Chapitre 37
Ecrit par Auby88
Paula KOUTON
Parapheur en main et joliment vêtue d'un tailleur cousu dans du lin, j'avance en direction du bureau du Directeur Général. J'appuie mon doigt sur le bouton près de sa porte blindée, attends le clic de déverrouillage à distance puis tourne le poignet.
- Bonjour DG, commence-je en m'approchant de lui pour déposer le parapheur.
Je fais mine de ne pas voir l'homme assis en face de lui et qui me fixe.
- Paula, je serai absente toute la semaine. Femi me suppléera. Tu te référeras comme d'habitude à lui pour les documents à signer, les décisions importantes à prendre et toutes actions connexes.
- Bien, DG.
- Vous deux, ça va ? s'enquiert-il.
- Oui, DG, réponds-je à la hâte.
- Alors pourquoi n'as-tu pas salué Femi à ton arrivée ?
- Parce que…
Dans ma tête, je cherche une excuse crédible.
- Nous nous sommes déjà vus ce matin, DG ! réplique Femi.
Je soupire intérieurement.
- Paula ! C'est bien ça ?
- Oui, DG. Femi et moi n'avons aucun différend.
- Je l'espère vivement. Vous êtes des collaborateurs que j'apprécie énormément. Ne me décevez pas. Et n'oubliez surtout pas que l'esprit d'équipe et la bonne entente entre collègues est de rigueur ici !
- Rassurez-vous, DG ! Paula et moi resterons toujours en de très bons termes.
- Vous avez bien intérêt ! poursuit le DG.
Puis s'adressant à moi, il ajoute :
- Paula, ai-je d'autres documents à signer ?
- Non, DG, dis-je en reprenant le parapheur de ses mains.
- Femi, n'oublie pas d'honorer les rendez-vous avec les investisseurs étrangers qui viendront après-demain !
- D'accord, DG.
- Paula, veille à transmettre à Femi une copie de mon agenda de cette semaine !
- Bien, monsieur.
Il se lève avant de conclure :
- J'en ai fini. Vous pouvez disposer. J'ai un voyage à préparer.
Tous trois sortons du bureau du DG. Nous le suivons jusqu'à l'ascenseur et attendons qu'il y pénètre avant de rejoindre nos bureaux respectifs.
Plutôt que de se diriger vers le sien, Femi me suit. J'accélère mes pas pour le devancer. Je suis sur le point de refermer ma porte, quand il la bloque avec son pied. Pour ne pas trop attirer l'attention des collègues sur nous, je le laisse entrer. Devant mon ordinateur, je vais me placer.
- Paula, nous ne pouvons pas continuer ainsi. Je te demande une fois encore PARDON.
- Tu sais quelle est la condition pour que j'envisage de te pardonner et de croire à nouveau en toi !
- Paula !
- As-tu déjà rempli cette condition ?
- Non.
- Alors, va-t'en !
- Paula ! Ce que tu me demandes n'est pas chose aisée !
- Ah bon ! Alors tu perds ton temps à me courir après. Nos rapports se limiteront désormais au travail, rien qu'au travail. Bonne journée, monsieur le Directeur Administratif et Financier !
- Paula, je …
- Va-t'en et laisse-moi travailler !
Je replonge les yeux dans mon ordinateur. Je ne calcule plus l'homme debout devant moi. Il reste là environ cinq minutes durant, puis quitte mon bureau.
***********
Femi AKONDE
Je déambule à l'intérieur de mon bureau. A plusieurs reprises, je soupire. J'arrête l'air climatisé, puis je fais coulisser l'une des baies vitrées qui font office de fenêtre. J'insère ma tête dans l'ouverture et inhale l'air frais qui s'incruste dans la pièce. Je reste là un moment, ensuite je vais m'asseoir dans le petit canapé. J'y demeure pensif...
Quelqu'un sonne.
- Entre ! dis-je en activant le déverrouillage automatique de la porte.
C'est ma secrétaire. Je viens de l'apercevoir sur la vidéo de surveillance.
- Monsieur, je vous apporte le parapheur pour les documents à signer. Je vous rappelle le CoDir (Comité de Direction) de cet après-midi. Par ailleurs, la secrétaire du DG vient de me remettre ceci pour vous.
