Chapitre 33

Ecrit par leilaji

The love between us


Chapitre 33


Son regard se voile et elle détourne la tête. 


- Il n’est pas là. 


Cette réponse est lâchée du bout des lèvres comme un secret trop lourd à porter. Et pourtant, elle sait qu’elle peut tout me dire, tout me confier. Elle sait que je ne suis pas du genre à juger. Surtout si c’est elle. Combien de milliers de bêtises a-t-elle fait sans que je ne sourcille ? 


- Ca je l’avais compris Manu. Mais je suppose que tu es toujours avec Pierre n’est-ce pas ? Il est où ? On ne s’est pas croisé. 

- Est-ce que moi je te pose des questions sur ta femme ? 


Je n’avais pas vu le coup venir alors je me tais. 


- Si tu me demandes, je te répondrais. Je ne pense pas avoir quelque chose à cacher. 

- Parce que tu crois que moi je cache des choses ? 

- Je n’ai pas dit cela Manu. Pourquoi tu te vexes pour une question aussi simple ? 


Elle se lève, semble tout d’un coup désemparée. J’ai besoin de savoir pourquoi je sens cette tension permanente en elle, comme si quelque chose de grave lui était arrivée, comme si une chose maléfique s’était acharnée à faire disparaitre son sourire. Pourquoi je la sens seule ? Pourquoi n’est-il pas avec elle ? Quel homme la laisserait porter le bébé d’un autre pour de l’argent ? Je ne juge pas ce choix mais j’ai du mal à imaginer Manu choisir une telle aventure sans y avoir été contrainte. Pierre a de l’argent alors ça ne peut pas être ça. Evidemment comme tout le monde j’ai entendu parler de ses déboires avec le ministre et les enquêtes financières mais il a brassé tellement d’argent qu’il doit pouvoir voir venir. Enfin, je crois. Le problème avec les gabonais c’est qu’ils ne savent pas penser à l’avenir. Ce pays a brassé tellement d’argent avec le boom pétrolier qu’il a forgé une population de bons viveurs. Alors il se peut qu’il n’ait pas assez pour vivre à présent, qu’il ait tout dépensé dans les fêtes extraordinaires qu’il se plaisait à organiser. Mais pourquoi ce serait à elle de faire le sacrifice de neuf mois de sa vie, de son corps à des inconnus ? Pourquoi pas lui ? Je me demande si j’aurai pu laisser Zeina se mettre dans une telle situation si nous avions besoin d’argent à ce point ? Franchement non. Je crois que j’aurai même accepté d’aller taper des briques ou soulever des sacs de riz dans une supérette pour qu’elle n’ait besoin de rien. 

 

Son téléphone sonne me tirant de mes pensées. Elle décroche en s’éloignant un peu, les épaules voutées. De toute manière le camion n’est pas très grand, il est impossible d’avoir une conversation privée ici. Même si elle parle à voix basse, j’entendrai ce qu’elle trame.


- Oui je ferme le garage et je viens. J’ai pris le temps de manger ici. David dort déjà ? Mais comment tu peux te faire mener par le bout du nez comme ça ? Il va te demander des histoires jusqu’à ce que j’arrive. C’est sa technique habituelle. OK, j’arrive. Passe le moi. Alors Davido, tu fais des misères à tata ?  Maman va se fâcher. Fais bisou et va au lit, j’arrive te raconter une histoire.  


