Chapitre 34
Ecrit par leilaji
LOVE SONG Tome II
Episode 34
Leila
Dix mois plus tard.
— Tu es sure que tu ne veux pas que je reste ? demande Denis en buvant sa tasse de café.
— Non. Ca ira. Quand est-ce que tu prends ton vol ?
— Dans une heure, répond-il après un bref coup d’œil à sa montre.
— Tu devrais déjà être parti à l’aéroport.
— Ils vont m’attendre t’inquiète !
— Toujours aussi fils de riche à ce que je vois.
— Toujours aussi folle de lui à ce que je vois, répond-il de tic au tac.
Des cris d’enfants nous parviennent du jardin, ce qui me permet de ne pas lui répondre. Ça ne sert à rien qu’on s’engage dans cette discussion. Il gagne toujours.
— Je ne pensais pas qu’un jour le Taj serait aussi animé.
— Moi non plus. Pourtant elles ne sont que deux.
— Ton nouveau projet semble te rendre heureuse.
— Je suis satisfaite du résultat projeté.
— Ça se comprend.
Il pose sa tasse et son regard se fait moins conciliant.
— Tu l’attends toujours ?
— Plus dans cette vie. Ça fait dix mois. Mickael l’a libéré de la voiture. Il en est sorti. C’est vrai qu’il était blessé et qu’il n’aurait pas du aller loin mais … Il m’a envoyé un message auquel j’ai répondu et il est parti. La vérité lui a fait du mal et il a choisi de me laisser.
— Je peux le comprendre.
— Je le comprends.
— Ce que je ne comprends pas par contre c’est pourquoi tu lui as menti.
— Je ne lui ai pas dit toute la vérité, il y a une nuance Denis.
— Tu ressembles de plus en plus au vieux Okili tu sais.
Il inspire profondément et vide sa tasse. Je continue de vérifier les chiffres transmis par le comptable et souris à l’idée de me lancer dans une nouvelle aventure. Le cabinet tourne désormais sans moi, je me suis lassé des créations et fusion de sociétés. La vie est courte. Je ne peux pas vivre la mienne, le nez plongé dans des rapports de commissaire aux comptes. A la mort de mon grand-père, je me suis retrouvée à la tête d’une immense fortune. Pendant deux mois, je n’ai pas su quoi faire de cet argent sans qu’il ne me pourrisse la vie. J’en ai cauchemardé d’autant plus que je me refusais à appeler à l’aide.
C’est une discussion avec Lola qui m’a remis les idées en place.
Elle est venue un soir où je ne répondais plus au téléphone. Puja avait été couchée par la nounou et il ne me restait rien d’autre à faire à part contempler le désastre qui me servait de vie. « L’accident » de mon grand-père ainsi que « la disparition » de mon frère avait une nouvelle fois jeté les lumières des projecteurs sur moi. On parlait maintenant de la malédiction des Okili. Et comme dans ce pays ce qu’on ne comprend pas, on le rend mystique, je suis devenue : la femme qui s’enrichie grâce au malheur de son entourage. La théorie officielle voulait que mon frère ivre ait causé l’accident et se soit enfui pour ne pas faire face à ses responsabilités. Mes proches et moi savions que l’histoire réelle était bien plus morbide que celle-là. J’aimais mon frère et je savais qu’il m’aimait aussi. On s’est connu très peu de temps mais c’était largement suffisant pour que je puisse lui faire entièrement confiance. Ce que je n’avais pas prévu c’était que lui ne faisait confiance qu’à son grand-père. L’autorité d’Okili avait fait son œuvre avant que je ne puisse le délivrer de son joug.
Lorsqu’ils sont allés changer de voiture pour quitter le pays, Mickael s’est occupé de lui et a pris le volant à sa place sans qu’Okili ne s’en rende compte. Puis Mickael est retourné enterrer le corps de celui qui avait cru des années plus tôt l’avoir tué dans un accident. Je lui ai demandé plus tard où il l’avait enterré, il n’a pas voulu me le dire.
J’avais l’impression chaque nuit d’entendre pleurer leur âme. Et je me sentais au fond du gouffre vouée à une solitude sans limite.
