Chapitre 2 : rencontre avec Madame Khan
Ecrit par leilaji
****Chapitre 2 ****
****Leila Khan****
Je la regarde et je me demande comment elle fait à son âge pour projeter une aura aussi forte. Dès qu’elle rentre dans une pièce, on ne voit qu’elle ! Elle n’en a même pas conscience, c’est stupéfiant ! Je lui demande de s’assoir et elle prend place, le regard vif sans aucune faille dans le maintien même si je la sens en alerte.
J’avais pourtant interdit les tenues extravagantes pour qu’aucun élève n’attire l’attention des rares professeurs masculins de l’école mais cette jeune femme, je ne sais pas comment elle a fait : elle porte une veste en jean bleue marine, une lourde chainette imitation or et ses cheveux sont tirés vers l’arrière d’un côté de sa tête tandis que de l’autre, de sauvages boucles noires encadrent son joli visage. Elle détourne un instant ses yeux de moi pour regarder mon bureau. Il n’y a ici absolument rien d’extravagant.
Je jette un cou d’œil à son dossier et la regarde une nouvelle fois. Elle attend, sure d’elle, alors qu’habituellement les élèves tremblent dans mon bureau.
— Allez vous vous excuser ou pas ? Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
— Je n’ai rien fait de mal. J’ai juste donné mon opinion, répond-elle sur la défensive.
En une seconde je passe du vouvoiement le plus cordial au tutoiement radical.
— Lorelei, ne me fais perdre ni mon temps ni mon argent, les deux me sont très précieux. Cette école n’est pas là pour vous caresser vous les élèves dans le sens du poil. J’en suis là où j’en suis parce-que les gens les plus brillants passent pour des putains d’attardés en ma présence. Alors on va se parler sans prendre de gants…
Elle écarquille les yeux devant mon parler cash et je m’arrête un instant pour m’empêcher de rire. J’y suis peut-être allée un peu fort. Contrairement à ce qu’elle croit, je l’ai tout de suite cernée. C’est un caractère fort alors elle a besoin d’un autre caractère fort en face d’elle.
****Lorelei****
Je suis complètement déstabilisée. Je ne m’attendais pas du tout à … elle. La fondatrice s’appelle madame Khan et je me disais que ce devait être une femme assez vieille et irritante. Alors que j’ai devant moi une très belle femme… jeune. Quel âge a-t-elle ? Moins de trente cinq ans ça c’est sure.
— Comment avez-vous fait ? demandé-je de but en blanc.
Elle se carre dans son fauteuil et croise ses doigts. J’insiste.
— Comment avez vous fait ? Vous êtes jeune… je suppose que vous vous êtes démenée pour épouser un mec riche et du jour au lendemain les gens se sont mis à vous respecter et à écouter avec calme tout ce que vous aviez à leur dire. Plus personne n’ose s’opposer à vous parce que tout le monde sait à quel point vous êtes riche donc puissante. Il y en a qui comme vous ont de la chance dans leur vie, tout leur est offert sur un plateau et d’autres comme moi luttent à chaque instant pour obtenir un minimum de respect. Je suis jeune oui, mais je suis chef de famille ! Je paie tout madame Khan, tout. L’électricité, la bouffe, les médicaments de mon père, l’école de mon frère et souvent il ne reste rien pour moi. Je n’ai pas l’habitude de m’en vanter mais à vous je peux le dire. Je m’accommode de ma situation. Alors quand une prof d’économie domestique veut se la ramener devant moi c’est assez normal que je lui dise ma façon de penser. Tout le monde sait que madame Engone est la maitresse d’un ministre de la place qui lui offre un train de vie bien au dessus du salaire qu’elle gagne ici alors je pense sincèrement qu’elle est mal placée pour me dire comment gérer un foyer alors que je le fais déjà au quotidien, débité-je à vive allure et le souffle à présent court.
— Et tu crois qu’en agissant ainsi tu t’en sortiras ? Si à chaque fois qu’un obstacle se dresse devant toi tu regimbes de cette manière crois moi, tu ne verras pas le bout du tunnel. Il est des moments où il faut savoir encaisser des coups ma petite.
— Vous en avez déjà encaissé vous ?
