chapitre 33
Ecrit par leilaji
Chapitre 33
***Marie France***
Elle s’est tellement battue avec son cancer alors qu’elle était l’une des patientes les plus récalcitrantes au début… Elle ne parlait à personne, refusait toute aide pensant ainsi nier l’évidence de la maladie.
Qu’est-ce qui n’a pas marché pour qu’elle nous fasse un arrêt cardiaque alors qu’elle en avait enfin fini avec la chimiothérapie?
Je me reconcentre sur ce qui se passe devant moi. Je pense que ça fait bien plus d’une minute qu’il s’acharne sur elle, en comptant les deux premières minutes de l’équipe soignante… c’est surement trop tard. Sa fibrillation ventriculaire a une conséquence sur le cœur : il s’arrête de pomper le sang dans tout le corps. Il y a un arrêt de l’apport d’oxygène aux autres organes et cela a pour conséquence directe, la survenue de risques de lésions cérébrales rapidement irréversibles si l’ischémie dépasse trois minutes. Les trois minutes sont … dépassées !
- Docteur Adanlossesi, arrêtez, ça ne sert plus à rien. On va prononcer l’heure du décès.
Il ne l’écoute même pas. Cet homme ne veut pas abandonner. A le voir au bord de la folie, il faudrait l’assommer pour qu’il s’arrête. De lui-même, il ne le peut surement pas. Il continue encore et encore et parle à Madame Oyane :
- Je t’ai promis d’essayer jusqu’au bout encore ce matin, alors fais de même Elle. Je t’en prie. Ne me laisse pas.
- Docteur Adanlossesi !
Finalement, le médecin traitant fait signe aux infirmiers en place de le dégagez de Madame Oyane. J’ai mal de l’avouer mais il est trop tard. J’ai de la peine pour eux.
Je me détourne du spectacle du docteur Adan se débattant avec cette fois-ci trois infirmiers et un agent de sécurité.
Ca fait trop mal.
Pour Madame Solange qui elle aussi est partie trop tôt et moi-même, Madame Oyane et lui formaient notre couple fétiche. De notre vie, on n’avait jamais vu un homme aussi amoureux d’une femme. Et ce que madame Solange regrettait c’étaient les mauvaises langues qui disaient qu’elle lui avait surement fait « un truc ». Moi-même je me posais des questions au tout début parce qu’il est sorti avec quelques infirmières du CHU et jamais on ne l’avait vu ainsi auparavant. Puis Madame Solange m’a racontée leur histoire, confidences de Madame Oyane. Ca m’a fait quelque chose dans le corps car Madame Solange racontait tellement bien les histoires qu’on finissait par avoir l’impression de voir les scènes devant ses yeux. Elle y rajoutait des détails qui semblaient tellement palpables. Elle se fâchait beaucoup et disaient avec mépris :
- A croire que les gens pensent que le cœur de l’africain est différent de celui de l’européen. Si c’était un blanc, tout le monde trouverait ça beau qu’ils s’aiment autant mais comme c’est un noir, on critique. Ou alors on dit qu’il la trompe surement avec une autre femme et qu’il fait semblant avec elle. Comme si les gens étaient dans son cœur. Mais qui a dit à mes sœurs et filles africaines que l’homme noir ne sait pas aimer ? Moi, je suis une vieille dame et je vais peut-être mourir de ce satané cancer mais s’il y a bien une chose que je sais : c’est qu’en 30 ans de mariage, mon mari m’a aimée. Je ne regrette rien et j’ai foi en lui… Il faut juste tomber sur un homme qui vous aime, c’est tout que ce soit un otangani (blanc en myene) ou pas. Un homme reste un homme. S’il ne t’aime pas, il te traitera comme une serpillère mais s’il t’aime… Hum. Vous aussi cherchez un homme qui vous aime et laissez les jalouses vous envier votre bonheur…
Ca fait trop mal que ça finisse comme ça.
*** deux mois plus tard***
***Adrien***
Je suis habillé de noir. Un costume noir. Je ne porterai plus jamais de costume de ma vie. Plus jamais. Quelqu’un tousse dans l’assistance mais mes yeux sont figés sur le cercueil. Je n’arrive pas à y croire.
