
Chapitre 25 : J'ai quand même le droit de savoir voyons !
Ecrit par Nobody
POV Moussif
Et voilà. Elle me laisse seul avec son frère. L’homme qui, il y a encore quelques jours, me fixait comme un traître venu souiller l’honneur de la famille. L'homme dont je ne connaissais pas l'existence il y a encore quelques jours. Il se racle la gorge.
— Bon… On va pas tourner autour du pot. On va faire ça calmement, je n'ai pas envie de me disputer avec toi et je pense que toi non plus.
Je hoche la tête. Il soupire.
— Il faut que tu comprennes que cette femme là bas c'est ma petite soeur, je l'aime plus que ma propre vie. Quand elle a appris tout ceci, elle a décidé de venir chercher des réponses ici en allant à l'encontre de tout le monde, notre frère ainé et nos parents. Mais moi je connais Nai, elle n'en fait toujours qu'à sa tête alors au lieu de le lui interdire aussi comme tout le monde j'ai pris la décision de l'accompagner ici. Cela permettra de rassurer la famille mais aussi de me rassurer moi-même puis de veiller sur elle au cas où je te le dis franchement, vous lui voudriez du mal. Je n'ai pas voulu m'annoncer afin de pourvoir t'analyser de loin et voilà, tu sais tout. Et je trouve ça totalement normal, non ? Tu as aussi une petite soeur de ce que m'a dit la mienne. On est des grands frères, donc tu sais que c'est notre devoir d'ainé de protéger.
Je ne dis rien tout de suite. Je veux qu’il aille au bout.
— Est-ce qu'on aurait dû te le dire dès le départ ? Probablement. Est-ce que je referai pareil si je pouvais revenir en arrière ? Absolument !
J'apprécie l'honnêteté dont il fait preuve et je comprends un peu, si Christelle était dans la même situation j'aurais fait pareil et même pire, je ne l'aurais même pas laissé partir ça c'est sûr. Je reste néanmoins frustré quelque part, je comprends certes mais c'est moi qui ai subi leur manque d'honnêteté donc c'est un peu difficile de digérer aussi facilement mais je décide de laisser passer, pour cette fois.
— Très bien j'apprécie ton honnêteté, c'est ta soeur tu as fait ce qui te semblait adéquat pour elle. Comprends que c'est aussi compliqué pour elle que pour moi. Toutefois, tu peux être certain d'une chose, je ne veux aucun mal à ta soeur, je ne lui souhaite que du bien.
Il me regarde encore. Longtemps. Puis il hoche la tête lentement.
— Bon c'est bien. Tant mieux alors, je pense qu'on peut repartir sur de bonnes bases.
Je hoche la tête et serre la main qu'il me tend, ce n'est pas une accolade mais une forme de reconnaissance silencieuse, et franchement, ça me suffit pour ce soir.
Je jette un coup d’œil vers la table où sont revenues Naïla et Maïssa, en train de s’extasier devant un dessert flambé qu’un serveur vient de poser. C’est là que mon téléphone vibre. Je me lève doucement.
— Je reviens.
Je m’éloigne de la table et m’installe sur une des banquettes libres un peu plus loin, à l’écart du bruit. L’écran affiche Christelle.
— Allô ?
Sa voix arrive sèche, essoufflée, comme toujours quand elle est sur le point de demander quelque chose.
— Moussif, t’es où ?
— Je suis dehors. Pourquoi ?
— Il me faut un peu d’argent là. Les enfants ont besoin de cahiers pour demain. Et y a la petite qui doit faire un scanner.
Je ferme les yeux un instant. Je n’ai rien contre aider, je n’ai jamais rien dit. Mais c’est toujours comme ça. Toujours à la dernière minute. Toujours sur un ton de reproche masqué en plus comme si c'était moi le père de ses enfants.
— Christelle, j’ai pas trop d’argent sur moi là. J’ai pas prévu de retrait et je n'ai rien sur mon momo.
— Tu peux pas passer à un guichet là maintenant ? Ils ferment à quelle heure ?
