Chapitre 2 : Brûlons les taxis!

Ecrit par Lissi Djow

Le taxi se gare devant l’immeuble dans lequel je loue un studio dans le quartier de Koumassi Remblais*, juste à côté de la Pharmacie des Sables, depuis presque trois ans. J’ai quitté la maison de mes parents il y a bien des années. Je considère même que c’est à partir de la 5ème que j’ai arrêté de voir en Yaokro ma maison. Après tout, c’est à cette époque que j’ai été expédiée à l’internat de Sainte Marie **. Après mon passage ô combien remarqué dans cet illustre établissement, et le diplôme du BAC en poche, j’ai habité à la cité universitaire de Cocody Mermoz sans me poser de questions. Mes passages chez les Yao sont seulement épisodiques, ou lorsque je n’ai pas le choix. Vous avez vu pourquoi…

Avant de descendre du taxi, je tends au chauffeur un billet de 10 000 F CFA. C’est le dernier billet qui me reste – heureusement qu’aujourd’hui c’est le 25 du mois, ce qui veut dire que la paie est proche, alléluia ! – et c’est la mort dans l’âme que je me suis résolue à l’utiliser.

Quand je suis allée chez mes parents à Cocody *** ce matin, c’était dans l’objectif de m’isoler dans l’une des nombreuses pièces de leur maison dans le but de travailler en paix. Et j’avais le projet d’y rester jusqu’à ce que papa rentre du travail, parce que je savais qu’il aurait demandé à son chauffeur de me raccompagner. Mais comme d’habitude, Sainte Anna et sa mère ont gâché tous mes plans en me faisant quitter la maison plus tôt que prévu !

Normalement, j’aurais dû prendre un wôrô-wôrô **** pour rentrer chez moi, mais aucun n’a voulu de moi, à cause de mon gros billet. Ça m’a fait mal de prendre un taxi, mais avais-je le choix ? Vous pouvez me traiter d’avare autant qu’il vous plaira, mais le jour où vous vous retrouverez avec un seul billet en poche, là on pourra parler d’égal à égal…

L’arrangement que j’ai conclu avec le chauffeur du taxi portait sur la somme de 2 500 F CFA – façon j’ai discuté avec lui pour qu’il accepte cette somme-là, c’est Dieu seul qui connait – alors j’ouvre la portière arrière, et je mets un pied dehors. Je ne descends pas du taxi, j’attends qu’il me rende ma monnaie, des fois qu’il se décide à démarrer en emportant mon dû. Ces chauffeurs sont des malho*****, tout le monde sait ça à Babi.

Je me rends compte que quelque chose ne va pas quand le type derrière le volant regarde le billet dans sa main, se retourne pour me regarder, jette encore un coup d’œil sur le billet, un autre sur moi….

Il faut que je parle, sinon je sens qu’on ne va pas s’en sortir :

- Il y a un problème ? je lui demande plus sèchement que je n’en avais l’intention.

Mais en même temps, son comportement m’énerve. Mon ami, je suis pressée, ai-je envie de lui dire. Il est déjà 17 heures. La fin de l’après-midi a été pénible, et il me reste encore deux-cents pages de mon dernier manuscrit à lire avant de commencer la rédaction de mon rapport. Après ça, j’ai encore le mémoire de Sante Anna à lire et corriger, donc si tu n’as rien à faire, donne mon argent, on va avancer !

- Madame, je n’ai pas de monnaie.

Hein ? Non mais c’est une blague ?

- Tu dis quoi ? Voilà, c’est ça qui m’énerve chez vous, les chauffeurs de taxi !

- Ha madame, faut pas dire ça ! Mais pourquoi tu ne m’as pas dit que tu as 10 000 ? On allait s’arrêter à une station pour faire la monnaie !

- Hein ? C’est toi qui vas venir me dire que tu n’as pas de monnaie ? Je t’ai dit avant de monter dans ta voiture que je n’avais que 10 000 francs dans mon sac ! Je t’ai bien dit ça !

J’élève la voix sans même le réaliser, tellement je suis sur les nerfs. Le type me met trop en boule. Pourquoi ils font toujours ça même, les chauffeurs de taxi de Babi ? C’est pour ça qu’avant de monter dans un taxi, pour ne pas avoir de problème à l’arrivée, je signale toujours au chauffeur que je n’ai pas de monnaie. Comme ça, il a trois possibilités :


  1. me laisser monter dans son taxi, parce qu’il veut bien me faire la monnaie ;
  2.  refuser de me prendre comme cliente, parce qu’il n’a pas de fichue monnaie ;
  3.  et enfin, il n’a pas la monnaie, mais il me dit de monter parce qu’il sait qu’il peut casser mon gros billet en route !

