
Chapitre 17 : Sa mère était destinée à mon père
Ecrit par Nobody
Moussif nous a raccompagnés jusqu’à la grille, puis il est resté figé là, planté comme une énigme que je ne peux pas résoudre. Je ne lui ai même pas dit au revoir. J’étais trop bouleversée pour trouver une formule polie, trop dérangée pour formuler autre chose qu’un hochement de tête. Lui aussi paraissait troublé et je le comprends totalement. Je pense qu'il va essayer de tirer les vers du nez de sa grand-mère et j'espère qu'il aura ses réponses, après tout il s'agit des conditions de la mort de sa mère.
Je commande rapidement un taxi car je n'étais pas venu à voiture cette fois-ci. Le taxi ne tarde pas à venir et nous nous installons rapidement ma fille et moi. Je sais que Chafik doit être derrière nous avec sa voiture. Moi, je regarde la nuit défiler dehors. Il y a quelque chose qui me pèse, une espèce de nœud dans la poitrine, et pourtant je n’arrive pas encore à mettre les mots sur ce que je ressens. Est-ce de la peur ? De l’incrédulité ? Une sorte de rejet instinctif ? Je n’en sais rien.
Le trajet se passe rapidement malgré l'embouteillage qui nous a saisi à un moment, on arrive relativement vite. Je paie le chauffeur et le remerciant puis je rentre à l'hôtel comme on revient d’un monde dont on ne sait plus très bien s’il est réel ou inventé. Je revois les yeux humides de Maman Élise, ses silences plus lourds que ses mots, et ce regard qui semble tout savoir d’avance.
Quand on arrive, Chafik est déjà là dans notre chambre, il a sûrement dû nous dépasser à un moment dans les embouteillages, il est assis sur le canapé, les jambes croisées, son téléphone à la main. Il relève les yeux en nous voyant entrer. Je me laisse tomber dans le canapé à coté de lui pendant que Maissa file dans la salle d'eau sûrement pour prendre sa douche.
— Ça va ?
— Pas vraiment je lui réponds sincèrement
Chafik prend deux bouteilles d’eau fraîche dans le frigo et me tend la mienne. J’ouvre, je bois une longue gorgée. Elle ne descend pas. Elle reste là, quelque part entre mon sternum et mon ventre, coincée avec toutes mes questions.
— Tu veux en parler ? Ou tu veux
juste qu’on reste là à boire de l’eau et à regarder le vide jusqu’à ce que ça
passe ?
— J’crois que j’ai besoin de vider un peu, sinon ça va s’accumuler et exploser quand je serai toute seule.
— Vas-y.
Je souris sans vraiment sourire. Je prends une inspiration et je lui raconte.
Tout.
La chaleur dans la pièce de Maman
Élise, l'émotion qui nous a pris dès qu'on s'est rencontrées, la pesanteur de ses silences, son regard posé tour à tour sur moi puis
sur Moussif, comme si elle lisait à travers nous une histoire plus ancienne que
notre naissance. Je décris la gêne, les non-dits, les allusions qu’elle a
faites à des choses qu’on ne comprend pas encore. Puis je parle de cette mise
en garde étrange, presque menaçante : que notre histoire à Moussif et moi n’est
pas la première, qu’il y en a eu d’autres, qu’une tragédie a déjà été écrite
avant nous.
Je parle aussi des parents de
Moussif. De sa mère, cette fille morte en couches, emportée au moment même où
elle donnait la vie. De son père, qu’on a à peine évoqué mais dont le nom
résonne déjà comme une faute et qui a failli perdre la raison à cause de son amour arraché trop tôt. D’une lignée frappée par un destin contrarié.
Chafik m’écoute sans broncher, les
bras croisés, le regard fixe sur un point invisible au mur.
— C’est difficile à expliquer.
C’est pas ce qu’elle a dit… c’est comment elle l’a dit. Comme si tout ça
existait vraiment, comme si c’était logique que des familles se lient par des
pactes, que les enfants paient les erreurs des parents… Et puis, elle avait
l’air sincère, Fiko.
Il reste silencieux. Il m’écoute,
comme toujours.
— Elle nous a raconté que la mère
de Moussif, sa propre fille, devait épouser un homme d’une autre lignée, à
cause d’un ancien pacte. Mais elle a refusé. Elle aimait un autre homme. Elle s'est entêtée, s'est unie avec lui puis ils ont eu un premier garçon, c'est au moment de donner naissance à son deuxième enfant Christelle qu'elle est
morte en couche.
