Chapitre 28 : Seules

Ecrit par Auby88

Margareth IDOSSOU

Cela fait un peu plus de 2 mois maintenant que je vis avec Sibelle, dans un appartement très classe à Allada. Je n'ai pas réussi à l'inscrire dans une école mais je lui fais suivre des cours intensifs à la maison. Elle pourra passer son examen sans problème.


Par contre, côté relationnel, c'est toujours le statut quo entre nous. Elle est moins enthousiaste et continue de m'appeler tata Margareth. C'est vraiment pénible pour moi.

Et le pire, c'est que chaque jour qui passe, elle s'efforce de me faire comprendre que Judith lui manque. Je le lis dans chacun de ses propos : " Ma maman ne me fait pas ceci, Ma maman ne me fait pas cela, ma maman ne me fait pas manger de conserves, ma maman ne me coiffe pas ainsi …"

A chaque fois, j'enrage intérieurement, tout en m'efforçant de garder mon calme.


Actuellement, je suis à la cuisine et elle au salon. J'ai décidé de lui faire plaisir en cuisinant moi-même, un acte que je n'ai pas accompli depuis des années. Je lui prépare une omelette avec du café au lait. Ce n'est pas trop compliqué de frire un oeuf, même si je l'ai quelque peu brûlé. (Rires)


Avec empressement, je retourne au salon dresser la table pour ma princesse.

- T'as fait toi-même des omelettes ! s'étonne-t-elle.

- Oui. J'espère que tu aimeras.

- Merci tata, mais…

- Quoi ? demande-je.

- Ma maman me fait toujours les omelettes avec des tomates, des épices dedans. Quant au café au lait, elle dessine toujours un petit mot à sa surface.

- Je vois, mais goûte quand même.

Elle secoue la tête.

- Désolée, mais je n'ai pas vraiment d'appétit.

- Je vois, dis-je déçue. "Ta maman" te manque n'est-ce pas ?


Avec vivacité, elle hoche la tête. J'ai l'impression de recevoir un cou de poignard dans mon coeur.

- Alors tout à l'heure, je te ramènerai chez toi.

- Vraiment ! Tu ne me trompes pas ?

- Non, crois-moi. Tu y seras avant la tombée de la nuit. Promis juré. A présent, je vais appeler ton père pour l'informer.


Sur son visage, je lis un sourire radieux. Dans ma chambre, je vais m'effondrer sur le lit. Je laisse sortir abondamment les larmes que je retenais depuis. J'ai tellement mal.


Je pensais que ma rencontre avec ma fille à la Cour d'appel n'était pas un simple hasard, que nous étions destinées à vivre ensemble. Mais je me suis trompée.


Nos chemins se sont bien séparés devant l’orphelinat. Je me rends compte que Sibelle n’a fait qu’une escale dans ma vie. Comme si elle avait quelque chose à accomplir dans ma vie avant de me dire adieu à nouveau : me redonner le sourire. Même si ce sourire a à nouveau fuit mes lèvres.


Finalement, pourquoi brusquer le cours des choses ? Que puis-je encore apporter à Sibelle ? Plus d’amour que cette femme ? Je ne pense pas.


D'ailleurs, je n'ai semé que chagrin autour de moi. Mes actes ont causé du tort à ceux qui m’aimaient et que je disais aimer en retour. A ma mère surtout. Je pense à elle très fort en ce moment. Elle saurait me conseiller. Si seulement, je l’avais écoutée. Si seulement, je ne l’avais pas quittée. Elle ne serait pas morte quelques temps après mon départ du village. Tout serait différent. Est-elle heureuse au ciel, près de papa ? Je l'espère vraiment.


J'inspire profondément puis je me lève du lit. Je me dois d'appeler Arnaud da SILVA pour lui présenter mes excuses et l'informer que nous rentrons aujourd'hui.



*****

Quelque part, dans un appartement modeste, Cotonou.


Judith da SILVA


Mes idées se brouillent dans ma tête.


Avaler une gorgée d’air ; ensuite la vomir. Recommencer jusqu’à ce que le moindre gémissement soit réprimé, comprimé au tréfonds de mes alvéoles. Près de mille secondes que je m’adonne à ce rite ridicule, là assise à même le sol de ma petite terrasse.

Des chaises en plastique jaunies par le temps se désolent d’être inutiles ; tandis que le fier sol macule de poussière mon pantalon vert, couleur d'espoir dit-on.