Assise sur les carreaux froids de la cuisine dans laquelle je ne mettais que rarement les pieds désormais, je buvais au goulot le fond de la bouteille de champagne ouverte depuis des jours. Il n’y avait plus de bulles et le gout en était immonde. Mais je ne savais quoi faire d’autre pour cesser de faire gamberger mon esprit.
Lola est entrée à petits pas, tâtant le mur avant de trouver l’interrupteur et d’allumer. La lumière m’a dégrisée légèrement. Alors j’ai fermé les yeux.
— Mais qu’est-ce que tu fais là Lola ?
— Elle dit que tu ne vas pas bien et que tu refuses de lui parler. Elle va débarquer en commando demain alors j’ai préféré venir te prévenir. Ton gardien n’est pas commode.
— Je ne peux pas me plaindre à chaque fois à Elle quand ça ne va pas. Ça finira par la saouler.
— Tu comptes rester là comme ça.
— Oui.
Elle a éteint la lumière et est venue s’assoir avec moi.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Tout, ai-je répondu en buvant de nouveau une grosse lampée de mon champagne.
— Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ?
— Non. Je dois gérer ça toute seule.
— « Toute seule » ce n’est jamais une très bonne idée.
— Qui t’as dit une chose aussi stupide ?
— Toi.
On a éclaté de rire toutes les deux et la tension dans mes épaules a disparu. Momentanément.
— Comment tu fais Lola ? Pour être aussi forte, malgré tout ce que tu as vécu.
— Je t’en ai voulu au début tu sais ? Pour ne pas m’avoir parlé de Mickael.
— Ecoute…
— Non tu n’as pas besoin de te justifier. Je pense que le monde fonctionnerait mieux sans l’ingratitude. Me focaliser sur ça c’est oublier toutes les fois où tu m’as aidée sans rien me demander en échange comme si j’étais un membre de ta famille. Tout simplement parce que tu ne voulais pas voir une femme souffrir. Je sais que tu pleures un grand-père et un frère mais… nous sommes ta famille et tu es la nôtre.
— C’est gentil.
— Quand j’étais au fond du trou, Gabe m’a trouvée un but à atteindre. Et c’est ce qui m’a aidé à me relever. Fais de même.
— Quel but Lola ? Plus d’argent ? J’en ai à ne plus savoir quoi en faire. Même après avoir restitué ce qui avait été illicitement acquis par mon grand-père à l’Etat gabonais. Un mari ? Le seul homme qui fait battre mon cœur, un homme qui ne veut surement plus de moi.
— Il reviendra. En attendant tu as Puja. S’il ne t’aimait pas jamais il ne t’aurait confié sa fille. Crois-moi il reviendra. Il a surement besoin de temps pour digérer le truc avec Denis.
Le truc avec Denis. Il ne m’a même pas laissé le temps de lui en parler.
— Comment ça se passe avec Puja ?
— J’ai peur de cet enfant. J’ai peur de m’attacher à elle, encore une fois et d’entendre un beau matin quelqu’un venir me la réclamer. Cette expérience m’a traumatisée. Je ne veux plus jamais revivre ça. Tu as Raphael. Que serais-tu devenue si son père te l’avais arraché. Moi j’ai déjà vécu ça. C’est vrai que je ne l’ai pas portée dans mon ventre mais… je l’aimais tellement.
— Oui mais tu n’es plus cette femme Leila !
— Laquelle ?
— Celle à qui on peut arracher un enfant sans qu’elle se batte. Sincèrement, je plains celui ou celle qui essayerait de te faire ce coup tordu là aujourd’hui.
Je n’avais pas vu les choses ainsi. J’ai muri. C’est vrai. Je suis peut-être seule mais je suis désormais forte aussi. Je peux tout affronter. Tout. Je l’observe. Elle est toujours aussi belle qu’au premier jour. Elle a conservé sur son visage cette innocence que j’ai perdue depuis longtemps. Elle ne semble pas se méfier de moi. Je ne peux m’empêcher de lui poser la question.
— Toi tu n’as pas peur de ce que les gens disent de moi ? Si j’en crois les journaux je suis celle qui a vendu son âme pour de l’argent et fait tuer toute sa famille.