La scène est irréelle.
Je ferme les yeux, à la recherche d’un signe qui m’aiderait à me réveiller de ce cauchemar. Ce qu’il y a devant mes yeux ne peut être vrai.
Le pasteur entame son discours à la con. Il dit quelle personne merveilleuse Elle était, combien elle était aimée des siens… Et sa mère se met à pleurer.
Les larmes ne la feront pas revenir et j’ai juste envie de dire au pasteur: ferme ta gueule, tu ne la connaissais pas, pourquoi parles-tu d’elle ? Mais je ne peux pas parler… déjà que tout le monde se demande ce que je fais là, qui je suis.
Même Gaspard a plus de poids que moi, c’est vers lui qu’on s’est tourné pour quasiment tout ce qui concernait le décès. Ce salop qui l’a rendu si malheureuse et qui aujourd’hui pleure sur sa dépouille. C’est maintenant qu’elle n’est plus là qu’il fait son maximum pour elle.
Et moi on me montre du doigt. Elle l’a connu et elle est morte, c’est béninois, que fait-il là ? Je les entends murmurer dans mon dos et je ne réagis pas parce qu’elle n’aimerait pas me voir mal agir devant ses enfants. Elle disait toujours :
- Les gens ne se fient qu’à ton apparence. Parfois ça me fait mal mais parfois j’en suis bien heureuse. Comme ça il n’y a que moi qui sais quel homme merveilleux tu es…
Un homme merveilleux qui n’a pas su… qui n’a pas su la garder en vie.
- Prions tous pour que notre saint Père accueille Oyane Jennifer Elle dans sa bonté éternelle… termine le pasteur.
- Amen, dit l’assistance.
J’ai prié ! Pourtant j’ai prié pendant ce grand moment de désespoir, j’ai prié. Et qu’est-ce que son Dieu m’a donné ? Rien du tout, il en a profité pour me l’arracher.
Je la voyais chaque soir prier tranquillement alors qu’elle se rendait rarement à l’église. Elle m’a reproché de ne pas avoir de foi. Je lui ai dit que toutes les choses que nous vivons prouvent assez bien que Dieu n’existe pas. Sinon je ne serais pas là. Pourquoi Dieu récompenserait la fidélité et l’amour de Madame Evrard envers mon père par une maitresse et un fils bâtard ! Pourquoi Dieu après qu’elle ait tout pardonné aurait permis que je lui enlève sa seule fille ? Pourquoi Dieu permettrait que des enfants innocents naissent avec le SIDA et meurent avant les imbéciles qui les ont contaminés. Nous sommes seuls sur terre ! Pourquoi Dieu aurait permis que tu tombes malade après tout ce que tu as déjà vécu ? On s’est disputé ce jour là, vraiment disputé parce que chacun tenait ses positions. Puis elle s’est radoucie et m’a prise dans ses bras pour me chuchoter :
- La preuve de l’inexistence de Dieu n’est pas dans toutes les souffrances que tu viens de citer Ad. Mais j’ai la preuve de son existence : dans les miracles… Quand même l’univers et ses lois se prosternent devant la force de ce que Dieu nous a légué de plus beau en espérant que nous en fassions bon usage: l’amour et ses miracles. Je t’aime et tu m’aimes… et connaissant l’être humain et son esprit retors, rien que cet amour est … miraculeux, divin…
Comme toute personne confrontée à quelque chose dont elle a peur, Elle s’est beaucoup accrochée à la prière… Alors j’ai laissé tombé la discussion, pour ne plus qu’on se dispute.
Et au final, au tout dernier moment de sa vie, j’ai aussi prié… Et il ne s’est absolument rien passé… Il me l’a quand même reprise ! Je plie les poings sous la colère et la douleur.
Gaspard est face à moi, avec les enfants et la mère d’Elle, ainsi que son frère Etienne et la petite Annie qui parle à son poupon. Je crois qu’elle ne comprend pas bien ce qui se passe parce qu’elle est toute heureuse de porter une belle robe, même si elle est noire au lieu d’être rose. C’est ce qu’elle explique à son bébé.