Aujourd’hui encore, j'ai exploré la ville, sillonné des rues souvent anonymes, presque agressé les gens avec cette photo froissée de Sibelle, ouvert et refermé des portes vides.


Une larme capricieuse s’échappe de mes yeux mais échoue contre la peluche qui sommeille sur mes cuisses. Puis, plus d’une dizaine d’autres réitèrent en silence ce jeu fatal.


Mon téléphone sonne. Je l’entends. D’un geste de la main, je me sèche les yeux et me précipite à l’intérieur. Fenêtres closes. Poussière.


Ingurgiter et régurgiter une goulée d’air. Décrocher ensuite et dire Allô avec une voix embaumée de sérénité, tout en espérant que la voix là-bas à l’autre bout du fil m'apporte le salut attendu depuis un peu plus de deux mois. Pourtant, Rien. Fausse alerte.


Avaler une gorgée d’air ; la vomir ensuite. Ça ne sert à rien quand la rage vous monte au gosier et s’y installe en maîtresse. La rage …


Sibelle est partie. Sibelle n'est plus là. De cet ours en peluche, son préféré, je ne me sépare plus.


Pleurer à chaudes larmes. Pleurer à en perdre haleine. Ça ne guérit pas. Ça soulage quand même. Mais juste un laps de temps assez court. Parce que je ne peux me résoudre d'avoir perdu Sibelle.

Parce que mon cœur explose. Parce que je suis sa mère, même si je ne l'ai pas portée en mon sein.


Une mère, même celle adoptive, reste une mère. Avec un cœur de mère. Un cœur qui ne peut s’empêcher de souffrir d'être loin de sa fille.

Souffrir d'être faible, impuissante.

Souffrir en silence.

Souffrir…


Comment chercher quand on n’a aucune piste, aucun indice ? Je sais qu’on ne parvient à rien, à part déranger des gens qui vous regardent de travers, à part ouvrir et refermer des portes vides.


Abandonner. C’est ce qui reste à faire quand son cœur d’adulte est toujours resté enfantin. Quand on n’est pas une femme forte.


Mon téléphone sonne. Je n’écoute pas. Je ne veux pas décrocher et être à nouveau désillusionnée.  


Mon téléphone sonne. Je m’en moque.

Je suis là, debout au milieu de la pièce. Je suis occupée à bercer sa peluche. Je lui murmure à l’oreille :

«  Dors, mon ange, Maman est là. Elle t’aime très fort. »

Je répète ces mots sans m’arrêter. Comme pour me convaincre de quelque chose…


La peluche, je la balance à un rythme de moins en moins lent. Avec les mêmes mots que je crie. Avec la voix entrecoupée de sanglots.


Soudain, je fixe longuement la peluche, la jette à terre puis joint ses mains au-dessus de ma tête. Je marche à reculons, le visage hagard. Mes jambes faiblissent.

« Que m’arrive-t-il ? », hurle-je.

« Ce n’est pas ma fille ! Où est ma fille ? »


Mon téléphone sonne. Je l’entends. Ça m’agace, ce son assourdissant. Je lance le téléphone contre le mur. En "mille" morceaux, comme ma vie, il se brise.


Mon cœur bat de plus en plus vite. Il faut que je retrouve ma fille. Demain, j'irai encore à sa recherche. Mais maintenant, je me dois de me calmer pour ne pas devenir folle.


J'ai encore besoin d’ingurgiter de l’alcool. Ça brûle le gosier mais tant pis. Pourvu que j'oublie.

Pourtant, j'ai beau fouiller, tout mis sens dessus dessous. Rien. Pas la moindre goutte de liquide spiritueux. J'ai dû tout boire.  

Je cours prendre mon sac. A l'intérieur, se trouve un tube de somnifères que je traîne avec moi.


Dormir ! Dormir ! Enfin !  Je veux dormir. Juste quelques heures. Alors, je dépose un comprimé au fond du verre. Puis un deuxième. Je les regarde se dissoudre.

Mes pensées s’envolent à nouveau... vers Arnaud. J'espère qu'il est heureux à présent.


Le verre. Il me revient à l’esprit. Le mélange est déjà homogène. J'ouvre à nouveau mon sac et prends un petit flacon. Une vingtaine de comprimés sont enfermés à l’intérieur.