Je constate qu'il s'agit d'une copie de l'agenda du DG.
- Merci, fais-je simplement.
- Vous désirez autre chose ?
- Non, merci. Tu peux disposer.
- Bien, monsieur.
"Paula ! pense-je intérieurement. Tu finiras par me rendre fou !"
Cela fait des jours qu'elle m'évite ou qu'elle me boude quand nous nous croisons.
Je prends mon téléphone et appelle quelques contacts. J'ai besoin d'un renseignement sur une adresse. Je parviens rapidement à la trouver. Le coin, même si récemment ouvert, semble bien connu.
Je me lève et vais me rafraîchir le visage. Ensuite, je retire ma veste du porte-manteau, réajuste ma cravate, ferme les fenêtres… pour enfin quitter mon bureau.
Je préviens ma secrétaire de ce que je serai absent pour une demi-heure tout au plus. Je ne lui précise pas que c'est une affaire personnelle à régler. D'ailleurs, j'évite de flâner ou de faire des sorties personnelles pendant les heures de travail. Mais là, c'est vital pour que Paula reprenne confiance en moi, pour que je retrouve ma concentration au travail, bref pour ... moi.
Des minutes plus tard.
J'y suis. Je gare ma bagnole sur le parking prévu à cet effet. La rue dans laquelle je me trouve est remplie de boutiques très chics pour la plupart. Il y a quelques échopes au coin de la rue. Dans deux d'entre elles, je remarque des vendeuses de fruits. J'adore les fruits. J'en prendrai quelques-uns tout à l'heure.
Je verrouille mes portières, arrange ma veste puis scrute attentivement la boutique en face de laquelle je me trouve. Sa façade extérieure est composée d'une grande baie vitrée qui met l'intérieur complètement à nu. En haut, je lis en caractères d'imprimerie BELLAZ CREATIONS. C'est donc bien ici.
J'avance près de la porte d'entrée et balaye la salle du regard. J'aperçois Aurore au beau milieu, entourée par toutes ces femmes qui sûrement travaillent avec elle. Je ne la vois que de dos. J'inspire profondément avant de pousser la porte.
Une ou deux têtes se retournent vers moi. Les autres sont concentrées sur le discours de leur "patronne". Je referme la porte en faisant le moins de bruit possible et je m'adosse contre elle. Avec grande attention, j'écoute Aurore :
"(…) Je tiens à vous féliciter une fois encore pour votre assiduité et votre dévouement au travail. (…) Sans vous, mesdames, BELLAZ CREATIONS ne se porterait pas aussi bien. Alors, je voudrais exhorter vous et moi à toujours continuer dans ce sens, à toujours cultiver cet esprit d'équipe, de famille qui nous caractérise. Nous devrons également continuer à parfaire les finitions de nos vêtements pour toujours nous démarquer (…). Je pense avoir dit l'essentiel. A présent, vous pouvez regagner vos postes. Nous avons un grand défilé à préparer ! Merci à toutes !"
Elles joignent leurs mains pour l'applaudir et je fais pareil, sans même m'en rendre compte. J'avoue que je suis bluffé de la voir s'exprimer ainsi, en félicitant ses collaboratrices.
Tandis qu'elles rejoignent pour la plupart leurs machines à coudre, moi je me déplace vers l'avant de la pièce. Aurore y est, occupée à parler avec … Baï et Victoire. Que de surprises ! Certes je les avais aperçues au précédent défilé d'Aurore, mais je ne pensais pas qu'elles travaillaient régulièrement avec Aurore. Je reconnais qu'avec mes occupations professionnelles, j'en apprends de moins en moins sur la vie de mes anciens protégés du Centre de Rééducation.
- Bonjour mesdames ! dis-je en m'approchant d'elles.
Aurore ne me répond pas. Elle doit être bien surprise de me voir là ou plutôt encore contrariée.
- Bonjour monsieur, me fait Baï.
- Cela fait longtemps qu'on ne vous a pas vu ! ajoute Victoire.
Aurore s'empare d'une paire de ciseaux. Tête baissée, je la vois couper dans du tissu. Tout en l'observant, je donne une explication à Victoire.