— Je danse à demi dévêtue. J’ai eu un enfant très tôt, trop tôt. Je n’ai aucun diplôme. Sais-tu ce que les gens disent de moi ? Il me traite de pute, disent que je pervertis les jeunes, que je ne suis pas un exemple à suivre. Et ça me fait du mal même quand je souris l’air de rien… Les gens ont des tas de choses à se reprocher. Mais parce qu’ils pensent que leurs secrets demeureront éternellement cachés, c’est avec joie qu’ils jettent la pierre à ceux qui n’ont pas pu cacher les leur. Mais une fois que je suis chez moi et que je lance un appel sur mon téléphone et que mon fils me dit qu’il est fier de moi après avoir vu un de mes concerts ou juste parce que je lui ai envoyé de l’argent de poche… Toute la douleur, toutes les humiliations disparaissent. Parce que je vois dans ses yeux, ce que je suis réellement en dehors de la fille qui n’a aucun diplôme, qui danse et chante à demi nue, qui a eu un enfant trop tôt. Je vois que je suis une bonne mère.
— Ce que tu dis là est très puissant Lola.
— J’ai trop galéré Leila, trop souffert. Et toi aussi. Et Elle aussi. C’est le lot des femmes, selon ma mère. Tu ne peux pas passer ton temps à donner tout en ayant peur de recevoir. Donner n’implique que soi. Recevoir implique l’autre et l’autre est tellement faillible. C’est dans la nature si fragile de cette relation à l’autre que réside toute la beauté de la vie Leila.
— Depuis quand es-tu devenue si sage ?
— Je parle beaucoup avec Raphael. C’est lui qui m’apprend tout ça. Mon petit génie de fils.
— Il est épatant ton gamin.
— Oui je sais. Mais il y a plein d’autres Raphael ici qui jamais n’auront l’occasion d’être épatant tout simplement parce que leur mère est trop pauvre pour les envoyer à l’école. Tu pourrais peut-être faire quelque chose.
— De quoi parles-tu ?
— La Fondation ne t’implique pas émotionnellement. Moi je crois que tu veux faire plus mais tu as peur. C’est peut-être le moment, a-t-elle ajouté de manière très énigmatique.
Je crois sincèrement que cette fille, cette femme est la personne la plus forte que j’ai rencontré au cours de ma vie. Elle pense toujours du bien de moi, elle pense toujours que je les ai sauvé son fils et elle. Alors que tous me jugent sans s’en rendre compte, elle pense toujours que j’ai fait de mon mieux. Que je n’ai pas à avoir peur ou honte de mes choix.
Aujourd’hui, elle peut fièrement dire que c’est elle qui m’a sauvée. Sauvée du noir, des larmes, sauvée de ce qu’il y avait de plus sombre en moi et dont j’ai eu du mal à me détacher après la mort d’Okili. Elle aussi a été un soutien indéfectible. Je ne comprends pas cette légende urbaine qui veut que les femmes se détestent entre elles. Dans ma vie, elles ont été des piliers, des références. Ce sont les hommes qui avec leur orgueil démesuré ont tout gâché à chaque fois.
— Arrête de rêver quand je suis là. T’es ailleurs là ! intervient Denis en fronçant les sourcils.
— Excuse-moi. J’étais plongée dans mes souvenirs.
— Ton café est franchement dégueu.
— Je t’ai servi un stick nescafé, lui avoué-je en pouffant de rire.
— Mais c’est quelle punition ça ? T’as pas de machine à café dans ton palace?
— Si. Mais c’était au-dessus de mes forces de mettre en route la machine. J’ai pas dormi cette nuit, les filles ont fait un boucan terrible. Sérieux Denis, les femmes qui travaillent, pensent savoir ce que c’est d’être fatiguées. Mais essaie un peu de garder des gamines pleines d’énergie toute une journée et tu sauras ce que c’est d’être lessivée. Je me suis donc simplifié la vie en te servant du Nescafé.
— Tu sais que je déteste cette merde. Franchement je me demande comment les gens font pour boire ça. Ce n’est pas du café, c’est du …
— Pourquoi m’as-tu pardonné aussi facilement ?
J’ai posé la question sans lever la tête de mes comptes. Je ne veux pas croiser son regard. Denis et moi n’avons plus jamais abordé ce sujet sensible depuis cette nuit. Cette nuit où Okili est mort, cette nuit où Alexander est parti.
— Parce qu’il n’y avait rien à pardonner.
— J’étais prête à le faire tu sais. Prête à me donner à toi pour obtenir ce que je voulais. C’est-à-dire rester chez toi et contrecarrer les plans de mon grand-père sans craindre qu’il ne découvre que j’étais parfaitement en possession de tous mes moyens.
