Chapitre 14
Ecrit par Auby88
Aurore AMOUSSOU
Aujourd'hui, c'est samedi. Un samedi comme tant d'autres. A une différence près : Un chef "circonstanciel" se trouve dans notre cuisine.
Maman l'a invité à dîner, mais il a préféré être aux fourneaux ce soir pour nous concocter un plat local : "du piron rouge aux ailerons de dinde braisés". J'ai déjà l'eau à la bouche. (Rire).
Femi est vraiment un touche-à-tout. Il ne cessera jamais de m'étonner. Le gars sait cuisiner alors que moi je ne sais même pas frire un oeuf. Pour m'initier à la cuisine, il tient à ce que je l'aide à couper les tomates et oignons pour le jus.
- Femi, tu es sûr qu'elle ne risque rien ? Aurore n'a jamais aimé cuisiner !
- Maman ! rétorque-je.
C'est vrai que l'idée me faisait un peu peur mais il y a une première fois à tout.
- Ne vous inquiétez pas, maman. Je veillerai à ce qu'elle ne se blesse pas.
- Je compte quand même rester ici.
- Non, maman ! interviens-je. Va te reposer au salon. J'ai envie d'apprendre. Allez, va-t'en !
Maman sort de la cuisine en traînant les pas. Femi me regarde et nous rions.
- Alors, Chef, que dois-je faire ?
Il prend un plateau qu'il pose sur mes jambes et y dépose un oignon entier déjà épluché et lavé.
- Commence par couper l'oignon !
En parlant, il me tend un couteau. Avec précaution, je compte l'utiliser.
Au premier coup de couteau, bien sûr maladroit, je vois l'oignon quitter la planche pour glisser sur le sol.
Femi se rapproche de moi en réprimant un rire.
- C'est plus compliqué que je croyais !
- Non, Aurore. Tout dépend de comment tu t'y prends. Je rince l'oignon et tu t'y remets.
Peine perdue. Deuxième et troisième tentatives infructueuses.
- Cuisiner n'est définitivement pas pour moi, Femi.
- Ne dis pas cela. On s'y prend autrement et tu verras.
Il passe derrière mon fauteuil et pose ses bras sur les miens. Ma peau frémit légèrement au contact de la sienne.
- A deux, c'est plus facile.
- En effet ! dis-je en riant.
- Je vais chercher un autre oignon que tu t'appliqueras à trancher toute seule.
- D'accord, Chef !
Cette fois-ci, je parviens à diviser l'oignon en deux. Mais je me suis réjouie trop vite.
- Ça pique mes yeux, Femi ! Vite, de l'eau !
Il revient avec de l'eau dans un récipient et m'aide à me nettoyer le visage.
- Plus jamais, je ne toucherai à un oignon, ni voudrai faire la cuisine.
Il pouffe de rire.
- Je suis inutile au final, Femi. Et moi qui voulais t'aider. Je suis ridicule.
Il rit davantage.
- Femi, ce n'est pas gentil !
- C'est plus fort que moi, Aurore ! réplique-t-il en s'efforçant de ne plus rire.
- Au moins, tu auras essayé, c'est l'essentiel. On arrête la leçon de cuisine pour aujourd'hui. Sinon à ce rythme, on risque de manger après minuit.
J'affiche une mine déçue.
- Allez, Aurore, ne dramatise pas. Tu as tout le temps pour apprendre. Je t'aiderai, sois-en sûre.
Je garde ma mine triste. Il me châtouille et finit par m'arracher un rire.
Sacré Femi ! Unique en son genre. Il est devenu un membre de ma famille. En lui, je vois le grand-frère que je n'ai jamais eu et que j'aurais toujours voulu avoir. (Sourire)
*********
Madame Claire AMOUSSOU
Leurs rires me parviennent depuis la cuisine. Je souris. Je remercie Dieu pour ce don du ciel qu'est Femi. Il est entré dans la vie de ma fille et depuis il ne cesse de l'illuminer.
Ce garçon est vraiment quelqu'un de bien. Poli, courtois, humble et très serviable. Je me suis attaché à lui comme à un fils et j'espère que son amitié avec ma fille perdurera.
Avec lui dans la vie d'Aurore, tout est tellement beau que parfois, j'en ai peur. En tout cas, il faut vivre pleinement le temps présent.
J'avoue aussi que j'aimerais bien qu'ils deviennent un couple, mais je doute qu'Aurore soit prête à ouvrir son cœur à nouveau. Même si elle ne me le dit pas, je sais qu'elle aime encore ce traître de Steve. J'ai même récemment trouvé sa photo sous son oreiller, mais je ne lui en ai pas parlé pour ne pas la brusquer.
Pourtant, il est plus judicieux pour elle d'oublier Steve, de se débarrasser de tout ce qui lui appartient, de tout ce qui la lie à lui. Repenser à lui ne fera qu'augmenter sa douleur et nourrir de faux espoirs en elle.