- En effet, mon travail me prend beaucoup de temps. J'ai donc dû arrêter mon bénévolat au Centre. Et entre temps, j'ai perdu certains contacts dont les vôtres. Je suis vraiment heureux de vous revoir. J'en profiterai tout à l'heure pour reprendre vos contacts. Mais je dois d'abord m'entretenir avec mademoiselle Aurore.
Aurore relève la tête et me fixe. Je crains déjà qu'elle refuse de me parler.
- D'accord. On vous laisse.
Baï et Victoire s'éloignent.
- Tu ... souhaites me parler ?
- Oui, Aurore.
- Alors, suis-moi. Nous serons mieux dans le bureau.
"Ouf ! C'est déjà un bon début.", pense-je au fond de moi.
Nous entrons par une porte encastrée dans l'un des murs de la pièce. Sur la table au milieu, je remarque des photos d'Arabella, dont une où elle est encore bébé. Je la prends et la contemple en souriant.
- Arabella n'a pas changé. Elle est toujours aussi belle.
Aurore semble gênée. Je dépose le cadre photo.
- En fait, si je suis là aujourd'hui, c'est pour … m'excuser.
Elle écarquille les yeux.
- Je n'aurais pas dû faire allusion à ton handicap, encore moins affirmer que tu le mérites. Personne ne mérite de vivre une telle tragédie. Et je suis bien placé pour savoir combien cette épreuve t'a affectée.
- Je vois. Moi aussi, je n'aurais pas dû suggérer qu'Arabella ne vienne plus chez toi. Sache que je ne compte plus m'immiscer dans ta vie privée comme je l'ai fait. J'ai compris que notre histoire est ... bien finie et je … l'accepte.
Avec calme, elle me répond. Je ne pensais pas que nous pouvions avoir une conversation si courtoise.
- Je suis bien content de l'entendre. C'est beaucoup mieux ainsi. Toi et moi, nous avons passé de bons moments ensemble, mais cela relève du passé. Tout ce qui reste, ce sont des souvenirs.
- En effet.
Je reprends le cadre photo. Aurore a les yeux rivés sur moi.
- Ce serait te mentir que dire que j'ai digéré tes actions passées. J'aimerais pouvoir te pardonner, mais je n'y arrive pas. Je suis encore plein de rage, mais je m'efforcerai d'être moins hostile, plus aimable avec toi. Car je tiens à ce que "notre" fille (Aurore lève les yeux vers moi quand je prononce le mot NOTRE ) garde une meilleure image de nous deux.
- Je te remercie, Femi. Je regrette énormément t'avoir blessé...
Ses yeux, empreints de sincérité, me touchent. Je tourne la tête.
- ... Si je le pouvais, j'arrêterais le temps et retournerais dans le passé. Mais je ne le peux pas.
- Oui, tu ne le peux pas. Et c'est bien là le drame ! achève-je en déposant le cadre. Il vaut mieux qu'on arrête de parler du passé. Seuls le présent et le futur ont de la valeur. A ce propos, je tiens à te féliciter pour ce que tu fais ici.
- Je n'ai fait que suivre ton conseil. Tu m'as toujours encouragé à évoluer dans le stylisme. Tu t'en souviens ?
- Oui, je m'en rappelle très bien. Cependant, le mérite te revient exclusivement.
- Exclusivement ? NON. Ce serait égoïste que de le prétendre. Je n'aurais rien pu faire sans l'aide de toutes ces femmes qui travaillent avec moi.
- Effectivement, reconnais-je. Une belle initiative d'ailleurs. Cela m'a fait plaisir de voir Baï et Victoire.
- Ces deux-là sont vraiment d'une grande aide pour moi. Baï travaille en permanence ici tandis que je fais appel à Victoire à l'approche des défilés.
- Je vois.
Je viens de jeter un coup d'oeil à ma montre. Cela fait plus d'une demi-heure que j'ai quitté mon bureau.
- Je dois m'en aller. Tu as un défilé à préparer et moi, des obligations professionnelles à remplir.
- Merci d'être passé.
Je hoche la tête. Je m'empresse de détourner mes yeux, quand les siens tellement beaux les croisent. Mes pieds semblent lourds. Je n'ai pas envie de partir. Je fais pression sur moi.