Tout le monde sait ça, à Babi ! Et voilà que cette face de cake assis derrière son volant me dit qu’il n’a pas de monnaie, et il sous-entend que c’est moi la fautive ! Hé Jésus, à quand ma victoire ? Quand vais-je enfin pourvoir m’offrir la voiture dont je rêve depuis tant d’années ? Avec les clopinettes que je gagne, ce n’est pas demain la veille que ça risque de m’arriver ! Hummm..

Je reprends, à l’intention du chauffeur :

- Regarde hein, donne-moi ma monnaie je vais descendre !

Sainte Anna n’aurait jamais réagi comme ça, elle ! Pff, je ne sais même pas pourquoi je pense à elle maintenant. C’est sûr qu’elle, elle aurait souri de toutes ses quatre-vingt dix dents au chauffeur, et elle aurait fouillé son sac, à la recherche de petites coupures. Peut-être bien que j’ai un billet de 2 000 francs et un autre de 500 francs crous****** quelque part dans une petite poche, je ne suis pas sûre hein, mais peut-être bien. Les miracles se produisent chaque jour. Mais je n’ai pas l’intention de fouiller. Pourquoi il veut me donner du travail supplémentaire ? C’est trop fatiguant de fouiller dans le sac, il faut bouger le bras, ouvrir le sac, pencher la tête pour inspecter l’intérieur...

Et puis d’ailleurs, laissez-moi vous récapituler les raisons pour lesquelles Sainte Anna ne se serait jamais retrouvée dans la même situation que moi :


  1. elle doit certainement se balader avec un million en petites coupures dans son sac, alors elle n'a jamais de problème de monnaie ;
  2. elle est bien trop classe pour se disputer avec un chauffeur de taxi, n'espérez même pas la voir jamais dans cette position ;
  3.  last but not the least, elle conduit une putain de Mercedes classe M, alors il n’y a pas moyen qu’elle se retrouve sur le point d’assassiner un chauffeur de taxi !

J’en suis là, quand la voix de l’homme se fait de nouveau entendre :

- Madame, faut pas t’énerver comme ça. Bon, ce qu’on va faire, je vais faire un transfert d’unités à la cabine d’à côté pour avoir la monnaie.

Fais ce que tu veux, pourvu que je puisse m’en aller ! je pense en lui jetant un regard mauvais. Brûlons les taxis !

J’ai envie de lui crier au visage cette dernière phrase, les mots sur le bout de ma langue, mais je n’en fais rien. J’ai beau avoir une grande gueule, je sais que je n’ai pas de force physique. Des « poulets de chair », c’est ainsi que l’on appelle les gens comme moi : grosse mais faible. Et c’est un homme qui est devant moi. Il est peut-être vieux, et mince, mais Petit Denis******* nous a tous appris qu’il y a un type de minceur du à la maladie et un autre du à la naissance. Moi, je n’ai pas envie de me faire tabasser par un inconnu dans mon quartier, devant mon immeuble. Ya trop de gens dans le coin à qui ça plairait!

Et puis franchement, il y a quelque chose qui ne va pas dans cette affaire : pourquoi ce chauffeur est-il si gentil ? Il y a longtemps qu’un autre de ses congénères m’aurait crié dessus, mais lui non,  non seulement il essaie de me calmer, mais en plus il propose des solutions. Comme quoi l'émergence ne viendra pas seulement à l'horizon 2020...

J'observe l'homme plus attentivement. Il est d’un certain âge, beaucoup plus âgé que moi (Oui, je sais ! Autant pour le respect dû aux aînés, mais plus vite vous saurez que je m’en fous, plus vite on évoluera dans l’histoire). Il a des traits burinés, et marqués, mais son visage est calme, et presque … mais oui, c’est ça ! Souriant ! Son visage est fendu d’un large  sourire, comme si mon petit éclat le laissait indifférent. Serait-il en train de se moquer de moi ?

- Encore en train de martyriser les gens, hein, Adjoua ?

Cette voix qui se permet de m’interpeller, et surtout d’utiliser mon prénom baoulé, ça ne peut être que lui…

Je regarde dans la direction de la voix, et je le vois. C'est bien lui. Il se tient à mes côtés, je peux sentir son mollet sec toucher ma cuisse que j’ai passée par la portière ouverte de la voiture.