Je regarde l’heure. Et je soupire.
— Bon. Je vais voir ce que je peux faire, mais je ne te garantis rien. Je suis pas un distributeur et tu sais très bien que je n'ai pas beaucoup d'argent en ce moment.
Silence.
— En tout cas c’est toi le seul homme sur qui on peut compter ici. Papa est mort et le père de …
— J’ai compris. J’ai compris, Christelle. Je t’envoie ce que je peux pardon maman garde ta chanson de victimisation tu n'en as pas besoin aujourd'hui.
Je raccroche. Mon regard se perd dans le néon vert accroché au-dessus du bar. J’ai l’impression de porter des poids invisibles. Et pourtant, je dois continuer à marcher droit. Je suis le père et la mère de Christelle, c'est moi qui m'occupe d'elle, de ses enfants et de maman Elise. Pourtant Christelle est valide, elle a tous ses membres en place mais refuse de travailler alors qu'elle a une licence.
Je retourne lentement vers la table. Puis je glisse la main dans ma poche arrière pour contrôler combien j'avais et ce que je pouvais bien lui donner aujourd'hui. Mon portefeuille. Il était bien plus vide que ça en sortant du boulot. Mais là… y a des billets qui n’y étaient pas je suis formel. Je fronce les sourcils. Je recompte. Oui, c’est bien ce que je pensais, je n'avais pas une telle somme sur moi aujourd'hui. Je regarde autour de moi complètement troublé. Puis mon regard se pose sur Naïla.
Elle discute tranquillement, comme si de rien n’était. Je reste figé un instant, puis je comprends. Cela ne pouvait être qu'elle. Elle me regarde, sourit doucement, comme une enfant prise en flagrant délit. Je m’approche, me penche vers elle, et murmure :
— Merci…
Elle fronce les sourcils, ne comprend pas tout de suite. Alors je lui montre le portefeuille. Son sourire s’élargit, et elle chuchote simplement :
— De rien.
Et c’est tout. Pas besoin d’en faire plus. Tout est là, dans ce geste. C’est tout. Pas d’effusion, pas de grande scène. Mais dans ce rien, il y a tout. De la gratitude, du respect, et un pas de plus dans cette étrange complicité qu’on est en train de tisser.
Le reste de la soirée se passe dans une douceur inattendue. On rit, on mange, on écoute les anecdotes de Maïssa, on discute du plat le plus bizarre que chacun a déjà goûté. Le groupe de musique commence à jouer, la lumière se tamise encore. Maïssa s’est installée sur les genoux de sa mère, la tête penchée contre son épaule. Chafik reçoit un appel et s’éloigne à son tour. Moi, je reste là. Avec Naïla.
On ne dit rien. On regarde les gens. On laisse le silence s’installer. Et bizarrement, c’est pas gênant. Je sens sa main frôler la mienne sur la table. Elle ne la prend pas. Elle ne s’éloigne pas non plus. Elle frôle c'est tout. Mais c’est assez pour que mon cœur batte un peu plus vite. Et ce soir-là, dans la lumière tamisée du Jungle Bar, entre deux verres j’ai bien senti que les choses prenaient un tournant bizarre.
Un serveur vient déposer l’addition. Chafik revient, s’étire. Il propose qu’on rentre puis règle la note. Il est presque 18 heures. Je me lève et je tends la main à Maissa qui me la prend sans réfléchir.
On quitte le Jungle Bar et Naïla et moi marchons à distance égale. Je ne suis pas prêt. Franchement, pas prêt du tout. J’ai beau être bon avec les chiffres, je ne sais jamais calculer les battements de mon cœur quand Naïla est à moins d’un mètre de moi. C'est surprenant et inhabituel car cette sensation je ne l'ai ressenti qu'avec Inès. Je me demande comment en si peu de temps cette femme arrive à me faire autant d'effets, est-ce vraiment naturel en fin de compte ou sommes-nous juste des marionnettes dans les mains invisibles de la vie ?
Elle me regarde en prenant ses clés.