D’une main tremblante, j'ouvre le pilulier et le vide dans ma bouche. J'avale la solution et je vais m'asseoir sur le sol contre le mur...


Des brûlures, je les sens peu à peu à l’estomac. Ce doit être comme ça. Le sommeil viendra tout à l’heure m’emporter. Plus pour quelques heures. Mais pour une éternité. Misérable vie que la mienne, que celle d'une femme stérile. Je remercie quand même le créateur d'avoir mis sur mon chemin Arnaud et Sibelle. J'espère qu'ils seront heureux, chacun de leur côté.


Mes yeux rencontrent la peluche et s’y fixent. Mes paupières s’appesantissent. Je suffoque, j'ai mal… Ma vue se brouille… Mes paupières se ferment. Silence...



Des voix, des chuchotements autour de moi. Mon estomac me fait mal. Des relents d’alcool et de sang séché me parviennent aux narines. Où suis-je ? J'angoisse. Mes paupières s’ouvrent. Un visage flou, là près de moi. Je referme les yeux pour les rouvrir. Une main frêle se pose sur la mienne. Je reconnais ce sourire.


- Sibelle ! m'exclame-je faiblement.

- Maman !

Apaisée, je suis.



*****

 Margareth IDOSSOU


Dans la pénombre de mon salon, je suis. Seule. Triste. Le coeur brisé.

J'ai rendu Sibelle à "sa mère", à cette femme qui l'aimait tant au point de sombrer en son absence.

Heureusement que je me suis décidée à temps, sinon j'aurais eu la mort de Judith sur la conscience pour toute ma vie. C'est Arnaud, qui l'a retrouvée inconsciente dans l'appartement qu'elle loue depuis leur séparation. Lui et moi l'avions appelée maintes fois sans succès.

Je m'en veux aussi d'avoir brisé un couple autant uni. Pourtant, tout ce que je voulais, c'était Sibelle. Mais au final, je l'ai encore perdue. Je regrette mes actes. Je les regrette vraiment. Si seulement…


Dans cette solitude qui me pèse, un prénom me revient, quelqu'un à qui j'ai causé du tort et qui actuellement me manque énormément. J'aimerais tellement qu'il soit là près de moi. J'aimerais pouvoir à nouveau me blottir dans ses bras et entendre ses mots apaisants. Malheureusement, lui aussi je l'ai bêtement perdu. Je ne suis bonne qu'à cela, qu'à éloigner tous ceux qui comptent vraiment pour moi.

"David !" murmure-je en continu.


Je prends mon téléphone, posé près de moi pour télécharger une chanson qui me rappelle les mots de David. Je l'écoute en boucle.


"Parfois dans nos vies,

Nous avons tous mal, nous avons tous de la peine.

Mais si nous sommes sages,

Nous savons qu'il y a toujours un lendemain.


Repose-toi sur moi,

Quand tu n'es pas fort et je serai ton ami.

Je t'aiderai à avancer,

Bientôt j'aurai besoin de quelqu'un sur qui me reposer à mon tour.


S'il te plaît, ravale ta fierté,

Si tu as besoin d'emprunter quelque chose.

Car personne ne peut répondre à tes besoins si tu ne les montres pas.


Tu peux compter sur moi, mon frère, quand tu as besoin d'aide.

Nous avons tous besoin de quelqu'un sur qui se reposer.

Il se pourrait que j'ai un problème que tu puisses comprendre.


S'il y a un fardeau

Que tu es le seul à porter

Et que tu n'en peux plus

Je serai à tes côtés

Je t'aiderai à le porter

Il te suffit de m'appeler


Appelle-moi, si tu as besoin d'un ami

Appelle-moi.


Bill Withers - Lean On Me (Repose-toi Sur Moi)"

 

" Appelle-moi" retient toute mon attention.

Je reprends mon téléphone mais j'hésite. Je m'arme de courage et compose le numéro de David. J'espère qu'il ne dort pas encore et qu'il ne me raccrochera pas au nez.


- Allô !

C'est une voix de femme. Mon coeur se serre. Je raccroche immédiatement. Intriguée, je suis. Cela m'étonne vraiment qu'il laisse une conquête d'un soir, je suppose, décrocher un appel à sa place.

Je me sens encore plus mal que tout à l'heure. Je m'effondre sur le sol et pleure toutes les larmes de mon corps.




DESTINS DE FEMMES