— Je le sais.
— Et c’était ce que tu voulais n’est-ce pas ? Que je me donne à toi.
— Oui.
— Alors pourquoi as-tu fini par dire non ? Pourquoi n’as-tu pas profité de la situation ? Tu dis toujours que tu es un salaud, que personne ne devrait te faire confiance. Mais depuis cette nuit-là, tout ce que tu as fait a démontré le contraire.
Il ne répond pas. Mais moi je me rappelle parfaitement de cette nuit.
Je me suis hissée sur la pointe des pieds et j’ai fermé mon cœur à tout remord. J’ai posé mes lèvres sur les siennes et contrairement à ce que je prévoyais, j’ai ressenti un plaisir indicible à être dans ses bras. Je me suis sentie aussitôt coupable. Coupable de jouer avec lui, coupable de briser mes vœux de mariage, coupable de ne pas haïr complètement ce que j’étais en train de faire. Et avant même que je ne m’en rende compte, il s’est raidi. Pourtant, je voyais le désir bruler dans la prunelle de ses yeux, faire frissonner sa peau. Je n’arrivais plus à respirer, j’étais comme en apnée. L’image d’Alexander refusait de quitter mon cœur. J’ai fermé les yeux de nouveau prête à faire ce qu’il fallait.
— Princesse ? Pourquoi tu pleures ? m’a-t-il demandé d’une voix si douce, si perdue que j’ai ouvert les yeux.
Cette question pourtant si simple a brisé le peu de volonté qui me restait. Je ne savais pas que je pleurais.
Je ne me suis pas sentie pleurer.
Je me suis sentie mourir. De honte, de chagrin. Il ne méritait pas ça. Je n’étais plus Leila mais une garce sans aucune limite. Cela ne me ressemblait tellement pas. Les larmes ont continué de couler. Et immédiatement, il a tout compris.
— Tu te rappelles de tout c’est ça ? Tu faisais semblant… constata-t-il d’une voix si basse qu’elle était à peine audible.
J’ai voulu sortir de la chambre et il m’a retenue par la main. Je lui ai demandé de me lâcher. Il a refusé prêt à entendre ce que je me refusais à avouer. Je suis restée muette. Il a tapé du poing sur la porte, ce qui m’a fait sursauter de peur.
— La Leila que je connais en arrive à de telles extrémités quand il s’agit de protéger les gens qu’elle aime. Qui est en danger cette fois ? Elle ? Moi ? Ah…Alexander. Tu le tiens à l’écart. Pour le protéger. De qui ?
— Je ne veux pas te mêler à ça. Je ne veux pas que ta vie aussi soit en danger.
— Putain Leila tu m’as déjà mêlé à ça. Parle !
— Non !
— Ton accident n’était pas un accident c’est ça ?
— Mon grand-père.
— Est-ce que tu te rends compte que tu es en train de l’accuser d’avoir tenté de vous tuer. Cet homme t’aime plus que tout. C’est un empire qu’il veut te léguer. Pourquoi ferait-il ça ?
D’une voix d’outre-tombe, je lui ai raconté ce que je savais. J’étais tellement fatiguée d’avoir à porter le fardeau toute seule que je ne lui ai pas raconté la vérité. Je la lui ai vomie.
— Cet homme ne sait pas jouer fair-play Denis…
— Alors tu rentres dans son jeu.
— Qui veut se débarrasser d’un monstre doit devenir lui-même un monstre.
— Alors félicite-le de t’avoir bien dressée. Parce que c’est monstrueux d’avoir joué avec moi comme ça.
Cette vérité m’a coupée le souffle et la haine dans ses yeux m’a achevée. Je me suis laissé glisser par terre, complètement anéantie par ce jugement ferme de sa part. Ce qu’il venait de dire était tellement juste.
Il est sorti de la chambre en claquant la porte.
Le lendemain matin, mes valises étaient faites. Je craignais que mon grand-père comprenne que depuis le début, notre idylle naissante n’était qu’une mascarade. Mais je ne pouvais plus rester. Si je n’osais plus regarder Denis dans les yeux, comment pourrais-je encore faire semblant de l’aimer ? Est-ce que j’ai réellement fait semblant d’ailleurs. Je suis perdue.