— Je te dépose ?
J’ai hoché la tête. Chafik propose alors de ramener sa nièce.
Mais arrivé devant la voiture, j’ai senti mon ventre se crisper. J’allais pas rentrer chez moi tout de suite.
— Tu peux me déposer chez Maman Élise plutôt s'il te plait ?
Elle a levé les sourcils, surprise, mais elle n'a rien dit. Elle a juste ouvert la portière côté passager, puis a contourné la voiture avec grâce, ses sandales claquant doucement sur le bitume.
Pendant qu’elle conduisait, les premières secondes ont été silencieuses. Puis elle a lancé :
— Tu sais conduire au fait ?
J’ai tourné la tête vers elle, un peu amusé.
— Oui. J’ai même un vrai permis, délivré avec photo moche et tout tu sais.
— Et tu ne conduis jamais ?
J’ai esquissé un sourire.
— Parce que j’ai pas de voiture, Naïla.
Elle a eu ce petit regard en coin que je commence à reconnaître. Celui qui signifie qu’elle réfléchit trop, qu’elle pèse chaque mot. Elle a posé les deux mains sur le volant plus fermement.
— Pourquoi ? Tu n’en veux pas ? T’économises pour un autre projet ?
J’ai soufflé un peu plus fort que prévu. Fallait bien que ça sorte un jour.
— Non. C’est juste que je n’ai pas les moyens. Je n’ai pas grandi avec les facilités qui te semblent peut-être normal à toi. Je sais que tu ne t’en rends pas forcément compte, mais on ne vient pas du même monde. Toi, t’as sûrement grandit dans des beaux quartiers mais moi, j’ai grandi avec des tickets de rationnement et des livres de maths achetés d’occasion. Alors une voiture… c’est pas une priorité. Il y a plein de personne qui compte sur moi derrière.
Elle a gardé les yeux sur la route. Je voyais juste sa mâchoire qui se serrait doucement.
— C’est pour ça que t’as mis de l’argent dans mon portefeuille, hein ? je demande malgré moi
Elle m’a lancé un regard furtif, surprise que j’ai deviné. Puis elle a soupiré.
— Quand on s’est arrêtés tout à l'heure pour prendre ma bouteille d'eau et mes produits j'avais vu que tu étais mal à l'aise de ne pas pouvoir les régler quand tu as fait sorti ton portefeuille et ça m'a piqué le cœur. Alors j’ai glissé ce que je pouvais. C’était pas pour te vexer mais c'est une vieille habitude que j'ai prise chez mon père avec ses proches.
J’ai serré les dents. Pas contre elle. Contre moi-même. Parce que j’avais eu l’orgueil blessé d’un homme sans le sou. Mais j’ai quand même murmuré :
— J’avais de l’argent. Juste pas en liquide. Et merci. Même si c’est pas facile à avaler.
Elle a souri. Elle a gardé le silence une seconde, puis elle a dit, d’une voix presque déçue :
— Tu sais, je suis ce qu'on appelle fille de riche, moi. Mes parents ne sont pas modestes, ils sont carrément riches. J’ai grandi avec des nounous, des fêtes d’anniversaire en grande pompe, des vacances dans des hôtels où les coussins coûtent plus cher que le SMIG au Bénin. Et c’est mon père qui a payé pour que je monte mon centre de A à Z.
Elle a marqué une pause. J’écoutais, fasciné malgré moi.
— Ils voulaient que je sois avocate. C’était leur grand rêve. Un nom comme Adéyémi dans un cabinet de droit international, ça claquerait pas mal. Mais moi, j’ai toujours voulu réparer les choses cassées. J’ai toujours aimé ce qui a une histoire, même cabossée. Et j’ai toujours été fascinée par l’Afrique. Pas celle des livres de géo, mais celle de nos grands-mères, de nos temples, de nos objets.
J’ai souri. Je la voyais passionnée. Belle, brillante. Trop brillante pour moi.
