Chapitre 17 - Du bout des lèvres

Ecrit par NafissaVonTeese

Précédemment

Seydina avait débarqué à la soirée de lancement organisée par TranSylla, en compagnie de Alima. La sœur de Ali l’avait présenté comme son nouveau petit ami. Choquée et se sentant affreusement blessée, Fama s’était enfuie de la salle. Salah El Houda, un ami de Ali invité au cocktail, la suivit et lui proposa d’aller faire un tour. Quelques minutes plus tard, tous les deux se retrouvèrent dans la suite de Salah qui résidait à l’hôtel où se tenait la petite fête. Ce dernier ne s’était pas retenu de montrer à Fama qu’elle l’attirait.

Ali avait subitement débarqué et une altercation entre lui et son ami s’en suivit, avant qu’il n’oblige Fama à partir avec lui.

***

 

Ils avaient pris l’ascenseur, traversé le hall bondé de l’hôtel, marché près de 100 mètres pour rejoindre la voiture dans laquelle ils étaient arrivés ensemble ; et tout cela dans un silence plus que pesant pour Fama. Elle n’avait osé lui jeter qu’un seul regard dans la pénombre des allées du jardin qu’ils avaient emprunté, mais la mâchoire crispée de Ali la convainquit qu’elle ferait mieux de ne rien dire, pour ne pas lui donner l’occasion de continuer à l’humilier.

La montre intégrée au tableau de bord affichait 22:27 quand Ali s’engagea sur le pont qui menait vers l’allée Cheikh Anta Diop, en suivant le fil de voitures qui roulaient au ralenti.

« Presque fini.» se consola Fama, qui ne supportait plus le fait d’être confinée dans cet espace restreint, à quelques centimètres d’un homme d’humeur colérique. Il lui fallait juste tenir encore deux à trois minutes, le temps de quitter le pont, de tourner à gauche, rouler encore moins d’une minute avant qu’elle ne se retrouve seule dans sa petite chambre, en sécurité, loin de cet homme.

 

Elle ne s’y attendait pas, mais Ali fonça droit devant, les yeux rivés sur la route moins encombrée. Fama, d’un geste vif, l’avait foudroyé du regarde, pensant qu’il avait oublié de tourner à gauche. Ses yeux ne quittèrent pas la route, mais il lui avait lancé, de la même voix grincheuse qu’il avait à l’hôtel : « la ferme ! », alors qu’elle n’avait encore rien dit.

 

-         Mais vous…

 

Avant qu’elle ne puisse terminer sa phrase, Ali donna un coup sec au volant, ce qui fit retentir le klaxon ; puis il se répéta en criant : « la ferme ». Fama avait sursauté, froissée par sa réaction, qu’elle trouvait excessive pour presque rien. Sentant la violence la guetter, elle n’osa plus dire un seul mot. Elle s’enfonça dans son siège et fixa à son tour la route à travers le pare-brise, le cœur battant à se rompre.

 

Bien qu’elle s’avoua en avoir trop fait avec Salah, Fama conclut qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond dans la tête de Ali. Cogner contre son ami et la trainer hors de l’hôtel juste parce qu’elle avait quitté la fête avant la fin, lui semblait exagéré. Où l’amenait-elle ? Qu’avait-il derrière la tête ? Très vite, une sordide histoire de disparition que lui avait raconté son père, la nuit de son départ pour la capitale, lui vint à l’esprit.

 

Une jeune femme du même âge qu’elle avait quitté le sud du pays pour étudier à l’université de Dakar et à peine deux semaines après son arrivée, elle avait été portée disparue. Un mois plus tard, son corps avait été retrouvé dans une maison abandonnée à la sortie de Dakar. Les rumeurs qui courraient disaient qu’elle avait rencontré un jeune homme d’apparence timide, dans une boîte de nuit et que celui-ci l’avait convaincu de la déposer à sa résidence universitaire. C’était la dernière personne avec qui elle avait été vue, et bien qu’il n’ait pas eu l’air dangereux, il l’avait séquestré torturé et avait abusé d’elle durant des jours avant de la tuer.

 

Cette histoire qu’elle avait trouvée grotesque quand elle l’entendit, lui parut tout d’un coup étrangement semblable à ce qu’elle était entrain de vivre.

