, tu ne peux pas comprendre à quel point cette épée de Damoclès qu’est la polygamie qui flotte au-dessus de la tête de la femme sénégalaise peut nous rendre schizo.
Si je comprends. Et c’est pour cela que je fais autant d’effort. C’est juste que j’aimerais qu’elle aussi en fasse pour moi. Il y a un adage wolof qui dit : « seey kharé là ». En d’autres termes, le mariage est une guerre sainte. Dans de nombreuses cultures africaines, la femme doit sacrifier beaucoup pour gagner un peu de bonheur. Moi qui ait vu des femmes fortes bâtir leur vie de leur main, sans l’aide d’aucun homme, je reste sceptique quand à la nécessité de mener une guerre sainte pour prouver son courage et gagner un ticket pour le paradis nuptial. Je ne crois pas que l’amour demande toujours des sacrifices qui nous laissent muet de douleur. Parfois l’amour est une évidence, et c’est nous qui compliquons les choses en le cherchant là où il ne se trouve pas. L’amour ne devrait jamais être une guerre, la haine suffit bien assez pour cela.
— Bon, ce n’est pas tout mais je dois aller me réchauffer un plat, j’ai des tonnes de trucs à faire.
— Mais ton gars ne peut pas te faire un truc rapido ?
— Hum. On a pas toutes la chance d’avoir un cuistot comme mari. Il a dit que ça ne lui sert à rien d’avoir une petite amie si c’est pour encore tenir la marmite et le balai.
— Mais comment tu as fait pour tomber sur un type aussi rétrograde.
— Je ne sais pas. je crois que son coté macho me plait bien. bon à la prochaine, il arrive. Je dois raccrocher sinon on en a pour des heures de justifications.
Elle raccroche et je ne peux m’empêcher de sourire. Cet appel m’a rappelé que j’avais une famille à garder unie. Alors je démarre, prêt à rentrer chez moi jusqu’à ce que je voie posé sur le siège passager, la tarte confectionnée spécialement pour Manu. Ce serait tellement stupide de ne pas la lui donner. Je me décide à la déposer quelque part puis à détaler comme un voleur. Je pourrai par exemple lui envoyer un message pour lui indiquer où se trouve la tarte une fois que je serai parti.
Oui, je pourrai faire ça. Continuer à être un bon mari pour Zeina et un bon ami pour Manu. Un bon mari pour Manu et un bon ami pour Zeina, c’est exactement ça. Merde qu’est-ce que je raconte ?
Je descends de la voiture, mon paquet en main et marche rapidement vers le garage. Plus je m’approche et plus je reconnais la musique qui pulse du bâtiment. La porte est à demi ouverte. Je passe la tête. Une personne hurle des mots incompréhensibles. C’est elle. Elle chante faux et elle s’en fout. Elle sourit, les yeux fermés, secouant la tête en rythme avec la chanson du groupe Muse. Je lui ai envoyé le lien YouTube de la chanson sur WhatsApp et je crois qu’elle a bien aimé vu qu’elle l’écoute avec le volume à fond. Elle joue de l’air guitare en se donnant des airs de rock star. Avec son petit bidon et sa salopette trop targe, ça lui donne un air d’ado en mauvaise posture. Heureusement que les murs du garage sont en béton renforcé parce que le volume de la sono ferait bondir n’importe quel voisin de mauvais poil. Elle continue à chanter son charabia avec un démonte pneu en guise de micro. Manu et les chansons en anglais, c’est comme l’eau et l’huile, ça ne donne jamais de mélange parfait.
— Manu !
Son corps balance et ses épaules suivent le mouvement de la basse. Je crois qu’elle ne m’entend pas. Ça me rend heureux qu’elle apprécie cette chanson. J’ai toujours eu un lien particulier avec la musique. Elle m’a souvent permis d’exprimer ce que je ressentais au fond de moi et sur quoi je n’arrivais pas poser des mots.
A une heure pareille, elle devrait se reposer non ?
— Manu !
Toujours impliquée dans la chanson, elle n’entend pas. Elle continue de danser alors je m’approche d’elle pour tapoter son épaule. Elle sursaute en alignant un nombre impressionnant de jurons et perd équilibre. Je la rattrape in extrémis avant qu’elle ne se fasse mal.