Il me fallait trouver une autre solution à court terme pour confirmer ce que je pensais avoir découvert avec Valentine.
J’ai demandé à la ménagère de m’aider à faire descendre mes valises. Elle a su cacher sa surprise mais n’a fait aucun commentaire. De toute manière je n’étais pas d’humeur à lui raconter ma vie. A l’étage inférieur, j’ai retrouvé Denis à la salle à manger, sirotant un café bien chaud ainsi que des scones.
— Denis, je crois que …
— Bonjour ! a-t-il fait très aimablement, me coupant dans mon élan
Au ton qu’il a employé, lisse sans aucune nuance, Madame Hélène s’est éclipsée à la vitesse de la lumière pour nous laisser seuls tous les deux.
— Bonjour Denis.
— Tu as une sale tête, tu devrais venir prendre un café.
— Je pense qu’il est préférable que j’y aille.
— Et moi je pense qu’il est préférable que tu prennes un café avec moi. Assieds-toi !
J’ai soupiré de dépit avant de lui obéir et de prendre place.
— Tu mériterais un oscar pour ton interprétation de la femme sans mémoire. C’était grandiose.
— Denis.
— Tais-toi Leila car là, à cet instant précis, je dois faire preuve d’un contrôle total pour ne pas te faire découvrir un Denis que tu n’as jamais eu l’occasion de rencontrer… Le Denis que ton grand-père voyait en moi et qu’il souhaitait voir sa petite fille contrôler.
— Denis…
— Veux-tu le rencontrer ? Veux-tu savoir comment réagit Denis Louis Ondimba quand il est en colère ? Parce que moi aussi je peux déployer des moyens colossaux pour te détruire et te faire gouter à ta recette. Veux-tu rencontrer l’homme que je suis quand je ne suis pas amoureux de toi mon amour?
— Non.
— Bien. Bonne décision.
Le ton est ironique mais pas accusateur. Il n’est ironique que lorsqu’il est blessé mais qu’il estime trop la personne à laquelle il parle pour être ouvertement méchant.
— Denis…
— J’ai joué j’ai perdu. Je ne veux plus jamais en reparler avec toi. Plus jamais. Ok.
Je n’ai pas su quoi répondre. Il a levé les yeux du journal qu’il était en train de lire pour plonger son regard dans le mien. J’y ai lu de la douleur mais aussi de la résilience.
— Ok ?
— Ok.
— Bien ! J’ai fait faire quelques recherches poussées. Avec des anciens agents du Mossad, les résultats, on les obtient très vite. Et ca ne donne rien de bon pour Okili alors disons que je te crois et qu’il est temps de le mettre hors d’état de nuire.
— Ok.
— Pourquoi tu dis Ok comme si je venais de te dire une chose étrange ?
— Tu vas continuer à m’aider malgré …
— Maintenant que nous sommes censés avoir passé une folle nuit d’amour Princesse, continue-t-il sans ciller des yeux, tu voudrais que je te boude parce que tu as agi avec ta tête et non ton cœur? On va continuer le jeu. Que sommes-nous censés faire ? Un voyage en amoureux…
— J’aimerai savoir si tu as accès à Interpol ?
— Tu ne perds pas le nord toi hein !
— Toi non plus.
— On ne se refait pas très chère. Et qu’est-ce qui te dit que tu peux me faire confiance ? Peut-être après mure réflexion, ai-je préparé une vengeance…
Sans le laisser terminer, je me suis levée de table pour me jeter dans ses bras et le remercier. Il m’a serrée très fort. Et j’en ai fait autant pendant de longues minutes. Je le savais bien moi que je pouvais compter sur lui. Je l’avais toujours pu.
Des doigts claquent devant moi et me ramènent au présent.
— Ça va ? Mais qu’est-ce que t’as aujourd’hui ?
— Excuse moi j’étais encore une fois ailleurs.
— Tu m’as demandé pourquoi je t’avais aussi vite pardonné. Quand tu m’as tout raconté, crois-moi si je n’avais pas quitté la chambre, je crois que je t’aurai…
— Cassé la gueule ?
— Hé, ce n’est pas mon genre de frapper sur les femmes.
— Tu m’as déjà giflé !
— Une petite gifle de rien du tout comme ça. Et puis tu me l’as rendue à Franceville dans la voiture.