— Tu n’as pas idée de ce que j’ai subi dans ma vie. Mon mari est immensément riche c’est vrai. Mais je me débrouillais bien de mon coté avant de le rencontrer et malheureusement pour moi, tout le monde l’a oublié. On raconte des tas d’histoires sur moi mais personne à part lui, moi et notre nièce ne connait la vérité ici. Ca ne me dérange pas parce que c’est ma vie privée et je tiens à ce qu’elle reste privée. J’estime avoir eu beaucoup de chance alors je veux donner à celles qui n’en ont pas beaucoup eu un coup de pouce. Mais chaque place prise ici doit générer une gagnante. Je n’ai pas de temps à perdre avec celles qui abandonnent. Est-ce qu’on se comprend ?
— Je n’abandonne pas. Je veux du respect.
— Alors gagne le mien. Ca t’ouvrira des portes, ça je peux te le garantir !
***Des heures plus tard***
Je marche à travers les ruelles sinueuses de mon quartier pour me rendre chez moi. Tout ce que la fondatrice m’a dit tourne sans répit dans ma tête et je me sens comme vide. Vide de mes présupposés de femme frustrée par les difficultés de la vie. J’ai l’impression qu’elle m’a mise devant un miroir pour que je puisse enfin comprendre que j’étais peut-être en train de gâcher ma vie et qu’il fallait que je me trouve un but à atteindre. Pour la première fois depuis que j’ai abandonnée mes études, une personne me parle avec respect, s’adresse à l’adulte que je suis devenue en si peu de temps.
J’habite à montagne sainte. C’est un quartier de Libreville qui se trouve en périphérie du centre ville mais compte bon nombre de maisons brinquebalantes dont celle de ma famille. Je descends du taxi que j’ai emprunté et dévale la pente à l’entrée de ma ruelle puis m’engouffre dans une broussaille que personne ne pense jamais à tailler. Pour aller chez moi, je dois d’abord traverser deux cours ouvertes d’autres maisons. Je le fais rapidement, sans oublier de saluer les voisins puis j’arrive enfin à la maison.
Mon père est assis sur un vieux fauteuil défoncé aux couleurs défraichies et le voir posé là tout au long de la journée, les yeux parfois dans les vagues me fait atrocement mal. Je repense à notre vie avant son attaque cérébrale, je repense à lui se débrouillant comme un homme pour prendre soin des siens. Je pense au jour où nos vies ont basculé parce qu’il ne pouvait plus remplir son rôle comme auparavant. Et je sais à quel point me voir travailler dans une boite de nuit de la place lui fait du mal alors que lui et maman avaient placé tous leurs espoirs en moi. J’avance tout doucement pour ne pas le brusquer et je tire une chaise en plastique pour bavarder avec lui :
— Comment vas-tu papa ?
— Bien, murmure-t-il.
— Et ta journée ? insisté-je pour le faire parler un peu
— Ca va, ça va. Et toi ?
— Ca ira un jour t’inquiète pas.
Avant que je ne puisse ajouter autre chose, ma mère sort en trombe du salon et me parle d’une voix paniquée.
— Depuis que je t’appelle, tu étais où ?
— Comment ça j’étais où ? J’étais aux cours…
— Raphael a encore été tapé …
Je saute sur mes pieds et rentre retrouver Raphael. Je traverse le salon et me rends dans sa chambre. Il est endormi sur le lit avec un œil au beurre noir. Ma mère rentre nous retrouver tandis que je m’assois près de lui.
— Tous les jours, on me tape l’enfant, se plaint ma mère en sanglotant. Hé Lola, je t’ai demandée de l’inscrire dans l’école pour sourd-muet de Nzeng-Ayong. Mais toi et tes histoires là, tu l’as mis …
— Maman, tu crois que c’est le moment d’en parler ? Raphael est très doué, l’école de Nzeng Ayong lui a appris la langue des signes mais pour le reste, il est trop en avance pour rester là-bas. Je veux qu’il ait une chance de réussir comme tous les autres enfants au lieu de le cataloguer comme un handicapé… Moi je t’ai déçue mais lui, je ne le laisserai pas te décevoir aussi, ajouté-je tristement.
Ma mère ne relève pas. Elle ne rectifie jamais quand j’en parle. Ils ont tout misé sur moi. Toutes les espérances. A l’époque, elle travaillait comme femme de ménage chez un diplomate américain affilié à l’ambassade des Etats-Unis au Gabon. Puis elle est tombée enceinte et un jour en faisant les poussières, elle a découvert un livre sur les femmes noires américaines qui ont marquées l’histoire. Le destin de Mae Carol Jamison, née un 17 octobre 1956 à Decatur en Alabama aux Etats-Unis a eu une très forte impression sur elle. Mae Carol était la première femme noire astronaute, diplômée de plusieurs universités dont Stanford et Cornell. Ma mère s’est dit qu’en me donnant son nom, j’aurai peut-être le même destin qu’elle.