Cette cravate m’étouffe. Je desserre le nœud et Mademoiselle Kouyate, son assistante personnelle, pose une main compatissante sur mon épaule.
- Je suis vraiment désolée pour vous. Dit-elle les yeux rouges d’avoir trop pleuré.
Je la regarde. Quasiment tous les employés de la Fondation sont là. Sauf Leila. Pourquoi Leila Khan n’est pas là ? Je ne sais pas.
Je vais avoir un malaise… J’ai du mal à respirer. J’ai trop mal, devant son fils Obiang qui pleure. Il m’a demandé des comptes dès qu’il m’a vu et je n’ai pas su quoi lui répondre. J’ai une boule dans la gorge et une terrible sensation d’échec.
Cette scène est irréelle. Je ne suis pas en train de la vivre. C’est impossible. C’est impossible.
Le prêtre invite la mère d’Elle à jeter la première poignée de terre sur le cercueil. Elle se baisse, en ramasse un peu. Sa main tremble. Elle ne pensait surement pas enterrer un de ses enfants. Elle lève la main pour jeter et j’entends une voix. Je me fige.
« Adrien, calme toi… » souffle la voix.
Le sable s’écrase sur le cercueil. Mon cœur fait un nouveau bon dans la poitrine parce que la même voix parle encore à mon oreille. Mais personne d’autre que moi ne réagit. Pourquoi personne n’est pétrifiée ?
Je … suis fou ? Elle me parle ? Je sais que c’est sa voix. Seigneur j’entends sa voix… Les larmes me montent aux yeux. Son frère prend à son tour une poignée de terre et la jette.
- Arrêtez ça tout de suite… Arrêtez de jeter cette terre… Arrêtez, je hurle comme un fou.
Je ne sais pas si c’est son esprit que j’entends ou si je suis devenu complètement fou mais je ne supporte pas de voir ce cercueil disparaitre lentement sous la terre.
Je ne peux pas me séparer d’Elle. Je le refuse… Ma cravate m’empêche toujours de respirer alors je l’enlève, la jette par terre et saute dans le caveau. Ca crie autour de moi… Je crois que les gens sont scandalisés par mon geste. Ce que je fais est impardonnable pour la famille éplorée mais je ne peux pas m’en empêcher. Que ses enfants me pardonnent … J’ouvre le cercueil.
Je touche sa joue. Elle est froide.
Je la sors de ce cercueil où elle n’est pas à sa place. Et j’entends Gaspard crier au loin d’appeler la police.
Je la prends dans mes bras et m’assois quelque part dans le large trou.
Je respire mieux parce qu’elle est dans mes bras…
Elle n’ira nulle part sans moi.
Je vais la réchauffer… elle a toujours détesté le froid. Ils sont fous de l’avoir mise dans ce cercueil si froid. Je vais la réchauffer… Et son cœur va se remettre à battre et on pourra s’en aller loin, avec ses enfants…
Tout recommencer ailleurs.
Etienne et un de ses cousins sautent à leur tour dans le caniveau, le visage défiguré par la rage. Je m’en fous. Elle ne leur appartient plus depuis longtemps. Elle ne leur a jamais appartenu.
Elle est à moi, elle a toujours été à moi. C’est à moi de décider quand elle peut me quitter et là, je ne peux tout simplement pas la laisser partir. Pour de bon. Non.
Ils veulent venir me l’arracher encore une fois. Je dégage son visage et place la mèche folle derrière son oreille. Ses yeux sont clos, ses lèvres foncées et sèches… Ses lèvres qu’elle parait d’un si beau rouge. Ce n’est pas la Elle que j’ai connue.
- Boo, je t’en prie… ils vont encore t’arracher à moi… je ne peux pas le supporter une nouvelle fois…
« ALORS OUVRE LES YEUX ADRIEN ! »
***Elle***
J’espère qu’un jour ses cauchemars vont prendre fin. Au fil du temps ils se sont espacés mais ils sont toujours présents… terrés quelque part dans son cerveau.
Je ne supporte pas de le voir dans cet état. C’est moi qui ai failli mourir mais c’est lui qui en souffre encore. Il m’a déjà raconté ses rêves. Ce sont les mêmes à chaque fois. On m’enterre et il en empêche ma famille et c’est souvent à ce moment là que je le réveille.