— Depuis que j’ai ouvert le centre, j’ai vu passer des gens fous. Angélique Kidjo est venue un jour en catimini. Fally Ipupa aussi. Même Lionel Talon, le fils du Président. Tiwa Savage, la STAR de Maïssa est passée il y a six mois environs, je suis allée en trombe chercher Maissa à l'école en mère indigne que je suis pour qu'elle puisse voir Tiwa avant qu'elle ne parte et je crois que c'était vraiment le plus beau jour de sa vie dit-elle en riant. Et il y a aussi eu d'autres stars, des diplomates, des collectionneurs, des acteurs nigérians tu sais ceux qui font les films yoruba et tout. Tout ça pour dire que même si la vie a été franchement rose avec moi, ma mère a toujours fait en sorte de nous inculquer des valeurs, elle nous a éduqué de sorte à être reconnaissants pour nos privilèges, elle nous a fait des phases où le frigo était rempli à souhait mais nous faisait boire le gars, elle nous a appris la vie, la vraie et développé notre humilité.
Je l’ai regardée, mi-amusé, mi-admiratif.
— Tu sais que tu me fais peur, parfois ?
Elle a ri. Un rire franc, sans retenue. Puis elle a répondu :
— Et toi, Moussif, t’as toujours rêvé d’être comptable ?
J’ai haussé les épaules.
— Je pense que oui vu que j'ai fait mes études pour le devenir mais à un moment dans ma vie, je voulais juste avoir un boulot stable. À chaque fois que j’ai touché du doigt un peu de réussite, il y a toujours eu un imprévu pour tout casser. J’ai l’impression que le succès me glisse entre les doigts ou que je n'ai vraiment aucune chance. Je fais de mon mieux, mais… je suis pas né avec une cuillère en argent dans la bouche malheureusement.
Le silence s’est installé à nouveau. Moins tendu. Plus... vrai. Puis elle a freiné doucement devant la maison de Maman Élise.
Je l’ai regardée.
— Merci pour la course.
Elle a souri.
— Tu veux que je vienne saluer ta mémé ?
J’ai secoué la tête.
— Non. Pas ce soir. J’ai une discussion à avoir avec elle et ça va pas forcément être facile donc je ne préfère pas.
Elle a compris.
— D’accord. Bon courage, Moussif.
J’ai refermé la portière doucement. J’ai à peine eu le temps de la regarder disparaître dans la voiture que le portail de la cour de Maman Élise s’ouvre dans un grincement sourd. Il y a un calme dans cette cour que je connais par cœur. Les pierres, les vieux pots de fleurs, l’odeur familière du savon noir et du poisson fumé dans l’air. Je referme la grille derrière moi. La chaleur s’est installée comme une vieille couverture, et pourtant j’ai froid à l’intérieur. Ce que je m’apprête à faire me serre la poitrine.
Je traverse la cour, passe devant le manguier que j’ai escaladé cent fois quand j’étais gosse, et j’entre dans la maison. Les enfants sont là, sur le carrelage froid, entourés de cahiers. Lilya colorie une tête de princesse qui n’a plus de nez, Rodrigue mâchouille son stylo avec l’air concentré de ceux qui comprennent tout sans vouloir le montrer, et Kevin… Kevin fait semblant de lire alors qu’il observe en douce l’assiette de bananes plantain sur la table basse.
— Ya Moussif ! s’écrient-ils presque en chœur.
Je leur fais un signe de la main, mais pas de large sourire. Je m'asseois entre eux un moment, les regardant bavarder de tout et de rien. Puis je leur demande doucement :
— Ça va les petits ?
— Oui ! s’écrie Lilya.
— Votre maman m’a dit que vous aviez besoin de nouveaux cahiers ?
Rodrigue fronce les sourcils.
— Mais non, on en a encore plein. Pourquoi elle t’a dit ça ?
Lilya renchérit :
— Même que moi j’ai pas encore terminé les miens. Regarde, j’ai même fait une dictée hier !
Kevin lève son cahier comme un trophée : à peine quatre pages entamées.