Depuis, soi-disant, un nouveau cycle a commencé.
Je me masse les tempes.
— Tu te rends compte de ce que ça implique ? Ce qu’elle essaie de dire, c’est que si Moussif et moi, on s’entête… si on continue, on est en train de déclencher une répétition. Comme si c’était écrit. C'est absolument fou, et en même temps je pense à ma fille, je ne veux pas que par ma faute il lui arrive quoi que ce soit.
— Et toi, t’en penses quoi ? me demande-t-il calmement.
Je hausse les épaules. Je ne sais pas. Je suis troublée, mais pas convaincue. C’est trop… trop flou. Trop symbolique. Trop ancré dans des croyances que je n’ai jamais vraiment partagées.
— Tu me connais. Je suis cartésienne. Moi, ce genre de récit, je les classe dans la rubrique "légendes familiales". C’est beau, c’est tragique, c’est symbolique.. Mais de là à parler de malédiction… Je suis pas comme ça. J’ai besoin de preuves, de logique. Et là, j’ai l’impression qu’on essaie de me faire croire à une histoire vieille comme le monde pour me faire peur. Peut-être qu’il y a des choses vraies. Peut-être qu’il y a des coïncidences étranges. Mais de là à croire que je vais mourir ou rendre quelqu’un malheureux parce qu’une femme que je n’ai jamais connue a refusé un mariage il y a trente ans. J’veux bien croire qu’il existe des trucs anciens, des pactes entre familles, des traditions, tout ça. Mais comment tu veux que je prenne au sérieux une histoire où on m’explique que si une fille aime un homme qui n’est pas « prévu pour elle », alors elle meurt en accouchant, et qu’après c’est toute sa descendance qui en paie le prix ? C’est bizarre, je dis. D’un côté je me dis que c’est n’importe quoi. Mais de l’autre, certaines choses…
— ... te parlent. C’est ce que t’allais dire, non ?
Je hoche la tête.
Chafik reste silencieux un moment, puis il reprend :
— Peut-être que c’est justement ça, le vrai problème. Ce qu’on appelle "pas normal", c’est parfois juste quelque chose qu’on ne comprend pas encore.
Je hoche la tête. Sans y croire. Sans rejeter non plus. Je suis suspendue quelque part entre le scepticisme et une intuition que je n’ose pas nommer.
— Ce que tu ressens, c’est du scepticisme ou c’est de la peur ? demande Chafik comme s'il avait lu dans mes pensées
Je me fige. Je tourne la tête
lentement vers lui.
— Je… je crois que c’est les deux.
Il hoche la tête doucement.
Mon esprit est ailleurs. Je ressasse
chaque mot, chaque geste, chaque silence échangé dans la maison de Maman Élise.
Et soudain, une question me traverse.
— Est-ce qu'il y a quelque chose qui te travaille en particulier ? insiste-t-il
— Tu sais que je ne peux rien te cacher. Je me demande juste si tout ceci est lié à mon histoire avec Samir, est-ce qu'il serait toujours parmi nous si j'avais été au courant de ce pacte plus tôt ?
Mon gorge se noue à la prononciation de son nom, Samir...l'homme que j'ai aimé de toutes mes forces, celui là même qui a pris la lâche décision de m'abandonner, le père de Maissa. Je n'avais plus prononcé son nom depuis près de 5 ans, la dernière fois c'était quand ses parents étaient venus nous chasser de notre maison Maissa et moi. Ils n'avaient plus jamais pris la peine de rentrer en contact avec nous ou demander d'après leur petite fille. Ce jour, je m'étais effondrée en sanglots, j'avais hurlé le nom de Samir et je lui avais demandé de nous venir en aide,, de veiller sur nous de là haut. J'espère aujourd'hui qu'il repose toujours en paix.
Chafik me sort à nouveau de mes pensées.
— Fiko, et si tout ceci c’était vrai ? Parce que honnêtement, je ne vois pas pourquoi ils mentiraient. En plus les parents avaient bien l'air d'être au courant de quelque chose, tu t'en rappelles ?
Chafik s’appuie contre le dossier du canapé, croise les bras. Il ne me dit pas oui. Il ne me dit pas non. Il me dit juste :
— Tu sais, moi j’ai toujours dit que je ne crois pas aux coïncidences pures. Les ancêtres, les lignées, les pactes… on a grandi en entendant ces histoires. Tu sais bien qu'au Bénin, ce genre de choses qui sort un peu de l'ordinaire c'est monnaie courante, tu le sais très bien. En Afrique en général il y a des histoires encore plus folles que ça. Peut-être que tout n’est pas vrai, mais peut-être que tout n’est pas faux non plus. Ce que je pense c'est qu'il y a une part de vérité là dedans, il nous faut découvrir et comprendre tous les tenants et les aboutissants.
