Chapitre 5 : Sibelle da SILVA

Ecrit par Auby88

Margareth IDOSSOU

Je viens de passer une journée des plus débordées.

Je suis à la fenêtre de mon bureau. Je contemple la rue devant moi. Depuis l'étage où je suis, j'ai une belle vue sur l'église Saint Michel de Cotonou.

J'ai une église juste en face de moi et pourtant, je ne l'ai jamais foulée. Si je sais à quoi ressemble l'intérieur de sa cour, c'est juste parce que le bureau que j'occupe m'y donne accès. D'ailleurs, cela remonte à dix ans que je n'ai plus franchi le parvis d'une église. Je me sens trop impure, trop pécheresse pour oser à nouveau y entrer et faire comme si de rien n'était. Mon erreur reste impardonnable. Je ne me le suis jamais pardonné à moi-même, alors que pourrait-il en être des autres !

Je soupire longuement, pour diminuer quelque peu ce poids qui m'opprime. Depuis que j'ai reçu la visite de Charles, je me mets à fond dans mon boulot pour ne pas repenser une seule seconde ni à lui, ni à Maéva, ni à cette fillette que j'ai rencontrée récemment.


Actuellement, j'ai l'impression d'avoir comme un vertige. Je n'ai rien pris depuis le matin. J'ai mon ventre qui crie famine. Je quitte la fenêtre et vais m'asseoir à mon bureau. Pendant quelques minutes, je pose ma tête sur mon bureau. Il est temps que j'attaque le plat de salade que je me suis faite livrer tout à l'heure. J'ai préféré manger seule plutôt que déjeuner avec mon associé. Car à chaque fois, ses yeux me dévorent tellement que j'ai l'impression d'être au menu.

Je prends à peine deux bouchées quand mon téléphone fixe retentit. Qu'est-ce que Blanche, ma secrétaire,  me veut à pareille heure ? Il est 12h30 dépassé. Elle sait pourtant que ma pause est sacrée, hormis pour des urgences. Et là, je ne vois pas ce qui peut être si urgent actuellement. J'hésite à décrocher, mais la sonnerie agace trop mes oreilles lasses. Je finis par décrocher.

- Qu'est-ce tu veux ?

Ma voix n'est pas bonne à entendre.

- Je m'excuse de vous …

- Qu'est qu'il y a, bon sang !

Je hausse le ton.

- Une fillette qui insiste pour vous rencontrer.

- Une fillette, tu dis !

Elle acquiesce.

- Je viens.

Je me lève aussitôt. Cela ne peut qu'être elle. Je me demande ce que cette tête de mule fait encore là. Je croyais pourtant avoir été assez claire avec elle.

J'ouvre ma porte et regarde dans le hall. Je ne me suis pas trompée​. Dès qu'elle me voit, elle se lève du canapé et accourt vers moi. Elle se colle contre moi. Tout doucement, je me dégage de son étreinte.

- Qu'est-ce que tu fais encore là ?

Je m'emploie à être très ferme avec elle.

- J'avais envie de vous revoir.

- Je t'ai pourtant dit que ce n'était pas bien pour une fille de ton âge de se comporter ainsi. Je parie que tes parents ne sont toujours pas au courant de tes agissements. Si cela continue, je devrai me plaindre auprès d'eux.

Ses yeux sont humides. Elle est au bord des larmes. Je détourne mon regard.

- Je voulais vous donner ceci.

Elle me tend un papier roulé. Je le prends et le déroule. Un dessin d'elle et moi, main dans la main. Un flot d'émotions m'envahit. Je me mords la lèvre inférieure. Je crois que j'ai été un peu trop dure dans mes propos.

- Merci Sibelle. Cela me va droit au cœur.

Elle a pris la peine de signer son prénom que je trouve très original. Elle me répond avec son sourire étincelant qui réchauffe mon coeur.

- Qu'est ce qui te ferait plaisir Sibelle ?

- Une glace à la vanille. J'aime trop ça. Il doit y avoir un "Festival des glaces" pas loin d'ici !

- En effet. Tu es une petite fûtée, toi ! Allez, viens. Je t'offre une.

C'est bizarre, mais je n'ai plus faim. Je sais que ce n'est pas trop commode de céder à l'envie de cette petite, mais son visage angélique me désarme tellement que j'ai peine à lui dire non. Et puis, c'est mercredi. Je suis sûre que ses parents doivent être au boulot. Je préviens son chauffeur et nous allons nous prendre une table au "Festival des glaces".

Je commande deux glaces à la vanille. D'habitude j'évite les choses sucrées pour toujours garder ma ligne, mais une gourmandise de temps en temps ne tue pas. Elle est enchantée devant sa glace qu'elle attaque avec vivacité. Je la scrute attentivement. Elle si belle.

- Tu ne devrais pas prendre trop de sucreries, Sibelle !

- Je sais, mais c'est tellement bon que je n'arrive pas résister.

Sur les coins de ses lèvres et le bout de son nez, il y a des traces de crème. Avec mon torchon en papier, je la nettoie délicatement.

- Tu devrais faire attention à ne pas trop te salir !

- Merci. Tu es très gentille !

Le "Tu" sonne faux dans ma tête. C'est fou comme en une fraction de seconde, cette gamine est passée du "vous" au "tu" sans demander mon avis. En d'autres circonstances, j'aurais réprimandé toute personne qui aurait pu faire preuve d'une telle imprudence, d'une telle impolitesse à mon égard. Mais là, je n'ai rien fait.

- Allez, finis ta glace et je te ramène près de ton chauffeur.

Elle hoche la tête.

- Dis, tu ne souris jamais ?

Sa question me déroute.