Mais le sort en a décidé autrement et aujourd’hui, je sers des verres à n’en pas finir dans des tenues plus courtes les unes que les autres. Lorelei Jamison Bekale n’a pas eu le destin de Mae Carol Jamison, loin de là.
Je secoue légèrement les épaules de mon frère pour le réveiller. Quand il me voit, il me sourit avec tendresse. C’est le plus bel homme de la terre. Enfin, ce n’est pas encore un homme mais c’est tout comme. Il est déjà tellement adulte dans sa tête. Je suis fière de l’avoir à mes côtés.
« En langue des signes »
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Laisse tomber ce n‘est pas grave, signe-t-il.
—Ne dis pas que ce n’est pas grave, ça l’est ! Qui t’a fait ça ?
—Je n’ai pas envie d’en parler.
Ma mère nous regarde « parler ». Raphael est sourd. Et les autres gamins en profitent souvent pour le brimer. Ca me met hors de moi, que je ne puisse pas être en permanence avec lui pour le défendre.
Contrairement à beaucoup d’autres de ses congénères, il n’est pas né sourd. Le temps de se rendre compte que le pseudo médecin qui le traitait n’avait en réalité aucune compétence dans le domaine, il était déjà trop tard. Atteint d’une grave méningite bactérienne, il a fallu le traiter avec de fortes doses de vancomycine, antibiotique largement reconnu comme ototoxique. Le jour où le médecin a annoncé l’irréversibilité de sa surdité a été le pire jour de ma vie. Mais comme Dieu ne punit jamais au-delà de ce que nous sommes capables de supporter, il l’a envoyé sur terre intellectuellement armé, sachant déjà l’épreuve qui l’y attendait. Raphael est un garçon extrêmement intelligent et mature pour son âge. Il est en classe de 4e à seulement onze ans.
C’est une chose de vivre en Europe avec un handicap, c’est une chose tout à fait différente de vivre et réussir ici avec ce même handicap lorsque la société fonctionne comme si cette partie de la population n’existait pas. A-t-on déjà vu des structures ordinaires s’aménager pour faciliter la vie aux handicapés ? Non. Pas de place de parking prévues pour eux, pas de journaux spécifiques à leur attention. Je ne sais même pas s’il existe un seul endroit où on peut acheter des livres en braille pour les aveugles. C’est affligeant. Les familles doivent se battre seules pour le bien être des leurs. Et moi, je me bats pour Raphael.
Mais je sais que mon frère s’en sortira. Je ferai n’importe quoi pour qu’il s’en sorte. Ce que personne ne sait c’est que si je me bats au quotidien ce n’est pas tellement pour moi mais pour lui.
Je change de sujet tout en mettant dans un petit coin de ma mémoire qu’il allait falloir que je cherche une solution pour empêcher les autres de le brimer.
Nous continuons à parler comme si ma mère n’était pas là. Depuis le temps que mon frère a dû se mettre à la LSF (langue des signes française) je suis la seule à l’y avoir suivi. Mes parents se contentent de parler devant lui car il lit sur les lèvres. Ils savent aussi signer quelques mots mais pas assez pour engager une conversation avec lui. Alors Raphael et moi, on vit dans notre monde de silence. Rien que tous les deux.
Son œil au beurre noir brille ! Je le lui fais remarquer en rigolant et il m’explique que maman lui a posé encore une de ses mixtures mystérieuses sur l’œil pour désenfler le tout.
« En langue des signes »
— Et ta journée ? me demande-t-il en s’asseyant sur le lit dos au mur.
— Convocation chez la fondatrice. Je vais peut-être me faire virer…
—Ca je l’avais prédit à maman…
—Comment ça tu l’avais prédit ?
Je m’installe sur le lit avec lui et pose la tête sur ses jambes.
— Je te vois mal, coiffer tous les jours, d’autres femmes, affirme-t-il en levant un sourcil interrogateur.