La voix d'Aurore me tire de mes pensées.
- Maman, c'est prêt. A table !
Je souris juste à l'idée de déguster ce qu'ils ont cuisiné ou plutôt ce que Femi seul a cuisiné. (Sourire).
- Alors Femi, j'espère que tous les doigts de ma fille sont intacts !
J'aime taquiner Aurore.
- Maman, voyons !
- Oui, maman. D'ailleurs, votre fille m'a été d'une grande aide à la cuisine.
- Pas la peine de mentir, Femi. Je n'ai même pas été capable de couper un oignon.
Je réprime un rire.
- Allez, moque-toi bien de moi, maman.
- Mais non, ma chérie ! réplique-je en lui déposant un bisou sur la joue. Tu as essayé et c'est ce qui compte. Sache que je suis, chaque jour, un peu plus fière de toi.
- Je ne voudrais pas mettre un terme à cette tendre complicité entre mère et fille, mais le repas est meilleur quand mangé chaud.
- D'accord, Chef ! dis-je en souriant en direction de Femi.
Puis, je les laisse dans la salle à manger et m'empresse d'aller me laver les mains.
*********
Madame Suzanne ZANNOU
Je suis tapie dans le noir, dans cette obscurité qui règne dans la chambre de ma fille.
Tout à l'heure, j'ai tenté de me soumettre à l'exercice du psy mais je n'ai pas pu. A peine ai-je pris le stylo en main que des larmes, minimes puis abondantes, se sont mises à couler de mes yeux. Mon cœur demeure meurtri, mon âme perdue.
Comment puis-je réussir à écrire des mots sur ma fille, quand le simple fait de penser à elle bouleverse mon esprit ?
" Bella ! Mon bébé. Je sais que tu me vois. Je souffre tellement de ton absence ! Si seulement, je pouvais remonter le temps. Je me sens tellement seule, malgré la présence de mes sœurs. Bella, ta voix, ton sourire, ta personne me manquent. Bella …"
Je reste assise là, sur le sol, les yeux ouverts…
Le lendemain
Je viens d'entrer dans le bureau du psy. Je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit. Je suis épuisée. J'espère qu'il ne le remarquera pas, parce que je n'ai pas envie qu'il me prescrive des médicaments ou qu'il pense à me faire interner.
- Bonjour madame ZANNOU.
Ses yeux restent posés sur moi.
- Bonjour Docteur, dis-je en fuyant son regard.
- Avez-vous bien dormi cette nuit ?
Je hoche juste la tête. Il semble ne pas me croire, mais n'en demande pas davantage.
- Avez-vous pu réaliser les exercices que je vous ai donnés ?
Je secoue la tête. Je préfère être franche avec lui.
- Je n'ai pas pu. C'est trop dur pour moi de parler de ma fille. Et puis, je n'ai pas réussi à contrôler ma colère face à cette garce d'Aurore.
Il soupire.
- Comment voulez-vous que je vous aide si vous ne suivez pas mes conseils ? Je comprends combien la mort de votre fille vous a perturbée, combien c'est douloureux, mais vous vous devez d'aller de l'avant.
- C'est facile à dire quand vous n'êtes pas à ma place. Vous ne pouvez pas comprendre. D'ailleurs, vous n'essayez pas de me comprendre. Tout ce qui vous intéresse, ce sont mes sous que vous empochez à chaque séance.
Il me fixe longuement, puis je l'entends respirer profondément.
- Vous n'êtes ni la première, ni la dernière à qui un tel drame arrive. Réagissez, bon sang ! Je crains vraiment le pire avec vous !
- Le pire ! Qu'y a t-il de pire que de perdre des êtres chers ? Au final, je perds mon temps ici. Personne ne peut m'aider et vous encore moins.
- Pourquoi tant de colère et d'agressivité en vous, madame ZANNOU ? Vous n'avancerez pas en vous comportant ainsi !
- Tant de colère, vous dites ! N'en ai-je pas le droit ? On a tué ma fille !
- Quand vous dites "On", vous faites toujours référence à cette Aurore, n'est-ce pas ?
- Oui, c'est elle la coupable de tout !
- En êtes-vous certaine ?
- Oui ! réponds-je avec assurance. Elle est la seule coupable de la mort de ma fille !
- J'ai pourtant cru comprendre que votre fille et cette Aurore étaient des meilleures amies, qu'elles s'aimaient beaucoup et tenaient l'une à l'autre.
- C'est faux. Aurore a toujours été une hypocrite. Elle n'a jamais aimé ma fille. Elle passait son temps à la dominer. Cette maudite nuit-là, c'est bien elle qui a obligé ma Bella à sortir, c'est bien elle qui conduisait tout en étant ivre.
- Pour moi, Aurore n'est coupable que d'une chose : avoir été imprudente. Mais ce n'est pas une raison pour faire de cette fille votre souffre-douleur, votre victime expiatoire. Reconnaissez que votre fille avait le choix !
