Chapitre 19

Ecrit par Auby88

Madame Suzanne ZANNOU


A force de côtoyer Marie-Cécile, j'ai fini par devenir "amie" avec elle. Cette femme est vraiment gentille. Ils l'appellent tous "maman" au Centre. Ils   viennent régulièrement la visiter, soit pour manger, soit pour regarder la télévision, soit juste pour papoter.

Elle et moi sommes considérées comme des privilégiées puisque nous habitons dans de jolis appartements. Il y a l'eau et les sanitaires inclus, un ventilateur, une télé, une cuisine, des meubles...

Tous n'ont pas les moyens de s'offrir cela au Centre.

D'ailleurs, la masse populaire se contente chaque jour de faire des rangs pour être servis à la cantine ou recevoir des portions des repas qu'amènent souvent les donateurs.

Et c'est vrai que le Centre vit grâce à ces donateurs. Nourriture et vêtements sont ce que les malades reçoivent souvent. A part cela, il y a quelques fois des groupes culturels qui viennent faire des animations qui réjouissent les malades, des gens qui viennent les laver, des associations de coiffeurs et coiffeuses qui viennent tenter de les rendre beaux.

Je dis "Tenter" car ce ne doit pas être facile d'arriver à ôter la multitude de poux ou de tresser les cheveux durs de certains d'entre eux qui se négligent durant des mois et ne se lavent même pas (sourire).


Il y a tellement à faire ici, surtout pour les ceux qui sont abandonnés par leurs familles. La maladie mentale est tellement mal comprise que tous ceux qui en souffrent sont stigmatisés, traités de fous et mis à part par la société. J'avoue qu'avant de venir ici, j'avais aussi peur de ceux que je voyais dans les rues, peur qu'ils m'agressent. Mais à présent, je vois les choses autrement.


Aujourd'hui, je suis venue rendre visite à Marie-Cécile. D'habitude, c'est elle qui vient chez moi. C'est avec un grand sourire aux lèvres qu'elle m'accueille chez elle.

- Il me semble que tu as de la visite !

- Non pas vraiment, commence-t-elle. Entre. C'est Fifa qui est là. D'ailleurs, elle s'en allait.


Fifa ! Murmure-je intérieurement. Cette fille me fait à chaque fois de l'effet.

- Bonjour maman, me dit-elle en venant vers l'entrée.

- Bonjour ma … fille, dis-je en gardant mes yeux sur elle.

Ma fille ! Ces mots sont sortis tous seuls. Je reste consciente qu'elle n'est pas ma Bella, bien qu'elle me la rappelle beaucoup.

- Fifa, sois sage ! lui recommande Marie-Cécile. Ne reviens pas tard.


Je devine qu'elle va à nouveau sortir du Centre. J'espère que moi aussi, j'aurai bientôt cette permission. Fifa est loin, mais je continue de la regarder.

- Suzanne, tout va bien !

- …

- Suzanne !

- Oui, Marie-Cécile, je vais bien.

- Alors, entrons. Tu ne vas quand même pas rester sur le seuil de ma porte, pour une fois où tu viens me visiter !

Je souris.

- Tu as parfaitement raison.

J'entre mais je reste intriguée par Fifa.

- Cette jeune fille, tu sembles beaucoup l'aimer ! commente-je.

- Oui, Fifa est une gentille jeune fille, même si trop tête en l'air !

Nous rions.

- Elle me rappelle ma propre fille ! ajoute-t-elle.


Sa fille ! Jusqu'à présent, Marie-Cécile et moi nous parlons de tout et de rien, du Centre, de ses petits protégés, mais  nous ne nous sommes jamais épanchées sur nos vies respectives. Certes Hélène m'a déjà parlé de Marie-Cécile, mais je ne l'ai pas écoutée. C'était le temps où je préférais rester isolée de tous.


- Tu as une fille ? Où est-elle ? Pourquoi ne vient-elle jamais te voir ?

- Parce qu'elle est au Ciel et veille sur moi depuis là haut.

Elle me parle posément en gardant le sourire. Je me demande comment elle arrive à être si calme en parlant d'une telle tragédie.

- J'aimerais avoir ton même sang froid. Moi j'ai du mal à parler de Bella. Hélène te l'a sûrement dit.

- Oui. Crois-moi, ce n'est pas facile. Moi cela m'a pris du temps pour accepter la mort de ma fille et me reconstruire. Chantal était mon unique enfant.

- Comme ma Bella !

- Oui, comme ta fille. Elle a été diagnostiquée d'une leucémie à 17 ans. Le cancer était à un stade avancé quand on l'a découvert, mais il semblait possible de la sauver avec la chimiothérapie. Nous l'avons donc fait soigner dans l'un des meilleurs hôpitaux de France. Malheureusement, un an plus tard, elle est décédée. Juste quelques jours après son 18e anniversaire.

Elle inspire profondément et me regarde en gardant le sourire.

- Ce n'est jamais facile pour une mère de perdre un enfant, surtout quand c'est le seul qu'elle a.