- Pourquoi tu ne vas pas t’occuper de gérer ta cabine pour une fois, hein, Abou ? D’ailleurs même tu tombes bien, le monsieur veut faire un transfert, donc rends-toi utile, même si ça ne t’arrive pas souvent !

Il sourit, repositionne ses lunettes sur le haut de son nez, et au lieu de me répondre, il se tourne vers le chauffeur :

- Bonjour chef, tu veux la monnaie de combien ?

- 10 000 mon petit, lui répond le chauffeur.

- 10 000 ! s’exclame Abou en se tournant cette fois vers moi. Tchié Adjoua, tu démarres dèh !

- Hé Abou, si tu as la monnaie, faut donner ! Affaire qui n’est pas long là, faut pas long ça !

J’observe le jeune homme qui se met à rire, mais il fouille tout de même dans le petit sac en bandoulière qui pend de manière disgracieuse sur ses reins. Ces sacs sont d'une telle laideur! Qui aurait l'idée de les porter? 

Une fois son hilarité calmée, Abou s’adresse au chauffeur de taxi :

- Chef, si je te donne deux billets de 5 000, ça peut aller non ?

- Oui mon petit, ça m’arrange même.

Abou lui tend alors les deux billets, puis empoche le billet de 10 000 francs que j’avais remis au chauffeur.

- Merci mon petit, que Dieu te bénisse.

- Amen le vieux père ! Mais ya foye******* !

Je retiens de justesse le tchrrr qui menace de sortir – c’est à fou à quel point aujourd'hui je suis capable de m'abstenir de balancer toutes les vacheries qui me viennent à l’esprit, moi-même je suis surprise de ma maturité – et je prends les 7 500 francs que me tend le chauffeur de taxi. Dans ma tête, je suis déjà en train de calculer comment il me faudra les dépenser pour tenir pendant les derniers jours du mois. Je prends mon sac, et sans un merci, je descends enfin du véhicule et je claque la portière. Toujours sans un merci ni un regard pour Abou, je prends la direction du portail de l’immeuble. Le taxi démarre sans mon dos, et quelques secondes plus tard, un bras me retient avant que je ne rentre. Je sais qui c'est, mais pour marquer le coup, je baisse lentement la tête et fixe de manière ostensible la main posée sur mon bras, puis je lève lentement mon regard vers le visage de l'homme qui se permet une telle familiarité.

Comme je m'y attendais, il n'est pas du tout intimidée. Au contraire, son sourire est encore plus large.

- Ben dis donc, me dit Abou, ta mauvaise éducation là ne s’arrange pas de jour en jour !

- Si je suis si mal élevée, pourquoi tu perds ton temps à me parler tous les jours ?

- Parce que je veux refaire ton éducation, ma petite ! me répond-il avec un large sourire qui dévoile ses fossettes. Jusqu'à quel point ses joues vont-elles supporter le traitement qu'il leur impose? N'a-t-il donc pas de compassion pour elles? Et c'est obligé de sourire? Arrgh, je n'en peux plus de supporter ses dents blanches à longueurs de journée!

- Faut mettre ça en prière, lui dis-je, peut-être qu'un jour le Seigneur t’entendra. Maintenant, lâche-moi !

- Tu n'as pas dit les mots magiques!

Ôte. Tes. Doigts. Secs. De. Mon. Bras! je reprend en articulant chaque mot pour qu'il puisse bien les entendre. Ça peut aller? 

Il sourit encore, et ouvre la bouche pour répliquer, quand nous entendons tous les deux :

- Abou, je veux appeler !

- Voilà, lui dis-je, va continuer ton travail. Tu as une cliente.

- J’arrive, maman, fait-il pour la femme corpulente qui se tient sous le parasol orange qui lui sert de bureau. A bientôt, Adjoua, reprend-il à mon intention.

- Cesse de m’appeler comme ça ! je proteste.

Personne, à part ma grand-mère qui est décédée il y a onze ans, ne m’appelle comme ça, et Abou m’énerve à chaque fois qu’il le fait. Je soupçonne d’ailleurs que c’est la raison précise pour laquelle il le fait. Ce gars n’est pas simple !

- Jusqu’à preuve du contraire, c’est ton prénom ! me dit-il avec un clin d’œil avant de lâcher mon bras et de se diriger vers le coin de rue où il gère sa cabine.

Je pénètre dans mon immeuble en secouant la tête. Juste au moment où je m’apprête à monter les escaliers, les cris d’un bébé qui pleure m’accueillent. Pourquoi tant de haine ?