Il faudra du temps mais ça ira, il finira par comprendre que l’impossible s’est produit… parce que lui Adrien l’a voulu.
- Adrien, regarde-moi mon amour… je suis là.
Je prends ses deux mains que je passe sur mon visage, mon corps pour faire partir les derniers résidus de son cauchemar. Il transpire et ses pupilles sont dilatées. Au final, je pause sa main gauche sur mon cœur … pour qu’il le sente battre.
- Adrien, je suis là. Ton petit miracle. Je suis là. Tu sens mon cœur. Ca va, il bat… Ton miracle. Je suis là.
Je le lui répète encore et encore jusqu’à ce que mes mots passent la barrière de sa peur et le calme.
Parce que ce jour où mon cœur s’est arrêté de battre définitivement, ce jour où le médecin m’a déclarée cliniquement morte… il m’a rappelée d’entre les morts…
- Je vais te prendre un verre d’eau à la cuisine Ad.
- Non reste là.
- Encore le même rêve ?
- C’est bon là, je suis réveillé. Ca va.
- T’es sûr que tu ne veux pas boire un peu ?
Pour toute réponse, il me serre tout simplement dans ses bras. Très fort. Comme il le dit tous les jours, c’est là qu’est ma place. Je caresse son corps à la recherche de sa chaleur. Il me déshabille sans rien dire et s’enfonce en moi… je ferme les yeux et savoure toutes les sensations que nous procure l’urgence de nos gestes.
Nous effaçons son cauchemar, de la plus belle des manières.
***Le lendemain matin***
Nous revenons de chez mon chirurgien qui a ausculté ma cicatrice au sein gauche. J’ai bien réagit à la chimiothérapie qui a considérablement réduit la taille de la tumeur. Ce qui l’a rendu opérable : alors j’ai subi une tumorectomie plutôt qu’une mastectomie. La tumorectomie ou segmentectomie est une chirurgie conservatrice qui consiste à retirer la tumeur et une petite quantité des tissus qui l’entourent de façon à conserver la plus grande partie du sein. Elle est privilégiée aussi souvent que possible. Tandis que la mastectomie consiste à retirer tous le sein. J’ai de la chance dans ma malchance. Après l’opération et la radiothérapie nécessaire après une tumorectomie, il ne me reste qu’une cicatrice étrange, en forme de « A ». Ca me fait marrer mais Adrien dit que cet imbécile de chirurgien aurait pu mieux faire. Moi j’aime ma cicatrice, surtout parce que j’ai vraiment l’impression qu’elle forme un A.
Il n’est plus le seul à avoir la personne qu’il aime dans la peau… Moi aussi maintenant, je l’ai dans la peau et de la plus belle des manières. Il efface la douleur de ce qui en moi a failli me tuer. Il y reste comme un talisman pour que plus jamais ça ne m’arrive encore.
Je l’ai dans ma peau, pour toujours et j’espère que jamais s’être cicatrice ne disparaitra.
Les choses vont bientôt rentrer dans l’ordre apparemment.
*
*
*
J’ai mis mon immense maison en location et Adrien a quitté son studio pour nous louer une villa de trois chambres dans un quartier respectable. Mes mètres carrés me manquent mais si c’est pour l’avoir en tout temps à mes côtés, j’y renonce sans regret. Les chambres sont plus petites et la cuisine est riquiqui mais la maison est de première main et confortable. On a choisi les meubles qu’on voulait y emmené ensemble. C’est un peu hétéroclite : il y a mon salon en cuir (j’ai refusé le sien en osier) mais par contre la télévision c’est la sienne qui est immense ! Les affaires de cuisine viennent de chez moi tandis que le lit, c’est le sien. On a fait trop de belles choses sur ce lit pour que je ne le prenne pas avec nous.
Ca augmente un peu ses charges mensuelles mais il se débrouille comme un homme et paie aussi l’électricité. Je suis heureuse que nous vivions ensemble avec les enfants qui sont revenus de chez leur père. Quand je les ai revu, j’avais l’impression qu’il avait pris un mètre chacun tellement pour moi, il avait grandi.