— Donc tu me conseilles quoi ? De
faire quoi avec ça ?
Il hausse les épaules. Il ne répond pas tout de suite. Puis, doucement il me dit comme s'il mesurait le pour et le contre :
— De ne pas balayer tout ça trop vite. De te donner le droit d’y réfléchir. Et d’en parler avec Moussif. C’est aussi son histoire. Peut-être que c’est pas tout noir ou tout blanc. Peut-être qu’il y a du vrai, et que tu dois juste creuser.
— Je sais pas chéri, je vais voir. De toutes les façons on a encore quelques jours ici, j'espère que au moment où on repartira j'aurais déjà toutes les réponses à mes questions.
Le silence s'installe entre nous, silence qui est rompu quand Maissa revient nous rejoindre toute propre toute fraiche. Je prends le temps de regarder ma fille de haut en bas, et franchement son père a fait du bon boulot. Maissa était très belle, la génétique de ses parents étaient très forte.
— Vous voulez qu’on commande à manger ?
propose Chafik.
J’acquiesce. Il attrape son
téléphone et passe l’appel. Quelques minutes plus tard, il revient avec un
sourire discret.
— J’ai pris un ndolé pour toi et des pates pour mon bébé et moi. Je
sais que t’en avais envie hier.
— Merci…nous répondant en choeur
On mange dans un silence complice,
ponctué de phrases légères, d’un peu d’humour. Il veut me détendre, et ça
marche, un peu. La présence de Maissa y participe également. Quand l’assiette est vide, je me lève.
— Je vais me coucher. J’ai besoin de repos. Chérie, tu te brosses les dents puis tu te couches quand tu veux d'accord je dis à ma fille
— Bonne nuit, p’tite sœur.
Je souris, touche son épaule en passant. Puis je m’éclipse à mon tour dans la salle de bain. Je ferme la porte, retire mes bijoux, et je prends une bonne douche. Je laisse volontairement l'eau glisser sur mon corps plus longtemps que nécessaire - oupsss les écolo pardonnez moi - ce qui a pour résultat de me détendre franchement. Une fois que j'ai estimé que j'avais augmenter la facture d'eau de l'hôtel, je me faufile hors de la toilette puis enfile ma robe de nuit, je me brosse les dents, applique mes soins et je sors me glisser sous les draps.
Maissa prend ma place dans la salle de bain certainement pour se brosser et j'attends qu'elle revienne dans son lit pour éteindre la lumière. Chafik avait rejoint sa chambre entre temps.
Je suis épuisée. Mon corps me tire, mes yeux brûlent. Mais ma tête, elle, ne lâche rien. Et quand je finis par m’endormir, c’est là que ça commence.
Un rêve, non… une vision. Un souvenir qui ne m’appartient pas. Je suis dans une maison au toit de tôle, la lumière chaude du soir glisse sur les murs en terre battue. J’ai l’impression d’être là, présente, mais mon corps n’est pas le mien. Mes mains sont plus fines, mes bras plus jeunes. Je suis vêtue d’un pagne noué autour de la poitrine. Devant moi, Maman Élise. Plus jeune, mais toujours imposante. Ses yeux brillent d’autorité.
— Tu ne peux pas faire ça, dit-elle.
Je suis hors de moi. Ce n’est pas vraiment moi. C’est une autre moi.
Une version ancienne. Une jeune femme avec des traits inconnus. Je me regarde à travers elle.
— Et pourquoi pas moi ? Pourquoi ce serait à moi d’épouser
un homme que je ne connais pas ? Et pas mon grand frère ? Hein ?
— Parce que c’est le cycle c'est ainsi et pas autrement. Parce que dans notre lignée, le pacte saute de sexe en sexe. Quand c’est un homme qui rompt le pacte, le prochain cycle tombe sur sa première fille. Et si elle refuse, alors c’est son premier fils. Puis sa première fille. Et ainsi de suite. Jusqu’à ce que le cycle soit accompli. Fadil ton grand frère n'a donc pas été choisi. Toi, tu l’es.
Elle soupir puis poursuit.
