
Chapitre 13 : L'arrivée
Ecrit par Nobody
Je n’ai même plus la force de sourire. Ma gorge est sèche, mes tempes battent comme des tambours sacrés, et Maïssa me serre la main si fort qu’elle m’en ferait presque mal. Je pousse enfin les grandes portes vitrées de l'hôtel. La fraîcheur de la climatisation me saisit d’un coup et soudain, tout ce chaos, cette chaleur, cette poussière et cette tension que je viens de traverser à l’aéroport semblent appartenir à une autre vie. Ici, c’est un autre monde. Maïssa lâche un petit soupir, un de ceux qui en disent long sur son épuisement. Je lui attrape doucement la main, et nos doigts se serrent comme pour se donner du courage.
L’Hôtel Atlantic Palace. Rien qu’au nom, j’aurais dû deviner que j’avais réservé dans un palace. Mais j’avais cliqué à la hâte, quelques jours avant le départ, cherchant un endroit "sûr et confortable" où poser nos valises. Et c’est ce qui est apparu dans les premiers résultats. À croire que les moteurs de recherche détectent le stress et le traduisent en choix luxueux.
Le hall est immense, lumineux, baigné d’un parfum discret de bois ciré et de fleurs tropicales. Un lustre moderne en forme de spirale surplombe un canapé circulaire en velours bleu nuit, au centre duquel trône une sculpture en bronze représentant une danseuse. Tout respire le luxe, mais un luxe maîtrisé, élégant, sans ostentation vulgaire. Des voyageurs en costumes légers discutent à voix basse dans un coin, un réceptionniste souriant accueille un couple européen, et un serveur passe avec un plateau garni de cocktails aux couleurs pastel. Une odeur raffinée, un mélange de fleur d’oranger et de vanille douce, flotte dans l’air. Je croise mon reflet dans un miroir doré près des ascenseurs. Ma robe est froissée, mes cheveux partent dans tous les sens. Et pourtant, à côté de ma fille, je me sens digne. On a traversé des tempêtes aujourd’hui.
Je m’approche du comptoir, essayant de reprendre contenance. Une hôtesse en tailleur anthracite avec un badge "Sandra" accroché à sa chemise impeccable nous accueille avec politesse, prend nos documents avec des gestes mesurés. Pas un mot de trop. Pas un regard sur Maïssa qui somnole déjà sur ma hanche.
— Bonjour madame Adéyémi, bienvenue. Votre réservation a bien été confirmée, chambre double supérieure pour deux nuits.
Je hoche la tête en souriant, polie, mais fatiguée. Maïssa s’appuie contre moi, les paupières à moitié closes.
— Est-ce que je peux avoir un check-in rapide ? Nous sommes épuisées.
Sandra comprend. Elle échange quelques mots avec un collègue puis me tend une petite pochette contenant les cartes d’accès.
— Chambre 214, au quatrième étage, vue sur le jardin. Un bagagiste va vous accompagner.
Le bagagiste arrive dans la foulée. C’est un jeune homme mince, vêtu d’un uniforme beige et kaki, qui saisit nos valises avec un professionnalisme discret. Il adresse un clin d’œil amusé à Maïssa, qui esquisse un sourire timide sans vraiment réagir. Trop de fatigue.
Quelques instants plus tard, nous sommes dans l’ascenseur, silencieuses en direction du 4ème étage. Le miroir sur la paroi me renvoie l’image de mon visage tiré, les boucles de mes cheveux un peu aplaties par le voyage, et cette ombre d’inquiétude au fond de mes yeux. Je me demande ce que pense Maïssa, mais elle a déjà le front appuyé sur mon bras. Je la caresse doucement.
La chambre est simple mais raffinée : deux grands lits séparés recouverts de draps blancs immaculés, une petite table ronde, une baie vitrée donnant sur une rangée de palmiers bien taillés qui bordent la plage, et un parfum léger d’ambre flottant dans l’air. Il n’y a pas de luxe tapageur ici, juste ce qu’il faut pour se sentir bien. Correct, propre, rassurant. Je ne demandais rien de plus. Un panier de fruits trône sur la table avec un mot de bienvenue manuscrit.
Je laisse tomber mon sac, retire mes chaussures et me laisse tomber sur le lit. Le matelas m’enveloppe comme une étreinte, et j’entends Maïssa qui saute sur le sien.
— On dort tout de suite maman ?
— Oui, ma puce. Pour une fois je t'autorise à te coucher sans te changer, on est beaucoup trop fatiguées donc je laisse passer. On parlera plus tard, d’accord ?
Elle hoche la tête, se déchausse en vitesse et grimpe sous les draps. Moi aussi. Le silence de la chambre est un baume. Mes paupières se ferment presque aussitôt. Dans un demi-sommeil, je pense encore à cet homme… Moussif. À son regard froid, à sa fierté froissée. À cette tension étrange qui a flotté dans le taxi. Et à cette sensation que quelque chose de beaucoup plus vaste m’échappe...