- Porte-toi bien ! dis-je en tournant les talons.
J'avance de quelques pas, quand j'entends mon prénom.
- Femi !
- Oui, Aurore, dis-je en me retournant aussitôt.
Je reviens vers elle.
- Voici deux cartes d'invitation à mon prochain défilé.
Je tends ma main qui effleure la sienne, toujours aussi douce...
- Il y en a une pour toi et une autre pour … ta petite amie. J'espère que vous serez là.
J'acquiesce en glissant les enveloppes dans ma poche.
- Merci, Aurore.
Je me permets de la regarder une dernière fois, lève la main en guise d'aurevoir puis m'empresse de quitter les lieux.
*********
Paula KOUTON
Je ferme l'ordinateur et m'étire aussi longuement que possible. J'ai assez travaillé pour aujourd'hui. J'ai faim et envie d'une bonne sieste. Je pense à Femi. Il avait l'habitude de m'inviter à déjeuner chaque midi. Sans lui, j'ai la flemme de quitter mon bureau pour sortir manger. Je préfère commander le planton ou grignoter quelque chose.
La sonnerie retentit dans la pièce.
- Paula, c'est moi.
C'est la voix de Femi.
- Entre, dis-je. Que me veux-tu encore ?
- Je viens de le faire.
- Ah bon ! fais-je en haussant un sourcil.
- Oui, je viens juste de présenter mes excuses à mon ... ex, comme tu l'as souhaité. Voici la preuve : deux cartes d'invitation pour son prochain défilé. Nous sommes tous deux invités.
Là, je n'ai plus de doute. Mais je continue de faire la maligne.
- A-t-elle accepté tes excuses ?
- Oui. Je ne m'y attendais même pas. Nous avons même pu parler pendant plus d'un quart d'heure.
Intérieurement, je me réjouis pour eux.
- C'est bien.
- Alors, tu me pardonnes ?
- Je ne sais pas encore.
- Voyons, Paula !
- Tu n'imagines pas combien tes paroles m'ont affectée ! J'ai passé plusieurs nuits à faire des cauchemars.
En réalité, je n'ai eu aucune nuit blanche. Je me sens moralement en pleine forme, mais je m'amuse à faire souffrir Femi. Ce garçon a besoin qu'on l'aide à clarifier voire reconnaître les sentiments qu'il a pour la mère de sa fille, qu'on l'aide à être moins colérique.
- Je suis désolé, Paula ! me dit-il avec une mine sincèrement triste.
Intérieurement, je souris. Sa conscience le travaille comme à son habitude. Et j'en profite.
- Tu es comme une sœur pour moi. Je tiens beaucoup à toi et tu le sais ! Il peut m'arriver de me tromper mais cela ne changera jamais.
Le voir si triste m'attriste aussi. Je suis peut-être un peu trop dur avec lui.
- C'est bon. Je te pardonne ! admets-je en étirant légèrement mes lèvres.
- Enfin, fait-il en touchant sa poitrine. Mon cœur était sur le point d'exploser !
Rien qu'à voir l'expression de son visage, je ne peux m'empêcher de rire. Femi est parfois tellement drôle.
- Toutefois, reprends-je, j'aurais besoin d'un bon plat de "Thieboudienne" (plat de riz sénégalais) pour calmer mon ventre. Les chips de pomme de terre que j'engouffre depuis le matin n'ont rien changé.
Il s'approche de moi et me donne son bras pour que j'y insère le mien. Je me lève et m'exécute avec entrain.
- Au fait, j'espère que tu lui as dit qu'on n'était pas en couple !
- Oui.
Son "OUI" est bien trop faible. Ça sent le mensonge.
- Femi ! m'écrie-je en retirant mon bras du sien.
- Je n'ai pas eu le temps de le faire. Aurore était très occupée. Mais quelle importance cela a de toute façon qu'elle le sache ou pas. Elle et moi ne sommes pas ensemble !
- Je sais. Mais j'y tiens.
- Alors, rassure-toi. Je le ferai. A présent, on y va.
Je n'insiste pas. J'ai retrouvé mon ami et je ne souhaite pas qu'on se brouille encore. A nouveau donc, j'accroche mon bras au sien et nous sortons en refermant la porte derrière nous.