Moi, je m’occupe de tout ce qui tourne autour de la cuisine, du ménage et du divertissement : bouffe, gaz, ménagère, chaines télé etc… Pour les autres dépenses, on fait face ensemble. C’est ainsi qu’on s’est organisé parce que pour lui, il était hors de question d’habiter chez moi. Je n’ai plus insisté.
Après tout ce qui nous est arrivé, je trouve toutes ces disputes futiles. Je me concentre sur ce qui est vraiment important maintenant : notre bonheur.
Il est allé se changer dans la chambre tandis que moi je m’affaire à la cuisine. Je vais faire des rognons dans de l’odika, recette spéciale des temps de galère de ma mère car depuis le début de la semaine je n’ai pas eu le temps d’aller faire les courses et il ne reste que ça. Avec un bon manioc obamba, ça devrait passer. Adrien a horreur du manioc des fang.
C’est difficile de gérer une maison avec toute la fatigue accumulée car la ménagère vient de nous quitter. Elle pense encore cette imbécile que j’ai le sida mais que je le cache. Je ne peux pas confier la garde de mes enfants, de ma famille à une femme qui ne veut même plus toucher à mes affaires de peur d’être malade.
Le problème c’est qu’après un cancer, une chimio, une chirurgie et une radiothérapie… avoir la forme est quasiment impossible. Le médecin m’avait prévenu que chez certains patients la fatigue peut perdurer encore des mois voir des années après…
Moi je veux m’occuper de ma nouvelle famille, mes enfants et Adrien … et c’est dur. Surtout quand je repense au cas pathologiques comme les Samantha et autres. Si ton homme ne trouve plus le cocon douillet auquel il est habitué chez lui, il court en créer un autre ailleurs ! Bon, ce ne sont pas des choses à dire au gabonais-béninois là, ça l’énerve mais je ne peux pas m’empêcher de penser ainsi.
Je suis essoufflée, j’ai le vertige, je m’assois un moment à la cuisine et finis même par m’endormir sur la table.
***Adrien***
- Elle !
Elle se réveille en sursaut tandis que j’éteins le feu. La marmite de sauce de je ne sais pas quoi a complètement brulé. J’ai demandé aux enfants d’aller suivre Disney chanel au salon.
- Oh Seigneur, je me suis endormie.
- Ca c’est sûr. Fais-je pince sans rire car j’ai une faim de loup.
Après avoir jeté la marmite dans l’évier car il n’y avait rien de récupérable dedans, elle fait grise mine.
- T’es encore fatiguée ?
- Non ça va…
- Tu t’es endormie à la cuisine !
- Juste un peu … fatiguée. Finit-elle par admettre.
Franchement là, je n’ai pas la force de la gronder ou de me plaindre de son obsession pour toujours s’occuper des siens. J’ai trop faim et si je ne mange pas dans les minutes qui suivent, je vais devenir très désagréable. J’ouvre le frigo à la recherche d’œuf ou d’un truc rapide à faire. Il est vide. Elle n’a pas fait les courses. Je la regarde les sourcils foncés.
- Y’a rien a bouffer ?
Obiang accourt parce que j’ai un peu crié.
- Moi aussi j’ai faim.
Elle lève les yeux au ciel. Elle me fait penser à Oxya quand elle fait ça. Le reste de la bande nous retrouve dans la cuisine.
- Nous aussi on a faim.
Elle soupire.
- Il reste les corn flakes. Propose-t-elle.
- Hum ok. acquiesce Oxya.
Les corn flakes ?! Qui va manger ça ? Même au petit déjeuner, je n’y touche pas, c’est trop léger dans mon ventre ce truc. Obiang me supplie du regard. Entre hommes on se comprend : les corn flakes c’est pour les nanas et Ekang qui se la joue tellement qu’il nous énerve tous les deux.
- Obiang vient on y va.
- Vous allez où ?
- On arrive.
Obiang me sourit et on disparait chez « le macdo » du coin. Vingt minutes plus tard, on est de retour avec des « nikes » (surnom donnés au Gabon aux ailes de poulets braisés vendus un peu partout) et des frites de pommes de terre et de bananes plantain arrosés de mayonnaise, moutarde et oignons coupés en dé.