POV Moussif
Je me réveille avec cette boule au ventre. Ce genre de matin où tu te lèves avec l’impression que ta journée t’appartient à moitié. C’est samedi. D’ordinaire, je donne cours à cette élève de seconde, une fille brillante mais distraite, qui me fait galérer avec les fonctions polynômiales depuis deux mois. Mais aujourd’hui, j’ai annulé. Je déteste décaler les choses, mais je ne pouvais pas prendre le risque de courir après le temps. Je lui ai dit que j’avais un imprévu familial. Je me suis excusé platement au téléphone, surtout parce que j’avais peur qu’elle dise non au report. Deux heures de cours, ce n’est pas énorme, mais chaque franc compte dans ma situation, surtout ce mois-ci. Heureusement, elle a accepté de décaler à dimanche soir.
Je déteste bosser les dimanches, c’est sacré chez moi. Mais ce week-end, rien n’est sacré. Tout est en vrac. Une fille que je ne connais pas débarque dans ma vie au nom d’un pacte vieux de je ne sais combien de générations. Et moi, je suis censé l’épouser.
J’ai raconté toute l’histoire à Chris mon meilleur ami, le pacte, le mariage et l’arrivée imminente de Naïla. Le seul en qui je peux vraiment me confier sans craindre d’être jugé. Il a éclaté de rire, au début. Puis il a vu que je ne plaisantais pas. Chris est resté bouche bée au début. Il répétait :
— Attends… tu veux dire que t’as accepté ? Comme ça ?
— Pas vraiment accepté. Disons que j’ai pas dit non.
Il m’a lancé ce regard à la fois moqueur et inquiet, ce regard de grand frère qui sent que tu vas faire une bêtise, mais qui t’aime trop pour te le balancer sèchement.
— Frangin… je t’aime bien, mais tu déconnes. Tu vas foutre ta vie en l’air pour des histoires de vieux ? Tu as accepté de te marier comme on accepte partir acheter un pain. C'est fou mais tu t'en rends pas compte ? Oh réveille toi, c'est à toi de t'imposer. J'adore ta mémé et je veux bien que tu ne désires pas lui désobéir mais pas comme ça vieux frère ! Tu vas foutre ta vie en l'air je te le répète, prends du recul analyse bien les choses, pèse le pour et le contre surtout que je ne vois pas le pour qu'il y a dans cette histoire. Si tu refuses personne ne peut t'obliger, allo réveille toi ! Tu veux trop bien faire pour tout le monde. Mais ta vie, elle est à toi. Réfléchis encore. Tu n'es pas le messie.
Je n’ai pas répondu. Parce que je ne sais pas. Parce que Maman Élise se mure dans le silence. Elle sait des choses mais elle ne me dit rien pour l'instant. Rien du tout. Elle se contente de me répéter que le moment venu, je comprendrai.
Je souffle en revenant à moi et au moment présent. Je ne sais pas ce que je fais. Je suis devant mon armoire depuis vingt minutes, à hésiter entre deux chemises. Moi, Moussif, qui n’a jamais mis plus de cinq secondes à choisir une tenue, là je tergiverse comme une mariée la veille de ses noces. C’est ridicule.
Je me suis habillé, sans y penser au début. Puis, au moment d’ouvrir l’armoire, je suis resté bloqué. J’ai attrapé cette chemise que je garde pour les grandes occasions. Et là, j’ai rigolé tout seul. Est-ce que ce n’est pas justement une grande occasion ?
Ce n’est pas n’importe quel jour. C’est aujourd’hui qu’elle arrive. La fille du Bénin. La fameuse. Celle que je dois épouser au nom d’un pacte que même ma propre grand-mère refuse de m’expliquer clairement. Une étrangère. Une inconnue. Mais censée devenir ma femme.
Je finis par enfiler la chemise beige à rayures fines, celle que je garde pour les grandes occasions, un pantalon propre, des chaussures cirées. Et je me regarde dans la glace. Pas mal. Suffisant.
Je suis sorti, j’ai pris les bus communs, bien serré entre une mère avec ses deux gamins et un monsieur qui sentait fort l’huile de moteur. La chaleur m’a giflé comme une dette impayée. J’ai sué jusqu’à sentir ma chemise coller mon dos. Mais j’ai tenu bon. J’ai pris les transports pour économiser un peu. J’ai prévu de payer la course pour la ramener à son hôtel - que je n'ai même pas pris le temps de regarder - donc je me serre la ceinture maintenant. L’aéroport n’est pas si loin, et je suis habitué. L’idée, c’était : elle arrive à 14h, je la récupère, je la dépose, je rentre. Simple.
Sauf que rien n’est jamais simple avec cette histoire.
Dans le bus, je scrolle nerveusement mon téléphone. Je tombe sur le dernier message de Chris. "T’es sûr que tu veux vraiment faire ça, bro ? Épouser une inconnue juste parce que ta mémé dit que c’est le destin ?" Il n’a pas tort. Mais il ne comprend pas. Moi non plus, en fait.
Quand j’arrive à l’aéroport, je me pose dans un coin ombragé du hall des arrivées. Elle devait arriver à 14h, mais entre le débarquement, les formalités, et la douane, je me doute que ça prendra un petit moment. Je l'informe que je suis arrivé. Mon téléphone vibre. C’est elle. Elle me dit qu’elle est en attente au contrôle. Je réponds, puis j’attends encore. Dix minutes. Vingt. Une heure. Deux.