Et voilà ! Je ne suis même pas arrivée sur le palier de chez moi, et déjà la voix de Pavarotti junior se fait entendre. Hé Seigneur, à quand ma victoire ?

Une main sur la rampe de l’escalier, j’observe les marches, et, dépitée, je regrette d’avoir quitté la maison de mes parents. Pourquoi ne suis-je pas restée pour subir les foudres de madame Yao ? Pourquoi suis-je partie ?

Avec un soupir, je commence l’ascension de mon mont Nimba********* personnel jusqu’au cinquième, dernier étage de l’immeuble, où se trouve mon studio. Au fur et à mesure de la montée, les cris se font de plus en plus perçants.

Il n’y a personne pour lui mettre un oreiller sur la tronche, bordel ? Pour qu’il la ferme et que nous autres puissions enfin retrouver notre calme !

Franchement, est-ce que tous les enfants sont si chiants, si casse-pieds, si… soûlants ? Je ne me souviens pas que mes neveux et ma nièce aient jamais été ainsi, mais en même temps je n’ai jamais passé assez de temps en leur compagnie pour m’en rendre compte. Nos relations se limitent à l’habituel « bonjour ou bonsoir tata » de leur part, et moi qui réponds à chaque fois « bonsoir machin » ! Ensuite, chacun fait ce qu'il a à faire, dans la plus grande ignorance des autres. C’est mieux pour tout le monde !

Dès que j’arrive chez moi, j’ai à peine le temps d’ôter mes sandales, et je me mets aussitôt au travail en essayant d’ignorer les cris du bébé. Bon, à défaut d'oreiller, que sa mère lui enfonce son sein dans la bouche! Elle ne va pas me dire que ça, c'est au dessus de ses forces! 

J'en ai assez de ce quartier. Et si on ajoute les bruits des enfants qui courent, jouent et braillent dehors, je dois me concentrer encore plus pour espérer m’en sortir. Mon Dieu, pourquoi les enfants ne vont-ils pas à l’école le mercredi, comme les autres jours de la semaine ? Quel besoin de leur octroyer un jour de repos en pleine semaine ? Samedi et dimanche, ce n’est pas suffisant, comme nous autres ? Les voilà maintenant en train d’emmerder les honnêtes travailleurs que nous sommes ! Pff la vie est tellement injuste !

Enfin, j'ai du travail, alors je fais un effort pour oublier tous les bruits qui m'entourent. Je sens que la nuit va être longue !

 

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Lexique du chapitre 2 :

 

* Koumassi Remblais : l’une des 10 communes d'Abidjan, située dans la partie sud de la ville. Le carrefour de Koumassi qui donne sur le grand marché est un des plus grands boulevards d'Abidjan (par sa largeur).

** Sainte Marie : Lycée Sainte-Marie d'Abidjan, connu pour son excellence et sa rigueur et ouvert exclusivement aux filles. Créé en 1962, le Lycée était à l’origine catholique. Il est aujourd’hui laïc et appartient au gouvernement de Côte d’Ivoire.

*** Cocody : commune résidentielle d'Abidjan située dans la partie nord de la ville.

**** Wôrô-wôrô : veut dire 30 francs en malinké, langue du nord de la Côte d'Ivoire, 30 francs étant le prix de la course dans les années 1940. Il s’agit d’un type de taxi collectif à ligne régulière et à prix forfaitaire, et dont les couleurs dépendent des communes : bleu pour Yopougon, jaune pour la commune de Cocody, blanc ocre pour Abobo, vert pour Adjamé, Attecoubé, Marcory et Koumassi..... Cinq à six passagers peuvent y prendre place.

***** Malho : abréviation de malhonnête.

****** Crou : le verbe "crou", dans le nouchi ivoirien, signifie "cacher". A l’inverse, "décrou" signifie "dévoiler".

******* Petit Denis : chanteur de zouglou ivoirien. Dans sa chanson "Tournoi", il décrit l’affrontement entre un homme baraqué et un homme mince pour départager deux équipes lors d’un match de football qui s’est soldé par un nul.

******** Ya foye : expression nouchie, qui veut dire "il n’y a rien". Dans ce contexte, elle signifie "ce n’est pas la peine de me remercier".

********* Mont Nimba : la plus haute de la Côte d’Ivoire, elle s’élève à 1 752 m d'altitude. Elle se trouve entre la Côte d’Ivoire et la Guinée.

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