- On a pris les ailes de 10 000 ! hurle Obiang fier de lui.
Le paquet est énorme mais vu que je compte bien en manger la moitié, ça ne me semble pas si gros que ça. Elle me regarde dépitée. Elle s’en veut de ne pas les nourrir plus sainement je présume.
- C’est juste pour ce soir… je dis pour la rassurer. On va manger et tous se reposere t demain tu pourras aller faire les courses…
- Les ailes ! Carrément ! Et pourquoi pas les bédoumes pendant que tu y es ? (beignet de farine vendus avec du sucre ou du piment)!
- Ahhh tu lis dans mes pensées… je fais en sortant de derrière mon dos un second sachet plein à craquer.
- Seigneur !
- A table tout le monde, crie Obiang.
Celui-là dès qu’on parle de nourriture, il devient le commandeure n chef de cette maison.
***Elle***
On mange tranquillement en famille lorsqu’on sonne à notre porte. Ekang s’est levé pour aller ouvrir et revient quelques instants plus tard avec le sourire :
- C’est mamie.
Je crache vite fait le morceau de poulet que j’avais dans la bouche et tente de planquer toutes les assiettes, les sachets et papier aluminium, avant qu’elle ne rentre au salon mais il est trop tard, elle pointe déjà le bout de son nez. J’abandonne et m’apprête à recevoir des insultes bien senties en fang. Ma mère statufiée, regarde la table et ne dit rien. Elle a en main, deux grands sachets qu’elle donne aux garçons qui la soulagent de ses affaires.
Adrien se lève, salue ma mère puis se dirige vers la cuisine avec quelques assiettes. Je suppose qu’il pense bien faire en nous laissant un peu d’intimité mais j’aurais préféré qu’il reste … comme bouclier humain. A mon âge… On va encore faire comment !(phrase fétiche des gabomas)
Conversation en fang :
- Seigneur Dieu, l’enfant d’autrui Elle ? Les ailes
- …
- Tu as déjà perdu un mari, tu veux encore perdre celui là. C’est comme ça que je t’ai éduquée ? Les ailes ? Tu veux qu’une autre femme s’occupe de lui ? Tu ne connais pas les hommes ?
Je baisse les yeux. J’ai beau être une femme forte mais devant ma mère, je baisse toujours les yeux. Cette femme a trop fait pour moi pour qu’aujourd’hui, je lui manque de respect.
- Je t’ai emmené les feuilles de manioc pilées, l’odika et de la pate d’arachide. J’ai eu aussi de la bonne banane et du manioc. Même si tu es fatiguée, tu dois prendre soin de ton mari, ou tu viens à la maison, je te prépare quelque chose et tu viens lui donner. Plus jamais je ne veux voir ça. Tes enfants là, les enfants de blancs comme ça même si c’est le pain au chocolat du boutiquier, ils vont manger mais un homme Elle… Plus jamais ! Tu ne sais pas que chez nous on dit : « avant d’épouser une femme, regarde la tête de sa mère ! » Quelle image tu donnes de moi comme ça ! Plus jamais hein.
- Oui maman. Je réponds sagement.
Elle se tait et me dévisage. Maintenant qu’elle m’a prodiguée ses conseils je suppose qu’elle va s’en aller. Contre toute attente elle pose une main sur la mienne.
- Tu étais loin ma fille. Murmure-t-elle en français. J’ai rencontré, l’infirmière de ton institut là.
- Marie France ?
- Oui, c’est elle. Elle m’a racontée ce qu’il s’est passé.
J’ai le cœur qui bat à chaque fois que j’y repense. Je bats rapidement des cils essayant de ne pas pleurer. Même maintenant que tout ça est derrière moi, ça me terrifie encore.
Adrien n’a pas voulu parler de ce qu’il s’est passé. Il a juste dit que j’étais son petit miracle … c’est tout ce qu’il a dit.
- Maman !
- Ane fam hein (c’est un homme), même si ton mari là (puis elle chuchote) akobe ane ntangane (parle comme un blanc). Tu reviens de loin ma fille, répète t-elle tout simplement.