- En effet, Suzanne. Et dans mon cas, c'était encore plus stressant de passer tous ces mois à l'hôpital. Je la regardais maigrir, vomir, perdre ses cheveux, souffrir sans pouvoir rien faire d'autre que la réconforter et prier pour elle. Parfois la maladie semblait avoir été vaincue par la chimiothérapie et je regagnais espoir puis ma fille rechutait. J'avais même l'impression qu'on lui avait jeté un mauvais sort. C'était vraiment pénible. Chaque jour, je savais que je pouvais la perdre. Et quand elle est morte, je ne l'ai pas accepté. Certes, je savais qu'en mourant, elle ne souffrirait plus mais mon cœur de mère se refusait à la laisser partir. Elle était si jeune.


Je l'écoute sans savoir quoi dire. Je partage sa douleur.

- Je passais mon temps à pleurer ma fille, je ne mangeais même plus. Je dépérissais à vue d'œil. Nous sommes par la suite revenus au pays. Après l'enterrement, je n'ai plus versé une seule larme. J'ai continué le cours de ma vie. Tout le monde pensait que j'allais bien mais c'était faux. Je faisais juste semblant d'accepter la mort de Chantal. Je gardais toutes mes frustrations, ma colère et ma douleur enfouies en moi plutôt que de les exprimer, de les extérioriser. Par la suite, mon couple s'est détérioré. Mon mari ne supportait pas la mort de notre enfant unique. Il s'est mis à découcher, à fuir ma compagnie, à multiplier les aventures jusqu'à ce que j'apprenne qu'il s'est construit un autre foyer dehors et qu'il a eu une fille puis un garçon. C'est ce jour là que j'ai pété les plombs, que j'ai perdu la raison et mes parents m'ont amenée ici.


Je soupire.

- Ton histoire est aussi triste que la mienne, Marie-Cécile. Au moins toi, tu as réussi à te reconstruire.

- Oui, parce que c'est ce que Chantal aurait voulu que je fasse. Elle était pleine de vie, gentille et toujours gaie. Elle n'aurait pas voulu me voir triste toute ma vie. Alors, juste pour cela, j'ai décidé d'avancer. Et puis, il y a beaucoup de gens autour de moi qui ont besoin de moi. Pourquoi continuerais-je à m'isoler de tous ?


C'est dur à admettre, mais elle a raison. Toutefois, je doute pouvoir faire comme elle.

- Je ne sais quoi dire. C'est si dur pour moi. J'ai perdu mon époux, puis ma fille. Tu vois, je suis seule au monde.

- Non, tu n'es pas seule, Suzanne. Tu as plein de gens autour de toi qui t'aiment : moi, ta famille et plein d'autres. Ne l'oublie pas. Actuellement tu as toujours mal,  tu n'arrives pas à te reconstruire, à aller de l'avant et c'est tout à fait normal. Mais ne laisse pas cela t'empêcher d'être heureuse. Car, selon ce que Hélène m'a dit, ta fille était aussi pleine de vie que la mienne. Je parie donc qu'elle aurait par dessus-tout aimé voir sa mère HEUREUSE. Penses-y, Suzanne, penses-y !



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Aurore AMOUSSOU


Je regarde la dernière photo se consumer tandis que les larmes inondent mon visage. En brûlant les photos de Steve, j'ai décidé de ne plus espérer qu'il revienne un jour vers moi. Steve et moi, c'est de l'histoire ancienne.


Des mois sont passés depuis ma dernière entrevue avec lui. Combien ? Un ? Deux ? Trois ? Quatre ?

Je dirais plutôt deux mois. Oui, c'est exact. Depuis deux mois donc, j'ai décidé de ne plus penser à mon ex. Du moins, je m'y efforce. Je me suis assez faite humilier par lui. Je ne veux plus quémander son amour, ni rester là à avoir du chagrin à cause d'un amour à sens unique.


Je suis au Karaoké Chez Alex's. Femi preste ce soir. Disons que je suis devenue une habituée des lieux. Je viens voir Femi chanter chaque jeudi et samedi soir. Et à chaque fois, le gentleman me dédicace une chanson. (Sourire)


Je me souviens encore de l'étonnement sur mon visage quand  il m'a parlé de cette activité nocturne et avoué que le chant était une passion de longue date pour lui. "Sacré Femi !" lui avais-je répété encore et encore.


Il vient juste d'achever son répertoire. Un tonnerre d'applaudissements s'élève dans la salle pour lui. Je fais partie de ceux qui l'ovationnent. C'est avec enthousiasme que je l'accueille à ma table.


- Tu es toujours aussi brillant à chaque fois. Tu devrais faire carrière dans la musique.

- Non, Aurore. Ceci n'est que secondaire.

- En tout cas, si un jour tu te décides à sortir un album, je serai ta fan numéro 1 et la première à acheter ton disque.

Il secoue la tête en souriant.

Pendant que nous parlons, deux jeunes femmes s'approchent de nous, insistant pour le complimenter. Elles ne font même pas attention à moi. Et c'est ainsi à chaque fois. Je dois avouer que je suis mal à l'aise face à ces aguicheuses qui lui font des yeux doux en permanence. Je dirais même que j'en suis un peu jalouse. (Sourire).