Le chanteur du groupe Muse continue de chanter : « j’ai besoin que vous sortiez de ma tête. »
Elle est toujours dans mes bras et je sens son ventre rond contre mon corps. Un frisson me traverse à l’idée que son corps protège mon enfant. J’aimerai partager ce secret avec elle. Mais je sais que ça ne ferait que compliquer les choses alors je me tais. Elle scrute mon visage mais ne dit rien. Je lui souris et elle fait de même. Je la redresse et me déplace pour réduire le volume de la chanson et qu’on puisse se parler.
— C’est le camion ?
— Non.
— Qu’est-ce que tu fais là alors ?
— J’en sais rien Manu.
— OK. Tu peux rester à condition d’effacer de ta mémoire le spectacle que je viens de donner.
— Déjà fait. Ton anglais m’a traumatisé.
Sans plus de formalités, elle range ses outils et revient de poster devant moi. Je me contente de lui tendre mon paquet. Elle l’ouvre et dévoile la tarte. Je l’ai soulevé avec autant d’attention qu’un marabout déplaçant une relique sacrée, alors elle est intacte et surtout aussi magnifique que ce matin.
— Putain Idris, qu’est-ce que c’est ? une tarte ?
— Oui.
— C’est en plastique ?
— Non. C’est une vraie tarte Manu.
— Mais elle est tellement parfaite. Tu l’as faite ? genre vraiment faite toi-même ?
— Oui. Ca t’étonne ?
— Non. C’est juste que je ne savais pas que tu étais autant doué. Attends, je croyais que même en cuisine, il y avait des spécialités. J’ai fait quelques petites recherches
Ca fait plaisir de voir qu’elle s’intéresse vraiment à ce que je fais.
— Tu as un couteau ?
— Non.
Je lui montre le foodtruck. Elle m’accompagne jusqu’au camion où nous nous cherchons des couverts. Je lui tends le couteau que je trouve.
— A toi l’honneur.
— T’es sur que tu veux vraiment que je la mange.
— Sur. Elle est pour toi. Tu sais je me suis retrouvé à court de compote de pomme alors j’ai utilisé de la compote de mangue. J’ai raté deux fois ma recette.
— Ah bon ?
— Ouep. Donc tu vois, cette tarte, c’est une survivante. Elle a l’air toute rustique et sans surprise mais en réalité, une fois que tu en prends une bouchée tu te rends compte que t’étais complétement à côté de la plaque. Qu’elle est plus que ce qu’elle parait être. Que les pommes sont légèrement croquantes mais que juste au-dessus de la pâte il y a un coulis de mangue d’une onctuosité surprenante.
J’en fais peut-être un peu trop mais je ne peux m’en empêcher de partager ça avec elle. C’est triste mais je n’ai personne d’autre avec qui partager la joie d’une recette parfaite. C’est pour ça que je suis ici. Parce que je sais que malgré la distance, malgré le temps qui a passé, je peux partager n’importe quoi avec elle. Elle me comprendra toujours, même à demi-mot. Je veux vraiment qu’elle l’apprécie. Elle s’empare du couteau et regarde la tarte presque sans cligner des yeux. Elle semble tendue pour je ne sais quelle raison.
— T’es devenu critique gastronomique ? T’as aligné quatre phrases pour une tarte.
— Je vends mon produit, c’est différent. Alors goute au lieu de beaucoup parler.
— Et comment je suis censée la couper sans l’abimer ?
J’éclate de rire face à son dilemme. Elle lève vers moi des yeux tristes. Elle semble sérieuse, songeuse. Je suis devenu transparent. C’est comme si elle regardait au loin, dans ses souvenirs. Elle soupire profondément mais suspends sa main au-dessus de la tarte. Tout d’un coup j’ai l’impression qu’on est à l’étroit dans mon camion qu’on étouffe. Sa main tremble.
— Vas-y coupe la, je l’encourage doucement sans trop savoir pourquoi je me sens obligé de chuchoter.
— Je ne peux pas. Ça va l’abimer.
— Manu. Ce n’est pas grave, j’en ai déjà pris une photo pour le compte. Tu peux la manger. Regarde.
Je sors mon téléphone de ma poche et lui montre le cliché mis en ligne un peu plus tôt dans la journée. J’ai eu droit à beaucoup de retours positifs grâce à cette photo. Il y a même une organisatrice de soirée à thème qui m’a contacté pour me demander de concevoir des pâtisseries spécialement pour une de ses riches clientes. Je lui ai expliqué que je n’étais pas pâtissier de formation et que je ne pouvais donc livrer de grosses commandes dans des délais courts. Elle a quand même accepté. Dès ce weekend, il faudra que je pense à lui proposer des desserts. Cette tarte a donc été la lumière dans les ténèbres de ma journée. Pourtant je ne l’ai créée que pour une personne.