Puis elle me raconte en fang ce que l’infirmière lui a dit :
- Le chef avait demandé qu’on le fasse sortir, mais il a continué leur chose là…
- Le massage… ?
- Oui c’est ça. Elle dit que l’homme de la sécurité et les infirmiers l’ont attrapé si fort qu’il s’est cassé l’épaule mais il ne rien senti.
Il a dû se déboiter l’épaule, pas se la casser mais je ne rectifie pas. Je me dis qu’avec l’adrénaline du moment, il n’a vraiment dû rien sentir.
- Il a continué jusqu’à ce qu’ils le rattrapent encore et le fasse reculer et c’est la où il a enfin senti la douleur à l’épaule… Ils ont réussi alors à le tirer hors de ta chambre mais avant de sortir il a crié ton nom et elle m’a juré sur ses enfants que c’est à ce moment là que tu t’es réveillée… comme ça alors que tu étais déjà partie ma fille…
Elle s’arrête un moment sous l’effet de ce qu’elle raconte, puis reprend :
- Alors elle a crié que tu t’es réveillée et ils l’ont relâché et il revenu dans la chambre et s’est avancé vers ton lit et dès qu’il a vu que tu avais ouvert les yeux, il s’est enfin laissé allé… Il a fallu qu’on lui donne une chaise pour qu’il s’asseye parce que tout son corps tremblait. Hé ma fille, tu reviens de loin hein…
Elle le dit encore et encore, la voix brisée par l’émotion. Et moi je ne sais plus comment faire pour ne pas me retenir de pleurer… je cache mon visage entre mes mains. J’étais vraiment partie. Tout le monde en a parlé dans ce CHU. Tout le monde mais avec Adrien comme surveillant, personne n’a pu me faire un kongossa plus précis. Mais je n’ai pas besoin d’eux pour savoir que là où j’étais c’est sa voix qui m’a raccrochée à la vie… je ne peux pas en donner la preuve mais mon cœur qui s’est arrêté de battre lui le sait et ne cherche à en convaincre personne.
J’entends Adrien sortir de la cuisine et parler à ma mère :
- Laisse la maman. Elle est fatiguée. Ne t’en fais pas, elle s’occupe bien de moi.
Adrien a cru que je pleurais sous les reproches de ma mère. J’essuie donc rapidement mes yeux et lève la tête vers cette femme qui a elle aussi tellement souffert.
Elle respire comme elle peut et le regarde encore et encore. Puis ses yeux aux pupilles fatiguées par l’âge se noient. Les larmes lui montent aux yeux. Elle doit se dire qu’elle a vraiment failli me perdre et que s’il n’avait pas été là, moi non plus je ne serai plus là. Et je la vois sourire malgré ses larmes. Et je comprends. Je comprends instinctivement ma mère.
Je comprends qu’elle est heureuse pour moi. Heureuse qu’après avoir vu sa seule fille se marier et être tellement malheureuse mais tellement malheureuse ! Elle est soulagée parce que j’ai trouvé l’homme qui saura prendre soin de moi.
Que souhaite une mère, si ce n’est le bonheur de sa fille ? C’est la première fois depuis des années que je vois ma mère sourire. Sourire parce qu’elle est en joie, qu’elle se dit que j’y suis enfin arrivée. Enfin. Elle m’a vu garder la tête haute quand on me trompait, elle m’a insulté quand elle a su que dépitée et malheureuse, je trouvais du réconfort dans d’autres bras.
Mais maintenant, tout ça est derrière moi, et elle le sait…
Elle me sourit à travers ses larmes et je me remets à pleurer… tandis qu’Adrien nous regarde sans comprendre. Elle se lève et va vers lui puis le prend dans ses bras :
- Ane fam hein… Merci mon fils. Merci mon fils.
Tout gêné ce dernier me regarde et bredouille comme il peut des mots incompréhensibles à ma mère qui se détache de lui et essuie ses larmes. Et moi je regarde Adrien et lui chuchote tout en restant à ma place :
- Je t’aime.
Il me sourit tout simplement et me murmure à son tour :
Mon petit miracle !
*
*
*
Leilaji.