Je soupire intérieurement. Je les regarde, ces enfants. Innocents. Dépendants de nous, les adultes, les bras tordus du destin. Je me sens mal à l’idée de leur dire non. Et je me sens encore plus mal de me dire que ma propre sœur les utilise comme prétexte. Mais bon je vais lui laisser quelque chose, parce que sinon je la sais capable d'aller supplier un homme dehors. Je sors quelques billets et les glisse dans l’armoire dans ma chambre où je dors quand je suis là, sous la pile de serviettes. Ma planque à moi.
— Vous direz à votre maman que j’ai laissé l’argent à l'endroit habituel, ok ?
Ils hochent la tête.
Puis je me dirige vers la chambre de Maman Élise. La porte est entrouverte. Elle est là, assise sur son lit, un pagne noué autour de la poitrine, le regard perdu dans le vide. Elle tourne doucement son chapelet entre ses doigts. Elle sait que je suis là. Je le vois dans son corps qui se tend légèrement.
Je frappe malgré tout.
— Maman, je peux entrer ?
Elle ne répond pas tout de suite. Puis hoche la tête.
Je referme doucement la porte derrière moi et m’installe sur le tabouret face à elle. Un vieux tabouret en plastique vert délavé, bancal. Je n’ai jamais aimé lui parler en position de supériorité donc ce petit tabouret me convient très bien. Surtout aujourd’hui.
— J’ai vu les enfants. Ils vont bien.
Elle hoche la tête.
Silence.
— J’ai besoin de savoir, mère, dis-je enfin. J’ai besoin de comprendre pourquoi… pourquoi tu nous as caché la vérité sur notre père. Pourquoi tu nous as fait croire qu’il était mort. Tu ne m’as jamais menti, pas comme ça. Pas comme ça, c'est très grave ce que tu as fait je te jure.
Elle ferme les yeux. Prend une grande inspiration.
— Parce que c’était mieux pour vous, Moussif. C’était… plus simple.
— Plus simple pour qui ?
— Ecoute Moussif, je te jure je pensais qu’il allait mourir. Il était très malade et ses crises de démence devenaient plus fortes à chaque fois, je ne voulais pas vous faire subir ça. Je ne voulais pas que vous souffriez de sa démence pour finalement faire son deuil quelques années plus tard.
— Et alors ? J’aurais préféré savoir. Même s’il était mourant. Même s’il ne parlait plus. J’aurais voulu voir son visage, l’entendre. Tu ne m’en as même pas laissé la possibilité. Attends ne me dis pas que tu avais honte de lui mère ! Tu l'as abandonné, comment as-tu pu ? Comment as-tu pu nous faire ça, faire ça à ta fille ?
Sa tête se relève vivement. Ses yeux brûlent.
— Tu crois que j’ai eu honte de ton père ? Tu crois que je l’ai effacé comme on efface une tâche sur une nappe blanche c'est ça ? Tu penses que je l'ai abandonné ?
— Dis-moi alors ! Parce que moi, tout ce que je vois, c’est que pendant vingt-cinq ans, on ne m’a rien dit ! Je l’ai enterré dans ma tête. Je l’ai pleuré plusieurs fois et tu le sais très bien. Et aujourd’hui, tu veux que je comprenne ? Comprendre quoi à la fin?
Elle se lève, d’un geste brusque, son chapelet tombe au sol sans bruit.
— Tu veux comprendre ? Regarde-moi alors !
Et sans crier gare, elle défait le pagne qu’elle avait autour du buste. Je détourne immédiatement le regard, choqué.
— Maman Elise, mais qu’est-ce que tu fais là ?!
— Regarde moi Moussif ! REGARDE !
Je ne l'écoute pas et garde mon regard obstinément rivé au sol.
— Regarde Moussif c'est un ordre.
— Maman Élise… pitié, couvre-toi.
— Non. Pas cette fois.
Sa voix n’est plus dans le reproche, ni même dans la douleur. Elle est nue comme sa peau. Froide. Incontournable. Elle ne crie pas mais elle impose, elle exige. Mais moi je n’ose toujours pas lever les yeux.