C’est la première fois que je la vois dans son rôle de mère. Dès qu’elle s’est mise à parler à son fils, son attitude a changé. Sa voix s’est faite plus douce et son visage moins soucieux. C’est comme si j’atterrissais de nouveau dans un monde parallèle. La première fois ça a été assez brutal. Sentir son ventre rond tout d’abord. Puis, quand je lui ai fait le virement pour payer une réparation et que je me suis rendu compte que c’était le même numéro de compte que celui que j’avais vu dans les dossiers de la clinique. Tout a été confirmé et ça m’a empêché de dormir pendant des jours. Je ne savais pas s’il fallait le lui dire ou le dire à ma femme maintenant que je n’avais plus aucun doute. J’ai lâchement choisi de me taire. Parce que je savais que l’équilibre que je conservais en me taisant risquait de voler en éclat au moindre mot. Il y a deux semaines je suis encore repassé devant son immeuble. Et cette fois ci elle y était avec les jeunes du coin. Elle discutait avec eux tandis qu’un petit garçon jouait près d’elle. C’est ce moment que j’ai remarqué la ressemblance frappante avec Pierre. J’ai compris que la Chloé de la dernière fois devait être une voisine ou une amie qui gardait son fils. 


Elle a eu un fils et elle semblait bien se débrouiller avec lui.     


Elle met fin à la conversation le sourire aux lèvres puis lève la tête vers moi. 


- Désolée Driss, il faut que j’y aille. Merci pour le repas. Je vais fermer le garage. Si t’as une panne avec ton camion, tu sais où me trouver. 


Et elle s’en va avant même que je ne puisse la retenir. Au même moment mon téléphone sonne. C’est Zeina. Elle se demande surement où je suis à pareille heure. Retour brutal à la réalité.


*

**


J’essuie minutieusement le comptoir après le départ de mes derniers clients. Aujourd’hui, c’était journée tacos. Et les gens ont adoré découvrir la cuisine mexicaine à la sauce Driss. L’astuce venait du fait que j’ai fait mijoter la viande de porc en paquet comme certaines femmes le font ici, emballées dans des feuilles de bananier. La viande était tendre et fondante et personne n’a pu en commander un sur place sans prendre la peine d’en commander un à emporter.    


- Putain Idris j’y crois pas ! C’est toi qui gère le camion à bouffe dont tout le monde en ce moment? Parait qu’il faut avoir une chance de cocu pour se faire servir à temps ici. 


Je connais cette voix, cette manière de trainer sur les voyelles en fin de phrase. Je lève la tête. 

 

- Comment ça va Paul-Marie ?


J’espère que mon sourire n’est pas trop forcé. Je me sens un peu fatigué aujourd’hui et pas d’humeur à remuer d’anciens souvenirs. Paul- Marie et moi n’avons jamais vraiment été en bon terme. On essayait tous les deux d’être les meilleurs de notre promotion et la plupart du temps, je gagnais nos duels, haut la main. 


- Bien merci et toi ? demande-t-il en observant le moindre de mes gestes.


Il fait quarante degrés à l’ombre et le mec est engoncé dans une veste col Mao qui ravirait les communistes pur et dur. Il présente les habituels signes extérieurs de richesse des fonctionnaires de l’Etat. 


- Mais qu’est-ce qui t’es arrivé frangin ? T’étais celui qui avait l’avenir le plus prometteur ? Qu’est-ce que tu fous à vendre de la bouffe ?


J’élude la question en lui proposant un menu pour qu’il la boucle un peu. Il le parcourt rapidement et le pose sur le comptoir. Alors j’essaie de détourner son attention de moi en lui posant des questions sur sa vie. Et c’est l’avalanche d’informations sur sa réussite. Il occupe actuellement un poste haut placé au Ministère de l’Economie et des Finances et il me parle de tous ceux de notre promotion qui occupent des postes similaires. J’essaie de garder mon sourire accueillant de départ et l’écoute attentivement. Pourquoi est-ce que je ne suis pas devenu fonctionnaire ? Je ne suis pas gabonais alors toutes les portes des concours nationaux m’étaient fermées. Et ça il l’a sans doute oublié. 


- Je me suis débrouillé comme j’ai pu Paul-Marie.

- Vraiment, ça me fait mal de te voir ici comme ça. 