 

Fama frissonna en repassant dans son esprit la conclusion de son père : « ça pourrait t’arriver à toi, alors ne fais confiance à personne ».

Elle ne voulait pas mourir. Elle n’avait rien fait pour mériter cela. Des idées, les unes plus abjectes que les autres, lui traversèrent l’esprit, avant qu’Ali ne se décide enfin à couper le moteur sur le trottoir d’une ruelle mal éclairée, mais d’une odeur infecte de mélange de cigarette et d’alcool. En jetant un coup d’œil timide vers Ali, son attention fut captée par des personnes qui faisaient des va-et-vient dans un silence qui la troubla encore plus. C’en était fini pour elle, se dit-t-elle. Le psychopathe avec qui il était n’allait pas la tuer seul, mais avec des copains certainement plus cinglés que lui.

 

Ali lui, fixait toujours droit devant lui sans dire un seul mot. Fama pensa à quitter la voiture pour courir aussi vite qu’elle le pouvait, espérant qu’il ne la rattrape pas, mais elle laissa très vite tomber cette idée. Elle serait incapable de piquer un sprint de plus de 100 mètres sans s’écrouler par terre, à bout de souffle. De plus, aussi insensé que cela lui paraissait, elle se sentait plus en sécurité avec Ali, que dans le noir, avec des inconnus saouls et sans doute dangereux. Elle décida alors de faire comme lui, se terrer dans le silence et attendre qu’il réfléchisse et réalise que des dizaines de personnes l’avaient vues avec elle, et que si quelques chose lui arrivait, il n’allait pas s’en tirer aussi facilement.

 

Deux coups secs donnés à la vitre côté conducteur, la firent sursauter, alors qu’Ali n’avait pas bougé d’un poil. Il abaissa la vitre puis tourna son visage qui vint à la rencontre de celui d’une jeune femme aux extensions capillaires excessivement longues mais au doux visage qui inspirait confiance. Quand elle remarqua la présence de Fama, elle sourit avant de lancer à l’encontre d’Ali :

 

-         Ça te coutera deux fois plus chéri.

 

Il ne répondit pas, et se contenta simplement de relever sa vitre. Le claquement des talons de la jeune femme les firent comprendre qu’elle s’éloignait.

 

Fama ne comprit pas ce qui venait de se passer, mais apparemment, cela tournait en sa faveur puisqu’il y avait des femmes aux alentours qui allaient la secourir si cela venait à mal tourner.

Se disant que sa crise lui était passée, et se sentant plus en confiance, elle se mit à chercher les mots les plus souples et convaincants pour demander à Ali de la ramener chez elle. Avant même qu’elle ne puisse le faire, d’autres coups furent donnés à la vitre. Ali, sans un mot, reprit le même geste de la minute précédente. Une autre jeune femme, d’âge mûr, apparut et elle eut la même réaction que la précédente. La seule différence était la phrase qu’elle avait prononcée : « je suis celle qu’il vous faut mes petits chéris. ».

 

Fama ne comprit pas pourquoi tout d’un coup, tout le monde était devenu le chéri de tout le monde. Ali la regarda afficher son air perplexe avant d’agiter la main pour faire partir la femme. Il tourna enfin la tête pour faire face Fama. Sa colère semblait avoir laissé place à de l’assurance, dont il abusait sans retenu depuis leur première rencontre à la gare. En la regardant droit dans les yeux, il lui avait demandé :

 

-         Penses-tu valoir mieux que ces filles ?

 

-         Quoi ? Je ne comprends pas.

 

-         Ha ouais, tu ne comprends pas ?

 

Ali descendit de voiture, fit le tour et obligea Fama à quitter son siège en la tirant par le bras.

 

-         Regarde autour de toi, lui ordonna-t-il. Dans ta robe de créateur et tes airs de grande dame, tu crois valoir mieux que ces pauvres filles qui font le trottoir, mais tu te goures.

 

Stupéfaite, Fama comprit enfin ce qui se passait. Ces femmes venaient marchander leur corps jusque sous son nez, mais elle, comme une cruche, n’y avait même pas fait allusion. Elle fut encore plus choquée en comprenant que Ali venait de la traiter de prostituée en la regardant droit dans les yeux.