— Regarde les marques sur mon corps, celles que ton père m’a laissées.
Je tremble à l'entente de cette phrase.
— Tu ne veux pas regarder ? Alors écoute moi très bien.
Et elle commence. Une litanie. Une énumération.
— Ici, cette cicatrice sur mon bras droit ? Il me l’a faite une nuit où pris dans une crise, il a cassé la lampe et me l'a lancé alors que je tentais de le calmer.
Elle désigne son flanc.
— Celle-là, là, c’est une morsure. Oui, une morsure, je peux te dire que j'ai hurlé comme si j'accouchais ta mère une deuxième fois tellement la douleur était intense.
Elle passe lentement la main sur son dos.
— Et celle-ci, la grande, celle qui part de l’omoplate jusqu’en bas… il m’a frappée avec une machette. Le plat de la lame. Une autre fois, il m'a brulé avec un tisonnier.
Mon cœur cogne. Je veux m’enfuir. Je veux qu’elle se rhabille. Je veux ne plus entendre. Mais je reste.
— Et pourtant, chaque mardi, chaque jeudi, chaque samedi, pendant vingt-cinq ans, j’ai pris un taxi, je suis allée jusqu’à ce foutu dispensaire à deux heures d'ici, j’ai payé les soins, j’ai nettoyé ses plaies, j’ai essuyé sa bave. Ton père, Moussif. Ton père. Je l’ai nourri, j’ai changé ses draps. J’ai encaissé ses insultes. J’ai subi ses crises. Et je suis revenue. Encore et encore. Même quand il me traitait de sorcière. Même quand il me frappait encore. J’y allais. Pour lui. Et pour que vous n’ayez jamais à le voir comme ça. Tu crois que j’ai choisi la facilité ? Tu crois que j’ai juste fui ?
Elle marqua une pause avant de poursuivre.
— Tu veux la vérité ? Voilà ma vérité. Chaque cicatrice sur mon flanc, chaque bleuissement au creux de mes épaules, chaque balafre derrière mes genoux… c’est lui. Ton père. Celui que tu voulais connaître. Celui que j’ai continué à soigner quand il ne savait même plus qui j’étais. Celui qui me battait sans savoir pourquoi. Celui que j’allais voir toutes les semaines, malgré sa folie, malgré la peur, pour lui laver ses habits, lui donner ses médicaments, le nourrir à la cuillère parfois.
Je suffoque. Mon regard tombe sur le carrelage. Mes doigts tremblent.
— Et tu sais pourquoi je n’ai rien dit ? Parce que j’ai voulu vous épargner ça. Parce que je ne voulais pas que vous grandissiez avec ce poids-là. Le poids de la démence. Le poids de la violence. Le poids du silence.
Elle me fixe, les yeux pleins d’une rage glacée.
— Parce que tu étais un enfant. Parce que tu n’avais pas à porter le poids d’un père comme le tien. Parce que je ne voulais pas que tu le voies comme moi je l’ai vu. Parce que je voulais que tu rêves, que tu vives.
Un long silence. Le pagne est toujours à terre. Elle est toujours debout, droite, dure comme la vérité qu’elle vient de cracher.
— Et aujourd’hui, tu viens ici, tout gonflé d’orgueil, me reprocher de t’avoir protégé ? Tu viens me dire que j’ai été lâche ? Va ! Vas-y ! Reproche-moi d’avoir voulu épargner à mon petit garçon les coups que moi j’ai pris à sa place !
Je baisse la tête. Je ne dis plus rien. Je ne sais plus quoi dire. Le sol tangue. Mes jambes vacillent. Mes poings se serrent. Une onde glaciale m’envahit. La honte, la culpabilité, l’effondrement. Je tombe à genoux.
— Mère…
Ma voix se brise.
— Mère… je suis désolé.