— Une petite gifle de rien du tout comme ça, ça ne compte pas.
— On est quitte ! Bref !
— Ne dis pas bref. Bref c’est mon expression fétiche.
— Bref !
— Gamin.
— Gamine !
On se tait conscients tous les deux qu’on se taquine pour ne pas se blesser.
— Tu n’es pas parfaite. Contrairement à ce qu’Alexander t’a fait croire Princesse. Tu t’es beaucoup sacrifiée pour les autres alors ils t’ont tous mis sur un piédestal dont tu as peur de descendre de peur de les décevoir. Lui, les autres. Tu es Leila qui ne fait pas d’erreur, miss parfaite qui aide tout le monde et s’oublie au passage. Tu veux être l’héroïne qui sauvera les autres à chaque fois. Mais qui te sauvera toi une fois que tu auras plongé dans l’horreur pour garder leur monde intact? Tu m’as utilisé ? C’est le jeu. Je te l’ai permis, je suis un adulte et j’ai fait pire. Mille fois pire. Sans que tu ne me juges jamais pour cela parce que tu sais que je ne suis pas parfait. Avec moi tu n’as pas à l’être non plus. Femme sans mémoire ou femme sans cœur, j’en ai rien à foutre.
— Ne dis pas des choses comme ça Denis !
— C’est la vérité Leila.
— C’est justement ça le problème avec toi. Tu n’as pas de limites donc tu aimerais que je n’en aie pas non plus. Mais dans la vie on ne peut pas toujours tout obtenir sans rien payer en échange. Les limites sont faites pour nous faire apprécier ce qu’on a, pour qu’on ne se perde pas en route. Avec toi, je me perdrai… je suis Leila qui s’occupe des autres et alors ? Ils sont ma famille. Et Alexander est mon cœur. Il contient mon monde. Il est ma limite et crois-moi, après avoir vu ce que je suis capable de faire, avec quel sang froid je peux détruire une vie… J’ai besoin de cette limite.
— T’inquiète, tu ne m’entendras plus jamais te le dire. La page est tournée. Ça fait un mal de chien soit dit en passant, dit-il en grimaçant.
Je baisse les yeux.
— Je ne veux vraiment pas te laisser seule Leila. Mais je sais que tu vas faire ta fière et me repousser encore et encore…Tu as tout sacrifié pour lui et où est-il à présent ?
— J’en sais rien. Comme tu l’as si bien dit j’ai joué et j’ai perdu.
Il se lève et les pieds de sa chaise raclent le sol en marbre. J’en ai fini avec mes comptes.
J’ai médité les paroles de Lola et j’ai demandé à Dieu d’éclairer ma route. Des souvenirs sont remontés à la surface. Des souvenirs d’enfance. Si ma courageuse mère ne s’était pas sacrifiée pour m’offrir une éducation, jamais je n’aurai eu cette vie. Je me suis demandée combien de jeunes filles n’atteindrait jamais leur potentiel réel car sans ressources. Alors j’ai décidé de faire du Taj un pensionnat pour jeunes filles. L’aile droite est en train de subir en ce moment même de nombreuses rénovations. Un endroit où recueillir celles qui n’ont pas eu autant de chance que moi. Je vais m’impliquer, former celles qui ont le potentiel pour diriger le Gabon de demain. Ses discours bien que teinté de xénophobie n’étaient pas tous dénués de bon sens. Je vais faire du Okili sans être Okili. Ce sera mon défi.
En ouvrant la porte, on entend s’éloigner de nous des rires de petites filles.
— Puja et Touko, je sais que vous êtes là toutes les deux, venez ici.
Elles sont devenues inséparables ces deux là. Et pour faire des bêtises, on ne trouve pas mieux.
— Je ne vais pas me répéter.
C’est d’abord le visage de Puja qui apparait dans l’angle du couloir suivi de celui de Touko au regard si pétillant d’intelligence.