Je ne sais pas s’il est sincère ou s’il essaie juste de me faire sentir comme une merde. Il sort une carte de la poche de sa veste et me la tend. Mon sarcasme inné l’aurait déjà fait fuir. J’ai toujours été doué pour remettre les gens à leur place. Mais maintenant que j’ai un business qui tourne et qui de temps à autre se tape le luxe d’un « bad buzz » sur le net, je surveille mon langage. 


- Essaie de voir si tu peux m’appeler. Je vais parler de toi aux autres et on va voir ce qu’on peut faire pour toi, ajoute –t-il d’un ton condescendant. 


Apparemment il me prend vraiment en pitié. Je l’observe plus posément, un peu abasourdi par la teneur de notre conversation. Il en a perdu des cheveux depuis nos études supérieures. Et ce qu’il a perdu sur sa tête, il l’a gagné sur son ventre. Il y a un des boutons de sa veste qui s’apprêtent à faire un plongeon du haut du Kilimandjaro.  Mais qui lui a dit que je mendiais un boulot ? Je lui rends sa carte et même s’il n’a pas commandé, je lui emballe deux tacos que j’avais mis de côté pour plus tard.   


- Tiens ta commande. Viande de porc et poulet grillé.  

- Ah oui. Merci. D’ailleurs, je dois retourner au bureau. Ça fera combien ? 

- C’est la maison qui offre. Je peux encore me le permettre. 

- Oh merci frangin. Je vais dire aux autres que je t’ai vu hein ne t’inquiète pas. 

- Je ne suis pas inquiet. Je dirige mon propre business. Il y a des hauts et des bas mais ça tourne bien donc je ne suis pas inquiet. Je ne suis pas dans un bureau mais mes études en gestion me servent bien donc comme je te l’ai dit, je vais bien Paul-Marie. Mais si tu veux parler aux autres d’un endroit ou se retrouver pour bien manger, ne te gène surtout pas.

- OK, OK. Je voulais seulement rendre service moi. Pas la peine de monter sur tes grands chevaux.  


Il s’en va, avec mon plat bien en main. Je peux enfin enlever ce sourire idiot de mes lèvres. Je ferme la fenêtre, descends du camion et reprends ma place au volant. Mais le camion refuse de démarrer. Putain, ce n’est vraiment pas le moment. Je fais une nouvelle tentative sans succès. Je lance l’appel vers Manu. Elle va finir par se dire que je le fais exprès. 


*

**


Tandis qu’elle répare je ne sais quoi sous le capot du camion, je range les papiers d’emballage et les couverts en plastiques que mes clients ont pu laisser par terre derrière eux. C’est étrange qu’ils sachent comme des grands demander leur monnaie mais que lorsqu’il s’agit d’être un peu propre il n’y a plus personne. Ils croient que le ramassage d’ordure est compris dans le prix du menu ?        


Une trentaine de minutes plus tard, elle a fini.


- Vas-y démarre encore une fois. 


Je remonte dans la cabine et fais une nouvelle tentative. Le moteur ronronne immédiatement comme un gros chat. Cette fille fait des merveilles avec la mécanique. Ma rencontre avec Paul-Marie m’a laissé un arrière-gout de je ne sais quoi en bouche. Cette manière de me prendre de haut m’a plus affecté que je ne le pensais. J’ai besoin de m’aérer la tête.


- Hé tu m’écoutes ? 

- Pardon. J’étais ailleurs. Tu disais ? 

- Ça va ? demande-t-elle en me regardant d’un air inquiet.

- Oui, ça va. Pourquoi ? 

- Parce que je t’ai dit que c’est bon, tu peux y aller et que t’es toujours planté là. 

- Ah OK. Je ne t’avais pas entendu. J’y vais. Je te dois combien pour le dépannage ? 


Aujourd’hui la caisse est pleine alors je peux me permettre de payer maintenant plutôt que de lui demander de le faire à la fin du mois. 


- Tu me dois un sourire pour la main d’œuvre et deux tacos pour le déplacement! répond-elle après avoir fait semblant de calculer un cout. 