Les larmes montent, coulent, brûlent. Je pleure. En silence. Comme un homme qui n’a pas pleuré depuis trop longtemps. Un sanglot, un seul, m’échappe. Puis un autre. Et je ne les retiens plus. Elle ne me console pas. Elle me regarde et elle me laisse pleurer. C’est tout ce qu’il y a à faire. Laisser tomber les armes, les rancunes, les malentendus. Juste pleurer. Je ne sais même pas si je pleure pour mon père, pour maman Elise qui a vécu tout cela en silence en continuant à nous élever comme si de rien n'était ou pour moi-même.
Elle ramasse doucement son pagne. Le remet sur elle. Se détourne, va vers la fenêtre et ouvre les volets. L’air frais entre. Mon chagrin s’évapore dans le vent.
Et c’est à ce moment précis que Christelle entre comme une tempête.
— QUOI ?!!!
On sursaute tous les deux. Maman Élise se retourne, droite comme une statue. Moi je me relève d’un bond, essuyant mes yeux à la hâte.
— QU’EST-CE QUE J’APPRENDS ?!
Sa voix claque comme une gifle.
— Vous êtes tous là à faire vos petits secrets et vous ne m’avez pas dit que papa est en vie ?!
— Christelle, baisse d’un ton, ce n’est pas le moment je tente.
— Ah bon ? Ce n’est pas le moment ?! Tu savais, Moussif ?!
— Je viens juste de l’apprendre !
Elle se tourne vers Maman Élise, furieuse.
— Et toi ?! Toi, tu m’as regardée dans les yeux des années durant, tu m’as laissée pleurer en disant "que Dieu accueille ton père" alors qu’il était à quelques kilomètres d’ici ?!
— Il était malade, Christelle. Très malade.
— Et alors ?! Ça excuse qu’on me cache qu’il est VIVANT ?! Tu te rends compte de ce que tu as fait, Maman Elise ?!
— Tu crois que c’était facile pour moi ?!
— Moi je crois surtout que tu nous as volé notre droit. Notre droit de choisir ! Tu n’avais pas le droit de décider pour nous !
Elle est en larmes. Mais des larmes de rage. Pas comme les miennes. Les siennes sont en feu.
— Et il est où maintenant ?! Je veux le voir. J’ai ce droit.
Maman Élise reste silencieuse. Puis, d’une voix très calme :
— Tu le verras. Quand tu seras prête.
— C’est pas à toi de décider !
— Peut-être. Mais je ne laisserai pas un cœur encore plein de colère aller lui jeter des reproches qu’il ne comprendra pas. C’est un homme qui a oublié vos noms. Il ne parle presque plus. Il hurle la nuit. Il me frappe encore parfois. Mais il vit.
Christelle s’effondre sur la chaise. D’un coup. Le souffle coupé. Elle ne dit plus rien. Et dans le silence pesant qui suit, je m’approche d’elle. Je pose une main sur son épaule.
— On va gérer ça ensemble. D’accord ? Mais doucement. Pas avec la colère.
Elle hoche lentement la tête puis s'effondre dans mes bras.
Dans un coin de la pièce, Maman Élise soupire. Pour la première fois depuis que je la connais, elle a l’air vieille. Fatiguée. Elle s’assoit lentement, comme si son corps ne pouvait plus supporter le poids des vérités qu’elle avait portées seule pendant si longtemps.
Je reste là debout. Au milieu de cette chambre qui sent l’encens, la sueur et les secrets. Je regarde les deux femmes de ma vie. Et je comprends. Qu’on peut aimer et se tromper. Protéger en blessant. Cacher par amour. Mentir par peur. Je comprends tout. Et ça me fait encore plus mal.
Mais je respire.
Et je me dis qu’à partir de maintenant, on va reconstruire.
Pas pour oublier.
Mais pour ne plus avoir à se taire.
Bonjour, n'hésitez pas à commenter et me dire ce que vous pensez de nos personnages, le brave Moussif au comportement encore incompréhensible, Christelle la soeur irresponsable, Naila et sa fille toujours égales à elles-mêmes, maman Elise avec les révélations sur ce qu'elle subissait pour prendre soin de son gendre fou, ahlala tant d'émotions. Bisous bisous