Deux heures plus tard, j’ai vu une femme sortir. Une femme, grande, belle, élégante, lumineuse malgré une fatigue évidente. Pas du genre à passer inaperçue. Et à côté d’elle, une adolescente. Elle devait avoir quoi… douze, treize ans ?
La femme a balayé la foule du regard. Elle s’est arrêtée sur moi. A froncé les sourcils, comme si elle se demandait : C’est lui ? Moi aussi j’ai eu ce doute. C’est elle, cette Naïla ? Mais qui est la petite avec elle ? On ne m’a jamais dit qu’elle avait une fille. Mon cœur rate un battement. Elle fronce les sourcils en me regardant. Elle hésite. Moi aussi. Je me demande si c’est elle. Elle doute que ce soit moi. Mais elle avance, traînant sa valise, la petite fille accrochée à son bras.
— Moussif ? demande-t-elle.
— Oui, Naila ? je tente un sourire, mais je sens que mon visage est figé.
Elle est belle à m’en désarçonner. Et pourtant, dans ma tête, ça commence déjà à bouillonner. Une fille ? Elle n’a pas cru bon de me le dire ? Bref.
Je fais signe à un taxi. Elle parle au chauffeur, salue avec gentillesse. J’apprécie, en silence. Elle disait merci, restait courtoise. Pour moi, le respect c’est essentiel. Ça m’a un peu apaisé. Mais à peine le moteur démarre, elle demande pourquoi la climatisation ne fonctionne pas. Le chauffeur explique que c’est une course "éco" et elle me regarde avec étonnement.
— On peut arrêter là s'il vous plait ? Je vais payer la course et en prendre une autre. Avec clim.
Je reste interdit et furieux. Je déteste ça. Les gens qui ne savent pas s’adapter, qui veulent que tout soit parfait. En plus elle paie ? Elle paie à ma place ? Et avec un pourboire de roi ? Non mais pour qui elle se prend ? Elle veut montrer qu’elle a plus que moi ? Je ne dis rien. Je serre les dents. Et j’appelle un autre taxi. Avec clim cette fois.
Le silence est glacial. Je tapais sur mon téléphone, racontant tout à Chris.
— Elle a arrêté la course parce qu'il n'y avait pas la clim et payé la course et le pourboire. Genre madame la princesse.
Chris a rigolé par message.
— Au moins tu gardes ton argent, vieux. Respire.
— J'espère bien qu'elle va faire pareil et payer le nouveau taxi unh, comme j'ai été vexé premièrement faut pas qu'elle se dise que pour ne pas me vexer encore elle va me laisser payer, parce que je pourrai vraiment pas vieux frère.
— Ah masta mdrr tu es comment, donc c'est que desserre les dents et libère un peu le visage non ou comment haha
— Mdrr je vais gérer
Pendant que ça roule, elle essaie de me parler. De m’expliquer que Maïssa, c’est sa fille. Je hoche la tête. J’écoute à moitié. Dans ma tête, je bouillonne. On arrive enfin devant l’hôtel. Et là, c’est le coup de grâce : L’Hôtel Atlantic Palace. Un des plus chers de la ville. Je reste sur le trottoir, la mâchoire serrée. J’aide juste à décharger les bagages.
— T’étais pas obligée de booker un hôtel comme ça, je lâche, acide. Mais bon.
Et je tourne les talons. Je m'installe à nouveau dans le taxi et je lui demande de m'avancer juste un peu histoire de prendre un bus, bien évidemment j'ai directement demandé qu'il éteigne la clim histoire qu'il ne me facture pas la conso. Après seulement deux minutes à rouler, je descend le paye et marche vers l'arrêt de bus en attendant le prochain.
Qaund le bus est là, direction chez Chris.
— Alors ? il demande avec son sourire en coin dès qu'il m'ouvre la porte
— Man je peux pas te mentir, la petite est belle, mal belle même. En plus le corps est franchement respectable et respecté. Mais elle m’a déjà saoulé, frère.
Je soupire.
— Elle a une fille, elle m’a rien dit. Elle me fait changer de taxi pour une histoire de clim. Et elle m’humilie en payant tout avec sourire et pourboire en plus. Moi, j’avais prévu. Tout. J’avais prévu de l’accueillir, de gérer comme un homme. Et là, je me sens comme un figurant dans son film.
Chris éclate de rire.
— Tu vois ? Tu veux faire l’époux modèle pour une inconnue qui t’écrase d’entrée. Prends ton temps. Rien ne presse.
Plus tard, j’appelle Christelle pour qu’elle me passe maman Élise.
— Elle est arrivée ? demande la voix douce et ferme de ma grand-mère.
— Oui.
— Alors tu la trouves comment ?
— Je ne sais pas je ne me suis pas encore fait un avis
— Oui mais elle est belle n'est-ce pas ? insiste maman Elise
— Boff pas spécialement je mens.
Mais mon cœur sait que je suis foutu.