Quand je suis partie à l’orphelinat expliquer mon projet à leur directrice, elle n’était pas vraiment enthousiaste. Pourquoi ne pas tout simplement leur faire un don et les laisser s’occuper du reste ? J’ai dit ma vérité : parce que je n’avais aucune confiance eux, aux institutions de ce pays et que je souhaitais faire les choses à ma manière. Je n’avais aucune envie de faire des dons et de les voir détournés au profit des dirigeants de l’orphelinat et de leur famille. Elle m’a demandé de sortir et j’ai obéi. Une fois chez moi j’ai pleuré comme une idiote sur le destin de tous ces enfants qui m’avaient réservés un accueil si chaleureux sans même me connaitre. Le lendemain matin, j’y suis retournée pour demander exactement la même chose. Au bout d’une semaine, elle a fini par plier et me faire visiter la salle commune où se restauraient tous les enfants. Du riz blanc et un petit bout de poulet frit. Sincèrement, ça faisait longtemps que je ne m’étais pas pris cette réalité là en pleine face. Avec ma réussite, j’avais presque oublié qu’avec ma mère nous aussi nous étions passés par là. J’ai demandé à la directrice si les enfants étaient scolarisés. Pas tous a-t-elle répondu avec amertume. Pas assez de moyens. Parfois certains s’enfuient pour aller mendier dans la rue.
Je ne pouvais pas tous les prendre parce que mon projet allait bien au-delà de l’orphelinat classique. Mais je pouvais aider aujourd’hui, celles qui plus tard aideront d’autres. J’étais décidée à revenir les prochains mois. Mais une fois près de la porte de sortie et alors que les autres enfants me souriaient pour leur avoir fait distribuer des vêtements neufs, une seule enfant m’a dit autre chose que merci.
Elle devait avoir environ sept ans. Pas très grosse ni très haute. Sa tête était surmontée d’une belle touffe de cheveux crépus qu’on avait tant bien que mal tenté de discipliner avec de vieilles tresses. Mais il y avait surtout son magnifique regard aux yeux brun-vert. Ce qui était assez rare pour être troublant.
— Pourquoi tu es si triste ? m’a-t-elle demandé
— Touko on ne dit pas ça, a grondé la directrice.
— Non laissez-la, ce n’est pas grave. Pourquoi crois-tu que je suis triste ?
— Je ne sais pas. Tu ne souris pas vraiment. Tu fais semblant.
Elle n’a plus rien ajouté et s’en est retournée aidée une plus jeune à finir son assiette. Une semaine plus tard, je suis revenue et je ne suis pas repartie toute seule.
Je raccompagne Denis jusqu’à l’immense portail de la demeure. Les filles courent autour de nous et se disputent mon téléphone. J’ai eu la mauvaise idée d’y télécharger un jeu qui leur plait à toutes les deux. Et Touko a par je ne sais quelle magie trouvé mon code et débloqué l’écran.
— C’est la dernière fois qu’on se voit ?
— Tu restes à Libreville, je reste à Londres. Je crois bien que oui Lei.
— Je viendrais si tu m’invites à ton mariage. Enfin si ta mère accepte. Si elle pouvait me faire tuer sans te blesser, elle le ferait. Elle n’a pas bien pris ma mise en scène.
— Mariage ? Ne parle pas de malheur !
— Donc je ne recevrais plus les fleurs…
— Quelles fleurs ?
— Celles que tu envoies chaque semaine.
— Les fleurs ce n’est pas trop mon style Lei, les bijoux, de l’argent, des voyages, de la lingerie oui mais pas de fleurs.
— Sérieux arrête, je ne mords pas à l’hameçon. Je sais que c’est toi.
Il pose sa main sur ma tête.
— Je te jure sur ce que j’ai de plus précieux au monde, donc ta tête, que ce n’est pas moi. Un truc aussi romantique, au fond de toi tu sais qui c’est.
— Je ne l’ai pas revu depuis dix mois.
— Finalement tu n’as peut-être pas perdu.
Il dépose un baiser sur mon front et ses pas s’éloignent des miens.