De toutes façons, je ne peux rien interdire à Femi puisque nous ne sommes pas ensemble. Certes, je sais qu'il est​ amoureux de moi, mais cela ne l'empêche sûrement pas d'avoir des aventures par ci, par là. Même si cela ne semble pas être son genre. C'est quand même un homme après tout !


- Que d'admiratrices, tu as !

- Tu ne peux savoir combien tout ça me saoule.

- Vraiment ! Pourtant, elles sont toutes très charmantes !

- Oui, je le reconnais mais je ne suis pas intéressé. Cela te dirait qu'on aille faire un tour dehors ? J'en ai marre d'être "harcelé" de la sorte.

Je ne peux m'empêcher de rire.

- Tu devrais pourtant en profiter !

- Aurore, tu n'es pas sérieuse ?

Je ris encore plus.

Des regards convergent vers nous. Zut, j'ai oublié qu'on est en public.

- Aurore ! Il vaut mieux qu'on sorte temporairement d'ici avant de se faire jeter dehors.

Avec ma paume, je réprime un autre rire.


Dehors dans la cour.

Nous sommes face à face, occupés à discuter en toute liberté. Lui sur une chaise et moi dans mon fauteuil roulant.


- Au fait, Femi, j'ai complètement oublié de te dire que Baï a changé de comportement vis-à-vis de moi. Figure-toi que ce matin, elle a laissé sa fille jouer avec moi et elle m'a même adressé un bonjour avec le sourire aux lèvres. J'étais tellement heureuse mais je n'ai même pas osé lui offrir à nouveau mon aide.

- Je suis vraiment heureux pour toi.

Je le scrute attentivement.

- N'as-tu pas quelque chose à voir dans ce changement de Baï ?

- Moi, non !

Il évite de me regarder.

- Avoue que c'est toi !

- Euh je…

- Avoue !

- Oui, mais je lui ai juste fait comprendre que tu étais une meilleure personne.

- Comme c'est gentil ! dis-je en souriant. Allez, approche que je te donne un bisou de gratitude sur la joue.

- Ce n'est pas la peine, Aurore.

- J'insiste, tête de mule !

- Tu es incorrigible, Aurore !

Je ris de plus belle. Il me fixe. Je remarque un léger sourire aux commissures de ses lèvres.

- Allez, amène-toi.

Il s'exécute et je lui dépose une longue bise sur la joue. J'ai dû m'efforcer pour décoller mes lèvres. Je n'en avais vraiment pas envie. (sourire). Bizarre !

- Tu voulais me perforer la joue ou quoi ? Ton bisou de gratitude a duré une éternité !

Je souris simplement, ne sachant quoi dire. Moi-même, je n'y comprends rien. C'était juste un moment magique.

Mieux vaut que je change de sujet car je ne me sens plus trop à mon aise.


- As-tu des nouvelles de Victoire, la couturière ? Je la vois de moins en moins au Centre.

- Victoire va bien. Elle est débordée avec les commandes de ses clients et donc se fait rare au Centre.

- Intéressant, je lui avais promis de passer commande chez elle, mais je ne l'ai pas fait depuis.

- Alors c'est l'occasion parfaite pour la revoir. Je t'emmènerai dans son atelier.  

- J'ai bien hâte d'y être.

- Au fait Aurore, en parlant de métier, il n'y a rien qui t'intéresse ? Je sais que tu as toujours aimé faire le mannequinat, mais tu devrais t'investir dans quelque chose d'autre qui te plaise. Tu as du temps libre actuellement et tu devrais en profiter.

- Dans mon état, je ne vois pas trop quoi faire. Je me sens inutile sans mes pieds.

- Ne dis pas cela. Je viens de me souvenir que tu m'as déjà parlé de stylisme.

Je hoche la tête.

- Et qu'en est-il ?

- Oh ! Une vieille histoire. Bella et moi projetions d'intégrer l'une des plus grandes écoles de stylisme et modélisme de Côte d'Ivoire. Mais maintenant qu'elle n'est plus là, je n'en ai plus envie. Et puis je doute que l'école accepte des personnes handicapées.

- Tu as juste besoin de mains pour faire du stylisme et les tiennes sont à 100% valides. Personne ne te rejettera. Penses-y.

- De toute façon, c'est loin.

- Peut-être mais cela vaut la peine d'essayer. Je sais que loin de moi, je ne pourrai plus voir ton beau visage et ce sourire qui est le tien. Mais je préfèrerai te savoir épanouie et loin de moi, plutôt que proche et oisive.

- Sache que j'adore ta compagnie. Et que je doute pouvoir m'en passer.

- Je vois mais penses-y. Si le stylisme te plaît toujours, fonce !

- Ok, Général ! réplique-je en imitant un salut militaire. Je vous promets de cogiter là-dessus.

Il éclate de rire et je ne tarde pas à en faire autant. Heureusement, dehors, il n'y a pas d'yeux qui nous lorgnent. (Sourire).








SECONDE CHANCE