La colère commençait à la gagner, mais Ali n’en eut rien à faire et ajouta :

 

-         Tu te jettes sur le premier venu comme une garce. Tu n’es rien de plus qu’une pauvre fille ; une stupide pauvre fille qui ne vaut absolument rien !

 

Fama, ne pouvant se retenir, lui mit une gifle bien soutenue. Ali l’avait pris par les bras et l’avait secoué de toutes ses forces, avant de lui cracher :

 

-         Tu veux salir ma réputation, c’est ça ? Tu veux faire avaler à tous ces gens qui me respectent que je fais confiance et travaille avec de sales filles comme toi qui couchent avec tout le monde ? Tu cherches à m’humilier ?

 

Acculée, et ne sachant pas quoi dire, Fama fondit en larme. Elle se mit très vite à sangloter comme si on venait de lui annoncer la perte d’un être cher. Elle ne pleurait pas seulement parce-qu’elle venait d’être humiliée, encore une fois, ni parce-qu’elle avait honte de la manière dont elle s’était comportée, elle pleurait parce-qu’elle en ressentait énormément le besoin. Peu importe comment est-ce qu’il allait le prendre, mais elle avait besoin de se libérer de tous les ressentiments qu’elle avait accumulée : son amour déchu avec Seydina, sa trahison qu’il lui avait exposé ouvertement en s’affichant avec la sœur de son patron, le profond mépris qu’elle vouait à sa mère Isabella, son dégout face à ce prétentieux Ali qui la traitait de prostituée…

Elle en avait assez de tout et de tout le monde, alors même si cela n’arrangeait rien à la situation, elle allait pleurer jusqu’à la dernière larme. Elle n’en pouvait plus d’être forte, ni prête à tout encaisser.

 

Ali, pensant que c’était à cause de lui qu’elle avait craqué, se sentit aussitôt coupable et désemparé. Il la lâcha et la regarda faible, débarrassée de son armure. Il vit en Fama une autre femme, sans défense, dont il n’aurait jamais soupçonné l’existence. Même s’il avait reculé de deux pas, elle continuait à pleurer de chaudes larmes, le mettant ainsi dans une position qu’il ne maitrisait pas du tout : celui d’un homme qui devait contenir les excès d’émotion d’une femme.

Il avait regardé autour de lui mais personne n’avait daigné venir à son secours. Ne sachant pas quoi faire, il suivit son instinct et prit Fama dans ses bras, en se disant qu’elle allait certainement lui donner un autre coup, et celui-là, il le méritait largement. Elle ne le fit pas. Sanglot après sanglot, elle s’abandonnait de plus en plus dans ses bras. Presque aussi désemparé qu’elle, Ali l’avait serré contre lui jusqu’à ce qu’elle se calme. Quand Fama reprit enfin ses esprits, elle se détacha de lui. Naturellement, il avait passé ses mains sur son visage afin de lui essuyer les larmes. Se sentant impuissant et coupable, il se mit à lui servir une rafale d’excuses puis après un court silence, il reprit :

 

-         Je me suis laissé emporter. Je n’aurais pas dû t’amener ici. Je voulais juste te faire comprendre que tu n’as pas besoin de monter dans la chambre d’aucun client pour qu’il signe un contrat avec toi. Tu vaux beaucoup mieux que ça. Tu comprends Fama ?

 

C’était au tour de Fama de découvrir un Ali qu’elle ne connaissait pas. Affichant un air de chien battu, et semblant sincère dans ses propos, Ali poussa Fama à se sentir coupable de devoir lui infliger sa perte de contrôle. Il avait pris ses mains sans les siennes et avait insisté : « Je suis sincèrement désolée. Tu me comprends j’espère. ». Bien-sûr qu’elle le comprenait. Il ne s’y était pas pris de la meilleure des manières possibles, mais elle comprenait ses intentions. Elle avait hoché la tête et avait essayé d’esquisser un sourire pour le rassurer. Cela avait bien marché. Il sourit à son tour puis la serra à nouveau dans ses bras.

Ne sachant quel démon guidant ses gestes, il ferma les yeux et la prit par la taille pour poser un long baiser sur les lèvres de Fama.

Du bout des lèvres