Je secoue la tête. Ma fille n'avait pas le choix. Aurore l'a obligée. Ce psy se trompe.
- Votre sœur m'a dit que cette Aurore est restée paraplégique. Vous ne pensez pas qu'elle a été assez punie par son imprudence !
Quel idiot, ce psy ! Il ne comprend rien. Aurore est la seule coupable. Personne ne m'enlèvera cela de la tête.
- Pas assez à mon avis. Vous ne parviendrez pas à me convaincre. Jamais !
- Pourtant, c'est la vérité que je vous dis. En réalité, par rapport à la mort de votre fille, vous vous reprochez quelque chose qui pèse sur votre conscience et votre coeur de mère ! Mais au lieu de l'avouer, vous avez préféré rejeter toute la faute sur Aurore et vous acharner contre elle. Ce qui n'est pas normal, madame ZANNOU !
Je détourne la tête.
- J'ai passé mon temps à vous observer, à analyser vos comportements à chaque séance. Qu'est-ce qui vous fait si mal ?
Mon cœur bat de plus en plus vite. J'ai juste envie de quitter les lieux.
- Je ne me trompe pas, n'est-ce pas ? Admettez-le une fois pour toutes ! Parlez ! Dites ce que vous avez sur le coeur !
- Je perds mon temps en venant ici. Vous ne pouvez pas m'aider ! Dis-je en me levant précipitamment.
- Vous commettez une grave erreur, madame ZANNOU. Vous ne pouvez pas vous enfuir à chaque fois qu'on ne partage pas votre avis, à chaque fois qu'on vous dit la vérité, aussi blessante qu'elle soit !
- Vous n'êtes qu'un incompétent. Cette fois-ci, je pars pour ne plus jamais revenir ici !
Je pensais qu'il m'en dissuaderait, mais non. Il croise les bras, secoue la tête et me regarde m'en aller. Tant mieux. Je me lève, prends mon sac et sors de son cabinet.
Avant de rentrer chez moi à Abomey-Calavi, je fais un détour au cimetière de Somè. J'ai besoin de voir ma fille, de rester avec elle, de lui parler, de lui dire ce que j'ai sur le coeur. Elle était la seule qui me comprenait. Elle l'est encore même si elle n'est plus là.
Bien qu'il soit difficile pour moi de l'admettre, il y a bien une chose dont je me sens coupable, une chose que je regrette énormément, une chose que je ne me pardonne pas comme l'a pensé le psy : les derniers mots que j'ai échangé avec ma fille, cette maudite nuit-là, n'étaient que reproches. Je revois encore la mine serrée qu'elle a faite. Fâchée contre moi, elle était. Cette image d'elle me tourmente et me tourmentera toute ma vie.
Je fonds en larmes.
* *
*
Des heures plus tard.
Je viens de rentrer. Hélène m'attend au salon.
- Suzanne, où étais-tu ?
- Avec ma fille au cimetière.
Elle soupire. Je sais qu'elle n'aime pas que j'y aille, mais je ne compte pas lui obéir sur ce point.
- Il faut qu'on parle.
- Hélène, je suis fatiguée. On discutera plus tard.
- Le psy m'a appelée. Tu t'es une fois de plus défilée.
- Pense ce que tu veux, Hélène. Ton psy est nul. De toute façon, personne ne peut m'aider. Puis-je monter à présent ?
- Non. Viens t'asseoir.
Je demeure debout.
- C'est un ordre. Je te rappelle que je suis ta soeur aînée !
Par politesse, j'obtempère.
- Tu ne peux continuer ainsi, soeurette. A cette allure, je redoute que tu finisses par perdre la raison !
- Peu m'importe à présent. Tu as fini ?
- Non. Le psy t'a prescrit un antidépresseur que je viens d'acheter à la pharmacie. Tu vas en prendre un maintenant.
- Je ne veux aucun médicament.
- Ne discute pas avec moi !
J'accepte. Elle avait déjà tout prévu. Devant elle se trouve un tube de comprimés, une carafe pleine d'eau et un verre à boire.
- Crois-moi, cela te fera du bien.
Je hoche la tête, prends le médicament que j'avale avec de l'eau. Non, je ne l'avale pas. Je fais semblant. Le comprimé est caché sous ma langue. C'est une technique que j'utilisais, quand j'étais petite, pour éviter de boire les comprimés que me donnait ma feue mère. Jamais, elle ne m'a attrapée. D'ailleurs, personne ne l'a jamais su.
Je profite d'une seconde d'inattention de ma soeur pour vite recracher le médicament. Elle ne remarque rien.
- Merci Hélène de tenir autant à moi. A présent, je vais me reposer.
- D'accord. Tout ira mieux, ma soeur !
J'acquiesce de la tête et me dirige vers ma chambre.