*
**
Je me lève en sursaut avec le sentiment que quelque chose de terrible se passe. J’ai mal à la tête. Peut-être est-ce un cauchemar dont je ne me rappelle pas qui me met dans cet état. J’en fais beaucoup ces derniers temps. Je me dégage des draps trempés de sueur et me dirige droit vers la salle de bain. Ça va être encore une longue nuit sans sommeil, me dis-je en examinant mon reflet dans le miroir. Je me soulage et quitte la pièce pour me diriger droit vers mon téléphone. La tentation est grande d’écouter pour la millième fois les messages vocaux laissés par Alexander quand j’étais chez Denis. Mais je me retiens. Sans trop réfléchir, je sors de ma chambre pour me rendre dans celle que les filles occupent ensemble. Je tire doucement la porte pour ne pas les réveiller. Mais lorsque je jette un coup d’œil à leurs lits jumeaux, ils me semblent étrangement vides. La peur panique qui m’étrangle m’empêche de crier leur nom, de réfléchir. J’entre en trombe et tire les draps. Elles ne sont pas là. Je me raisonne. Personne ne peut entrer dans la maison sans que l’alarme ne se déclenche. Les filles ne peuvent pas être bien loin. Où est-ce qu'elles ont bien pu passer ? Ont-elles eu envie de jouer à cache-cache en pleine nuit ? Les enfants sont capables d’avoir de telles idées sans imaginer un seul instant faire peur à ceux qui ne veulent que rien de mal ne leur arrive. Mais dans le couloir ou les autres chambres de l’étage, je ne trouve personne. Ni Puja, ni Touko. Alors que j’avais réussi à me raisonner, la panique me reprend. Je me précipite à l’étage inférieur dans la chambre de la nounou qui dormait profondément. Je la réveille et lui explique la situation. J’ai tellement peur que quelque chose de grave soit arrivé. Et si ... Non ça ne peut être ça. Je me calme et réfléchit.
— Est-ce que tu sais où elles ont pu aller ?
— La maison est tellement grande madame ! Je ne sais pas non.
— Je le sais que la maison est grande, ce n’est pas ce que je te demande ! Tu étais avec elles avant qu'elles aillent dormir. De quoi parlaient-elles ?
Elle baisse les yeux et se met à réfléchir tout en s’habillant plus chaudement.
— Puja a dit à Touko que son papa vous manque Madame et Touko a dit qu’elle irait le chercher parce que Monsieur Denis est parti pour toujours. Je ne pensais pas qu'elles le feraient vraiment.
Je sors de la chambre et prie pour que rien de grave ne soit arrivé. Une fois hors de la grande demeure, je hurle aussi fort que ma voix peut porter. Je demande à la nounou d'aller vérifier à l'aile ouest car les filles y ont passé des journées entières avec les travailleurs. Quant à moi, je me dirige vers les Jardins. Quinze minutes plus tard, je ne les ai toujours pas retrouvés. J'appelle Evangeline qui décroche immédiatement. Elle non plus ne les a pas vues. Mon cœur bat tellement fort que j'entends à peine ce qu'elle me dit. Où sont mes petites filles ? Je cours pieds nus dans le jardin et je suis maintenant à bout de souffle. Il fait froid dehors et je suis très légèrement vêtue mais je transpire à grosses gouttes. Je crie encore une fois leurs prénoms sans jamais cesser de prier intérieurement.
Est-ce que le malheur ne s'arrêtera donc jamais ? Que dois-je encore subir comme épreuve ? Je trébuche et m’écrase par terre comme une masse.
Je me relève avec peine en essuyant les bouts de pierres incrustés dans mes égratignures.
— Puja. Kuto ! je hurle une dernière fois. Alexander ! Pourquoi tu n’es jamais là lorsque j’ai besoin de toi.
Soudain le bruissement de pierres qui roulent sous des pieds attire mon attention vers un coin du jardin qui n'est pas très éclairé. J’y perçois l’ombre d’une personne accompagnée de deux fillettes. Comme si l'horreur recommence !
— J’appelle la Police. Lâchez-les tout de suite !
— Ça ne sera pas la peine.
Il s'avance, dépose Puja après lui avoir fait une bise sur le front et serre Touko dans ses bras avant de leur demander de me rejoindre. Elles le quittent avec regret et courent se jeter toutes les deux dans mes bras. Je les serre très fort en pleurant et en remerciant le ciel. Cette nuit ne se transformera donc pas en cauchemar. J'appelle Evangeline pour qu'elle vienne les récupérer. Nous restons là à nous regarder. Evangeline arrive en courant. Je lui demande d’aller recoucher les filles après les avoir rassuré que les choses allaient bien se passer. Dès qu’elles partent, je ne peux m’empêcher de cracher mon venin.
— Tu daignes enfin nous gratifier de ta présence ?
— Je ne suis pas là pour me disputer avec toi, répond-il en allumant une cigarette.
— Comment tu as su pour les filles ?