Je sais parfaitement qu’il dit vrai. Mais l’admettre, c’est admettre que je perds mon temps à la fondation de Madame Khan et ça je ne peux le tolérer. Pas à cette étape de ma vie où je suis décidée à faire quelque chose pour que ma famille et moi ayant une meilleure vie. Je sais que si on avait eu plus d’argent, mon frère aurait été soigné par les plus grands spécialistes et qu’aujourd’hui, il serait un élève comme les autres. Je sais que si on avait plus d’argent, les effets de l’AVC sur mon père se seraient estompés grâce à la rééducation. Je sais que si on avait plus d’argent, ma mère ne vendrait pas au bord de la route des légumes et des fruits qui ne doivent pas lui rapporter grand-chose.
Il m’arrive d’être découragée. Pourquoi certaines naissent avec une cuillère en argent dans la bouche tandis que d’autres doivent trimer dès leur plus jeune âge ?
« En langage des signes »
— Tu devrais trouver ce dans quoi tu es réellement douée et continuer là-dedans.
Je regarde mon frère et lui souris. Comment peut-on être aussi adulte et sage à 11 ans ? A chaque fois que je le lui demande, il me répond toujours qu’il n’a pas d’amis mais qu’il a par contre énormément de temps pour lire.
— Mais je ne sais rien faire de spécial !
— C’est là que tu te trompes Lola. Allez lève-toi.
On se lève tous les deux puis il me demande de chanter et me prend dans ses bras.
— Que veux-tu que je chante ?
— N’importe quoi, signe-t-il avant de me reprendre dans ses bras.
Je lève les yeux au ciel en signe d’exaspération.
— Ok, j’ai compris.
J’entonne une petite chanson apprise à l’église pendant ma période sombre.
« This little light of mine, i’m gonna let it shine » (Ma petite lumière, je vais la laisser briller.)
Raphael m’a toujours dit que « m’entendre chanter » pansait toutes ses blessures à l’âme. Il m’a toujours dit que ma voix me venait du ciel et que même les anges s’arrêtaient de voler pour m’entendre chanter.
Raphael !!! Comment peux-tu m’entendre chanter toi qui es sourd ? Il me répond toujours que lorsqu’il me prend dans ses bras et que je laisse échapper ma voix, il sent les vibrations dans mon corps. Pour lui, je suis habitée par l’âme de la chanson que j’interprète. Personne ne m’avait encore parlé ainsi de ma voix. Même à l’église où j’ai plusieurs fois participé à des mini concerts. Quand je termine cette chanson, il s’éloigne de moi.
— Je pense que c’est ça que tu devras faire.
— Quoi chanter pour mon petit frère ?
— Non, tu as trop de talent pour te limiter à moi. Chante pour les autres. Deviens une icône, redonne le sourire aux autres comme tu me redonnes le sourire quand je suis triste.
Je m’assois sur le lit et regarde autour de moi. La chambre de Raphael est petite et un peu sombre car la fenêtre n’est pas très grande. Il y a des livres absolument partout, sur le sol, sur le lit, sur sa table de travail. Ce sont tous des livres d’occasion achetés à la gare routière. Mais Raphael aime lire alors je lui fais plaisir comme je peux. Même s’ils ne sont pas neufs et que parfois il leur manque quelques pages ou la couverture, il a toujours les yeux qui brillent quand je les lui donne. Livres, ordinateur, téléphone, internet, c’est tout ce dont il a besoin pour être heureux.
Je regarde au delà des livres. Notre chez nous est en demi dur comme on dit ici. Jusqu’à mi hauteur, les murs de la maison sont en béton. Le reste ce sont des planches de bois collés les unes aux autres. Il n’y a pas de plafond, juste un toit. Quand il pleut, on ne s’entend même plus penser tellement les gouttes d’eau qui tombent sur la tôle font un vacarme assourdissant.
Mes yeux se posent une nouvelle fois sur mon petit frère, lui tellement exceptionnel à mes yeux, il mérite mieux qu’ici.
— Dieu ne nous envoie pas sur terre sans un don qui nous permettra de gagner votre vie, Lola. Estime-toi heureuse d’en avoir un qui peut changer la vie des autres. On a tous une chanson qui nous accompagne quand on est heureux ou triste. Une musique qu’on n’oublie jamais. Oscar Wilde a écrit qu’il est des moments où il faut choisir entre vivre sa propre vie pleinement, entièrement, complètement, ou trainer l’existence dégradante, creuse et fausse que le monde, dans son hypocrisie nous impose. Vis ta vie n’écoute pas maman. Chante Lola, chante jusqu’à ce que tu n’aies plus de souffle pour le faire.
Si on aime on commente !
leilaji