Manuella regarde la photo. Au moment où je me rappelle que je l’ai légendée : la Manuellarte (tarte pomme-mangue du Gabon), il est trop tard pour lui retirer l’appareil des mains. Le silence entre nous s’éternise. Alors je le romps avec mon entrain habituel.
— Tu vois tu peux donc la couper, la déguster et me dire ce que tu en penses.
— Je ne peux pas, souffle –t-elle.
Elle ferme les yeux.
— Je ne veux pas l’abimer. Je ne peux pas.
— Manu ce n’est qu’une tarte, pas une œuvre d’art.
— Elle ne mérite pas d’être abimée, continue-t-elle de murmurer sans même prêter attention à ce que je dis. Je ne peux pas l’abimer.
Je lui prends le couteau des mains et le pose sur le comptoir. Puis je la serre très fort dans mes bras et pose mon menton sur le haut de son crane comme nous avion l’habitude de le faire.
J’ai l’impression que tout d’un coup elle ne parlait plus de tarte mais de quelque chose que pour le moment, je ne peux pas comprendre. Je n’ai pas le droit de m’immiscer dans sa vie alors je cherche comment détourner son attention de la tarte qu’elle refuse d’abimer.
— Tu sais quel jour on est ?
Elle lève enfin les yeux vers moi et me sourit. Les souvenirs remontent à la surface. On se faisait souvent des soirées ciné sur mon ordinateur que je ne quittais d’ailleurs jamais à l’époque. Il nous arrivait parfois de débattre de films pourris pendant des heures sans jamais se fatiguer de ne pas être d’accord.
— Tu as un film ? Mais t’as même pas ton ordi.
— Non mais il faut grandir avec ton époque Manu, j’ai Netflix. Donc viens on va chiller. J’ai encore des restes de nouilles et du jus d’orange pressée.
— Ah tant mieux parce que j’ai la dalle. Mais je te signale que mes poches sont vides, donc je ne te paierai rien.
— Ca fait des années que tu m’escroques, tu n’es pas encore fatiguée de ça ? Paie un peu pour une fois.
— Jamais.
On s’installe comme on peut avec nos bols sur les genoux, des sodas en main et mon téléphone posé sur une boite de sucre en guise d’écran.
— Alors ? Qu’est-ce que tu veux voir comme film ? N’oublie jamais.
— Quoi t’es sérieux ? C’est un film de gonzesse ce truc.
— Parce que t’en es pas une ?
— C’est mièvre. Moi je veux de la baston.
— On peut se refaire Thor si tu veux.
— OK.
— Zut. Ce n’est pas dans leur catalogue. En plus il faudra bientôt que je paie l’abonnement.
— Donc tu es là, tu joues les malins avec ton Netflich et…
— Netflix, je corrige tout en réfléchissant sur un film qui pourrait nous intéresser tous les deux.
— Arrête de faire ton blanc tu veux. Pirate comme tout le monde.
— Et Black panther ça te dit ? en plus il y a une des actrices qui te ressemble dedans.
— C’est vrai. Alors va pour black Panther.
— En version sous-titré, c’est mieux comme ça on a droit aux accents d’origine. En français, on perd un peu d’authenticité.
Elle éclate d’un rire tellement communicatif que je me mets à rire aussi.
— Quoi ?
— J’avais oublié à quel point ta tête de premier de la classe était grosse.
— T’es trop villageoise, dès qu’on te parle un français dénué d’argot tu te sens vexée…
— Un homme qui ne peut pas bronzer ne peut pas me vexer. Haha tu as vu moi aussi je parle un gros français.
— Sérieux ? Parce que tu as utilisé le mot bronzer ?
— Mais l’enfant là tu es devenu insolent hein.
— Tais-toi le film commence.
Je me lève pour éteindre la lumière dans le truck et je la rejoins par terre. Heureusement que je prends grand soin de ce camion et que le plancher est aussi propre et luisant que les fesses badigeonnées d’huile d’amande d’un bébé.
A la fin du film, alors qu’on échange encore sur nos moments préférés, je mets les pieds dans le plat sans trop l’avoir prémédité.
— Je peux te poser une question ?
— Nah hors de question que je fasse du popcorn.
— Non ce n’est pas ça.
— Vas-y je t’écoute…
— Où est Pierre ?