- Tu ne vas pas me refaire le coup du sourire ! Je n’ai pas l’intention de sourire pour payer moins. Franchement c’est la technique de drague la plus ringarde de tous les temps. 

- Hum, tu te le pètes maintenant hein ! Qui t’a menti que tu étais beau même ? Avec ta longue tête là. Et puis avec le temps on dirait que tes dents du bonheur ne font que se fuir l’une l’autre. Ou bien en réalité il te manque même des dents ? Ouvre la bouche je vais compter tes dents. Tu en as moins qu’avant hein.  

- Me touche pas avec tes mains pleines de cambouis. C’est toi qui te la pètes parce que je t’appelle à chaque fois. 

- Ce n’est pas de ma faute si je suis douée. Qui aurait la patience de réparer la mocheté qui sert de restaurant ?      

- La mocheté ? Mais c’est dans la mocheté là que je fais la bouffe que tu aimes tant et que soit dit en passant tu es incapable de faire même avec un livre de recettes ouvert devant tes yeux. Si tu viens c’est surtout pour ma bouffe. En réalité tu profites de moi. 

- De qui d’autres dois-je profiter si ce n’est toi ? Rhooo. Je n’ai pas supporté ta tête d’intello pendant toutes ces années pour rien. Bon coupons court, je te fais un prix d’ami. Un tacos et un sourire. Je ne peux pas descendre plus bas, dit-elle en fronçant les sourcils et en croisant les bras. 


Ce genre de dispute idiote me rappelle « nous » avant. 


- On est plus ami Manu. On a cessé de l’être il y a cinq ans. 


Je l’ai dit sans réfléchir mais je ne le regrette pas. Plutôt que de se fâcher comme je l’imaginais, elle s’approche de la portière du côté conducteur et se hisse à ma hauteur. Ses grands yeux rieurs se posent sur moi, se verrouillent moi et je ne peux rien faire d’autre part me perdre en eux. 


- Si ça peut te rassurer de te dire ça. Pourquoi pas ?  


Malgré toute ma confusion, à cet instant même si je m’écoutais je l’embrasserai. Nous n’avons eu droit qu’à un seul baiser. Et ce baiser est resté gravé dans ma tête. Si je m’écoutais, je lui dirai que je ne comprends pas pourquoi après autant d’années, il nous est toujours aussi facile d’être Driss et Manu. Tout s’emboite à la perfection quand on est à deux, comme deux pièces uniques d’un puzzle à deux pièces. Mêmes nos chamailleries n’en sont pas vraiment. C’est juste notre manière nous de nous déclarer nos sentiments sans vraiment le faire.    


- Bon qu’est-ce qui te tracasse vraiment ? Ne tourne pas autour du pot. 

- Rien. 

- D’accord. Alors tu m’accompagnes.

- Où ? 

- Récupérer mon fils à la garderie. 


Je descends du camion. Dois-je faire celui qui ne sait pas qu’elle a un fils qui ressemble comme deux gouttes d’eau à son père ?  


- Elle m’a dit que si je venais encore le chercher en retard, elle le signalerait à la direction. 

- Qui ? 

- Celle qui le garde. Et comme c’est de ta faute parce que tu m’as appelé en pleurant…

- N’importe quoi, je ne pleurais pas. j’avais juste peur de me retrouver coincé ici et de ne pas pouvoir déplacer le camion demain. Demain j’ai une grosse journée. Un anniversaire à la plage. Regarde, je lui dis en lui montrant l’invitation lancé par mon client qui a réservé les services du foodtruck plutôt que de faire appel à un traiteur. 


Mine de rien, je suis en train de piquer des clients à la société sauce tartare et je n’en suis pas peu fier. 


- Tu vas lui faire ton sourire habituel avec tes bonnes manières et tout et tout, et elle va ma laisser partir avec David sans rien dire. Sinon, gare à toi. 

- Mes bonnes manières ne sont pas faites pour te sortir du pétrin Manu.