- Pourquoi me demandes-tu cela ?

- Parce que tu ne m'as jamais souri en retour.

- Bien sûr que je souris. Voici une preuve.

J'inspire profondément puis étire mes lèvres.

Le rire que Sibelle produit la seconde d'après est si bruyant que des têtes se retournent vers nous. Honteuse, je la supplie de se taire. Elle s'exécute tant bien que mal.

- Sibelle, ce n'est pas bien de se moquer des aînés, encore moins de rire si fort en public !

- Je m'excuse, mais ton sourire était tellement étrange que je n'ai pu m'empêcher de rire.

- Je l'avoue. Je ne sais pas sourire.

- Moi je peux t'apprendre si tu veux. Mais je te souffle que le sourire ou le rire se font naturellement. Tu n'as pas besoin de forcer. Ça exprime le bonheur que tu ressens en toi. Je suis sûre qu'un jour, tu le réussiras sans t'en rendre compte. Actuellement, on dirait que tu n'es pas heureuse. Tes yeux sont à chaque fois tristes...

Je l'écoute sans l'interrompre. Quand elle finit, elle met une main sur la mienne. Le contact entre nous me fait l'effet d'un courant électrique. J'enlève ma main. Je fais mine de regarder l'heure.

- Il est temps qu'on y aille, petite. Ton chauffeur doit s'impatienter. Tu m'apprendras à sourire la prochaine fois qu'on se reverra.

J'ai dit ces mots sans réfléchir.

- La prochaine fois ! s'exclame-t-elle avec enthousiasme​.

Je me rends compte de mon erreur.

- Je reviendrai avec plaisir ! ajoute-t-elle.

- Euh, je …

J'ai à peine le temps de finir ma phrase qu'elle vient se blottir contre moi. Je garde mes bras ballants, ne sachant que faire. Et puis, je ne suis définitivement pas à l'aise avec toutes ses marques d'affection, de surcroît en public. Tout doucement, je me dégage et me lève.

- Allez, Sibelle. On y va.

Je dépose l'addition, pourboire compris, sur la table en faisant signe à celle qui nous a servies. Je fuis le regard de Sibelle du mieux que je peux. Je devine qu'elle doit être attristée, déroutée​ par mon comportement. Je me suis trompée. Quand mes yeux rencontrent les siens, elle affiche un sourire radieux et insère sa main dans la mienne. Vaincue, je la laisse faire.

Tout au long du chemin, elle me parle sans arrêt, me questionnant sur mes études d'avocate, sur mon parcours professionnel, sur ma vie, le nombre d'animaux …

A chaque question, je me démerde comme je peux. Le léger embouteillage sur la voie ne m'aide pas beaucoup. Je suis soulagée quand nous arrivons sur le parking près de mon bureau.

- As-tu des enfants ?

Cette dernière question me déroute.

- Non !

Je réponds en secouant vivement la tête.

- Tu …

Je ne la laisse pas achever sa pensée.

- Allez, on descend.

Elle s'exécute. Je la conduis vers son chauffeur. A nouveau, elle me sourit en me faisant un signe de la main. Je hoche juste la tête puis je rentre à l'intérieur de l'immeuble qui abrite mon bureau. Je suis accostée par Franck.

- Alors comme cela, on préfère la compagnie des fillettes à celle des hommes !

- Ce n'est pas le moment, Franck !

Je le dépasse sans même faire attention à lui. Je me précipite dans mon bureau et referme à clé derrière moi. Je n'ai point envie d'être dérangée actuellement, encore moins par cet idiot de Franck.

Mon plat de salade est là sur la table. Je n'ai vraiment plus faim. Je le donnerai au planton qui se fera un plaisir d'ajouter cela à son repas de midi. En attendant, je me laisse choir dans mon canapé et ferme les yeux, m'efforçant de libérer mon esprit, m'efforçant de faire une petite sieste. Je n'y arrive pas. Je me relève et de mon sac, je sors le dessin de Sibelle. Je suis très émue par tant d'affection, même si je le cache autant que je le peux. Je ne mérite vraiment pas tout cela. Je ne mérite pas que Sibelle, cette petite fille si belle, si altruiste, si noble s'intéresse autant à moi, moi qui ai osé abandonner mon bébé dix ans plutôt devant la porte d'un orphelinat.

Je respire profondément pour chasser mes larmes. Trop tard, elles coulent déjà sur ma joue. En larmes, je finis par fondre, rongée par la douleur, l'amertume et le remords.


Ce n'est que tard dans la nuit que je rentre chez moi. Tout l'après-midi, je me suis donnée à fond dans mon boulot pour tout oublier. J'ai à peine fini d'ôter mes vêtements que mon mobile sonne. Un numéro inconnu. C'est peut-être Charles. J'hésite quelque peu mais finis par prendre l'appel.

- Sibelle !

Cette gamine m'étonnera toujours.

- Je voulais juste te souhaiter une bonne nuit et te remercier pour la glace.

- Je t'en prie, Sibelle.

- Au fait, comment tu t'appelles ?

- Margareth IDOSSOU.

- Margareth ! C'est un joli prénom comme le mien.

- Merci Sibelle. Il se fait tard. Il est temps de dormir.

- Je t'embrasse très fort.

- Moi aussi ! finis-je par dire en raccrochant.

J'inspire profondément puis vais dans ma chambre.

Devant mon miroir, je m'attarde dans l'espoir de réussir à sourire. Rien. Je suis affreuse. J'abandonne. Je me baisse pour prendre ma boîte précieuse contenant la photo et la paire de chaussons roses de ma fille. Sur le carreau, je m'affale. En sanglots, j'éclate.


 


















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