— Ton père a refusé l’union, il y
a trente ans. Il a fui et ce n''est qu'après ça qu'on m'a informé de ce qui se tramait. Alors c’est tombé sur toi.
La jeune femme secoue la tête,
folle de rage.
— Eh bien, j’échoue aussi ! Tu n’auras pas mon obéissance. Ni ma vie ! Je ne me marierai pas à cet homme dont tu m'as parlé. Et toi et moi on en avait discuté, je pensais que c'était clair pour tout le monde.
La jeune femme serre ses poings.
— Je ne suis pas un pion maman. Je suis
une femme. Et je veux aimer librement. Tu parles d’un pacte, mais c’est ton
histoire, pas la mienne.
— C'est notre histoire à tous, c'est aussi ta famille ta lignée tonne Maman Elise. Tu dois payer la dette d’un cycle brisé afin que tout ceci s'arrête et que d'autres n'aient pas à le faire au risque même de leur vie. Le pacte est imprévisible, nous ne savons pas quand mais il réclamera du sang, s'il te plait ma fille met fin à tout ceci.
Je secoue la tête, furieuse.
— Non. Je n’ai rien à payer. Je ne lui dois rien ! Et puis de toutes les façons … je suis enceinte.
Le silence tombe comme une enclume.
Les yeux de Maman Élise s’écarquillent.
— Tu… quoi ?
— Oui. Je suis enceint de l’homme que j’aime et dont je t'ai parlé depuis des années.
Elle vacille, recule d’un pas. Son
visage est défait.
— Tu viens de condamner ta lignée. Tu n’as aucune idée de ce que tu viens de faire ma fille. Oh ma fille si tu savais, si seulement tu n'étais pas si entêtée, si seulement répéta-t-elle en se tenant la tête
Je croise les bras.
— J’assume.
La scène se brouille. La lumière change, le décor aussi. Nous sommes
ailleurs.
Une autre femme reçoit une visite. En y regardant de plus près je la reconnais, c’est Abèbi, ma grand-mère. Je veux m'élancer vers elle pour la prendre dans mes bras mais il m'est impossible de bouger, je crie son nom pour qu'elle se retourne dans ma direction mais rien elle m'ignore, pourtant elle est juste à quelques mètres de moi. Grand-mère... oh grand-mère comme tu m'as manqué !
Soudainement je vois Maman Elise rentrée dans la chambre où se trouve Abèbi, elles se tiennent chaleureusement les mains et prennent mutuellement des nouvelles de la famille. Puis, elle est informée que la fille de Maman Élise a refusé d’épouser
son fils, Djamal. Le visage d’Abèbi est grave. Elle regarde Maman Élise.
— Tu sais ce que ça implique ? Ce refus, ce rejet du pacte ?
— Je le sais. Mais elle n’a pas voulu. En plus elle vient de m'annoncer qu'elle était déjà enceinte. Tu sais que je ne pourrai jamais lui demander d'enlever cet enfant, c'est ma fille et je l'aime de toutes mes forces. En plus elle m'a dit qu'elle attend un garçon, j'ai déjà hâte de le voir.
— Je te comprends ma chère amie, que je te comprends ! Si c'était aussi facile, nos ancêtres n'aurait pas échoué. Mais cela veut dire que le cycle qui était alors en cours est rompu. Alors ce cycle est brisé. Et le suivant… ira à ce garçon qu’elle mettra au monde. Et un jour, ce sera le tour de mon fils Djamal d'avoir une fille, et à leurs destins seront liés. J'espère qu'on sera encore en vie pour leur transmettre l'histoire et pour les guider afin qu'ils ne recommencent pas les mêmes erreurs, sinon ça sera la fin.
Elles se taisent. Longtemps. Puis Abèbi soupire.
— Que le destin fasse ce qu’il doit. Mais qu’il nous soit
épargné à tous.
Elles se regardent. Et dans leurs regards, une tristesse
commune, une résignation ancienne, comme si tout ça s’était déjà joué cent fois
avant.
Je me réveille en sursaut. Mon cœur bat vite. Je suis en sueur, perdue. Mon esprit relie chaque morceau du rêve. Chaque visage. Chaque nom. Et la vérité me frappe.
J’attrape mon téléphone d’une main tremblante. Je tape un
message à Moussif.
« Il faut que je te voie demain. C’est important. Très
important. »
J’appuie sur envoyer. Et je reste là, assise dans le noir,
face au passé qui revient comme une vague.
La nuit est loin d’être finie. Et au fond de moi, une certitude me glace le sang :
Sa mère était destinée à mon père