- Oh que si. Dieu t’a donné plein de bonnes manières et à moi il n’a rien donné. Ce n’est pas par hasard. 


Je lève mes sourcils d’étonnement. Ils doivent surement toucher mes cheveux là. 


- Quoi ? demande-t-elle en me regardant étrangement.  

- Je rêve où tu viens de parler de Dieu ?    

- Je rêve ou tu ne m’as toujours pas dit ce qui te tracassait tout à l’heure, réplique –t-elle sans se laisser démonter. 

- Ne change pas de sujet.

- J’allais te dire exactement la même chose. Alors tu m’accompagnes ou pas ?

- Comme si j’avais le choix, je peste à voix basse.

- Je t’ai entendu, s’exclame-t-elle.

- Mais je ne peux pas laisser le camion ici.

- Je le sais. Patrick est en chemin. Ah le voici. Parfait timing ! 


En cinq ans s’il y en bien un qui a changé, c’est lui. Sa tête est à présent toute blanche et ses rides très prononcé sur son visage. Dès qu’il me voit il me fait un grand sourire et me prend dans ses bras dès qu’il est à ma hauteur. 


- Comment ça va fiston ? 

- Bien Patrick. 

- Je suis heureux de te voir. 

- Moi aussi. 


Je ne pensais pas qu’après toutes ces années, il travaillerait encore pour Manu. Je suis sûr qu’il a dépassé l’âge de la retraite depuis longtemps. Mais Patrick est plus un père qu’un employé pour Manu alors je comprends qu’il réponde toujours oui à ses appels. 


- Alors quoi de neuf ? Tu vas bien ?

- Oui ça va.


Il nous regarde à tour de rôle, essayant de comprendre ce qui se passe, ce que nous faisons ensemble. Patrick est celui qui m’a vu rester des heures entières devant le garage de Manu, attendant qu’elle y revienne pour pouvoir lui parler, me faire pardonner. Il a toujours su. Bien avant que je n’avoue quoi que ce soit à Manu, il a toujours su à quel point je l’aimais. Il est celui qui a vu ma peine et qui m’a demandé comme un père le dirait à son fils bien aimé de tourner la page. C’est étrange de le voir encore une fois-là devant moi, me souriant gentiment alors qu’il sait à quel point la dernière fois ça a été dur pour moi de tourner les talons. 

  

- Quand elle m’a fait le message pour me demander de venir j’étais étonnée. Manu ne fait que deux choses dans la vie, réparer les voitures et garder son fils. Et pourtant je lui dis de sortir un peu pour se changer les idées. Tu as réussi à la convaincre. Il n’y a que toi qui pouvais le faire.  


Manu m’a dit que Pierre n’était pas là. J’en ai déduit qu’il était peut-être en voyage. Mais Patrick parle comme s’il ne faisait même plus parti de la vie de Manu.  


- Bon en tout cas, va chercher David, aller manger un truc. Je vais ramener le camion. Tu peux me ré indiquer la maison s’il te plait.  


*

**


Elle conduit toujours aussi mal cette fille. Pour une garagiste c’est vraiment le comble. Je ne sais pas pourquoi elle aime prendre les virages serrés et surtout faire des doigts d’honneur aux flics qui règlent la circulation. Je vérifie que ma ceinture de sécurité est toujours bien attachée avant de me sentir à l’aise. L’habitacle est silencieux, jusqu’à ce qu’elle prenne la parole de manière inattendue. 


- Pierre est en France. Pour … Il avait besoin de temps…

- OK.

- … Pour lui. Et tu sais que son nom est sorti dans la liste des…

- OK.

- Personnes concernées… par l’opération Mamba. La Direction Générale de Recherche est à ses trousses… Bref. 


Elle n’a jamais, depuis que je la connais, autant eu du mal à faire une phrase correcte. Je n’insiste pas. 


- J’étais mal à l’aise parce que j’ai vu un ancien condisciple, j’explique à mon tour. 

- Et alors ? 

- Il me parlait comme si j‘étais soudain devenu le crétin, le raté de la classe parce qu’il m’a vu dans mon foodtruck plutôt que derrière un bureau.

- Et alors ? 

- Ce n’est pas la première fois qu’on me le dit. J’ai parfois des moments de doute. Comme si je suis en train de faire une grosse connerie et que par orgueil, je refuse de le reconnaitre. A quoi ça m’a servi toutes ces années d’étude si c’était pour finir à la tête d’un foodtruck ? J’aurai aussi bien pu aller à Kenco faire un BTS en cuisine ou je ne sais pas quoi !


On se tait tous les deux. 


- Le truc tu sais Driss. C’est qu’on nous programme pour réussir socialement et financièrement. C’est tout ce que la société et surtout nos familles nous apprennent à faire. On ne nous programme pas pour être tout simplement heureux de ce qu’on a. Les parents ne disent jamais à leur enfant : tu veux être cordonnier ? Ah, j’espère que tu fabriqueras des chaussures dignes de ce nom. Tu veux être sage-femme ? Ah j‘espère que tu aideras toutes les futures mamans. Non, on dit je veux que tu sois docteur, architecte, pilote ou avocat. Parce que ces métiers sont supposés être au sommet de la pyramide de je ne sais quelle merde. Et ça c’est surtout pour vous les hommes. 


Je soupire. Je n’avais jamais vu les choses ainsi. 


- Tu ne dois pas laisser les autres et leur barème te miner le moral. Etre entrepreneur c’est déjà assez dur comme ça. Tu dois avoir ton propre barème et t’y tenir. Tu ne dois pas te dire l’autre est DG et moi je ne suis qu’un simple cuisinier donc j’ai raté ma vie. Parce que DG ou simple cuisinier crois-moi, c’est dans la terre qu’on nous enterrera tous. Non, tu dois te demander : qu’ai-je envie d’être moi ? Que dois-je faire pour être ce que j’ai envie d’être, pour faire ce qui me rend heureux ? Parce que quand tu es heureux, tu rends le monde autour de toi meilleur. Et crois moi je sais de quoi je parle. Il n’y a rien de pire qu’une personne aigrie et amère. 


Elle klaxonne allègrement en dépassant une voiture qu’elle juge trop lente. 


- J’ai appris avec le temps à ne pas laisser les gens me prendre de haut. Parce que j’ai compris que pour que quelqu’un te marche dessus, il faut que tu te mettes à ses pieds. On ne peut pas marcher sur toi si tu te tiens droit sur tes deux pieds. Tu es extrêmement doué dans ce que tu fais. Et si Dieu t’a donné ce don ce n’est surement pas pour que tu le gâches en restant derrière un bureau. Tu ne vois pas que c’est pour ça que tu ne t’accomplis pas ailleurs. Tu as travaillé pour l’une des femmes les plus riches du pays pendant des années sans rien y gagner. Puis tu as pris la tête de la société de ton père et ta mère t’a fait comprendre que rien ne t’appartenait dans cette société si j’ai bien compris ce que tu m’as expliqué. Et maintenant tu as créé quelque chose par toi-même. Quelque chose que personne ne peux t’enlever. Et ça marche parce que tu y mets tout ce que tu as. A partir de maintenant ce que tu dois faire c’est de t’entourer de personne qui comprennent le risque que tu prends parce qu’elles sont aussi passées par là et savent quel cran il faut pour sauter dans le vide sans avoir au préalable testé le parachute. 

- Depuis quand es-tu si … bonne conseillère. Depuis quand as-tu autant de cran ? je veux dire habituellement ton cran c’est toujours pour …

- Foutre la merde je le sais, complète –t-elle en éclatant de rire. Depuis le jour où tu as eu le cran de changer la pancarte du garage de mon père pour que je n’ai pas honte de clamer haut et fort que c’était le mien en fin de compte. Je le disais au gens qui venaient au garage mais je n’avais jamais eu le courage de changer cette foutue pancarte. 


Elle parle du jour où on s’est rencontrés. On se regarde un bref moment. Ce jour-là. C’était la première fois que je me faisais draguer comme ça.  Il y a eu un truc entre nous ce jour-là. Un courant qui est passé instantanément.  J’aurai du mettre le doigt dessus immédiatement. Mais ça avait une forme si étrange et commune à la fois. Ce n’était rien de violent ou d’ostentatoire. Non. Ce truc était doux et chaud comme une couverture. Ce truc nous tenait au chaud rien que nous deux et nous coupait des autres. J’ai mis du temps à lui faire accepter que ce truc entre nous c’était de l’amour. 


On descend de la voiture. Elle s’est garée en empiétant sur le trottoir. On doit traverser la route pour se rendre à la garderie du fils de Manu. De manière tout à fait naturel, je prends sa main et nous traversons la rue après avoir vérifié que la voie était libre. Sa main est chaude dans la mienne. Elle ne me lâche pas, même quand nous sommes de l’autre côté de la route.  


Comme elle l’avait prévu, j’ai fait mon plus beau sourire à l’assistante qui ne nous a fait aucune remarque sur notre retard. David était loin d’être le dernier à partir, ce qui a un peu rassuré sa mère. Elle a bavardé un peu avec les maitresses pour savoir si son fils avait un peu interagit avec les autres enfants. Elles ont répondu que non. Mais elle a gardé son sourire en le prenant dans ses bras. J’ai déjà vu Manu sourire quand elle est extrêmement heureuse. Mais le sourire qu’elle au moment où elle prend son fils dans ses bras, je ne l’avais encore jamais vu. Il a passé ses bras autour du cou de sa mère et a posé sa tête sur son épaule, rassuré. 


- Alors champion ! Il parait que tu n’as pas voulu jouer avec les autres encore une fois. Tu ne veux pas te faire des amis ? 


Il se contente de s’accrocher fermement au cou de sa mère. 


- Il a beaucoup aimé jouer avec la pâte à modeler par contre. Je crois que les activités manuelles lui plaisent, indique une des dames encore présentes. Mais il ne supporte toujours pas que les autres garçons le touchent. 

- Je sais. J’ai essayé de lui acheter de petites voitures à démonter et remonter comme maman mais ça ne l’a pas intéressé.   

- Ne vous inquiétez pas. Certains enfants prennent du temps à s’ouvrir aux autres. 


Manu est une vraie tornade alors c’est un peu étrange d’imaginer qu’elle est la mère de cet enfant si calme et timide. On s’en va quelques temps après. Une fois devant sa voiture, elle me demande de fouiller ses poches pour sortir les clefs de la voiture car elle ne veut pas lâcher son fils ou me le donner. C’est à ce même moment qu’un groupe de femmes s’arrête juste derrière moi.   


- Idris ! interpelle une voix que je reconnaitrai entre mille. 


Je me tourne et je vois ma mère accompagnée de certaines de ses cousines éloignées qui me fixent la bouche grande ouverte. Je sais de quoi on a l’air Manu et moi. D’une famille heureuse, elle enceinte et moi avec un petit garçon dans mes bras. Ma mère s’avance vers nous tandis que les autres restent en arrière et bavardent entre elles. Elle ne quitte pas un seul instant le petit ventre de Manu des yeux. Je peux lire toutes les pensées qui se bousculent dans sa tête sur son visage. Je peux lire le regret. Celui d’avoir rejeté Manu. Manu qui apparemment n’a aucune difficulté à concevoir. Manu qui, je le vois à son sourire en coin, serait enceinte de moi. 


- Je comprends enfin. Je comprends enfin, ne cesse-t-elle de répéter en tapant dans ses mains. Dieu soit loué. 


Ce que je sais aussi c’est que ce soir au plus tard, Zeina saura.

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