Chapitre 5 : Une belle rencontre
Ecrit par Chrime Kouemo
Trente deux ans ! Elle avait trente deux ans aujourd’hui et comme à chaque fois qu’une année s’ajoutait au compteur du temps qui ne s’arrêtait jamais, Armelle Eyenga se sentait mal. C’était l’occasion pour elle de faire le point sur sa vie, et à chaque fois le constat était le même : elle n’avançait en rien.
Ne sois pas aussi pessimiste, se reprit-elle intérieurement. Tout n’était pas si glauque dans sa vie en fin de compte. Elle avait un fils qu’elle adorait et qui le lui rendait bien, des amies, un job où elle se sentait appréciée et valorisée. La seule ombre au tableau — mais grosse tout de même— était sa vie sentimentale. Après plus de huit ans passés avec Ralph Njitoyap et malgré tous ses efforts, elle était toujours au même stade : celui d’une concubine qu’on exhibe à l’occasion et qui n’a pas son mot à dire sur la vie de son compagnon.
Ralph ne la considérait pas, se fichait comme d’une guigne de ses avis et de ses états d’âme, et la trompait ouvertement. Il découchait régulièrement et ne prenait même plus la peine de la prévenir quand il se déplaçait pour un voyage d’affaires ou d’agrément. Tous les jours quand elle se levait, elle se promettait de le quitter et de refaire sa vie, mais elle remettait sans cesse son projet au lendemain, paralysée par la peur. Peur du qu’en dira t-on, peur de la réaction de Stan si attaché à son père, peur du jugement de sa mère pour qui Ralph représentait le gendre idéal, et enfin, peur de se retrouver seule et de ne pas rencontrer malgré tout quelqu’un qui l’aimerait comme elle rêvait d’être aimée.
Au départ pourtant, tout avait bien commencé avec Ralph. Il la couvait d’attention, la faisait rire et elle était tombée folle amoureuse de lui. Cependant, contrairement à elle, Ralph ne cherchait pas à se poser, il voulait juste s’amuser et à profiter de la vie. Il le lui avait balancé le jour où elle lui avait fait sa première scène de jalousie; c’était à l’occasion d’une soirée où il ne s’était pas gêné pour draguer ouvertement une autre. Elle avait rompu avec lui, puis il s’était excusé en lui disant que c’était un écart, qu’il était ivre et ne pensait pas tout ce qu’il disait. Elle aurait dû en rester là et ne pas accepter de retourner avec lui, mais elle avait suivi les conseils de sa mère.
Pour Clémence Abessolo, Ralph était le Saint Graal pour sa fille : il était issu d’une famille aisée avec un père influent, avait étudié en France puis à l’Enam, ce qui le destinait à une carrière dans les hautes sphères de l’Etat. Sa mère lui avait mis la pression pour qu’elle renoue avec Ralph et lui avait conseillé de lui faire un enfant, ce qui lui aurait garanti selon elle un lien à vie avec la prestigieuse famille Njitoyap. Armelle, hautement influençable qu’elle était — sa mère, son seul parent, avait toujours eu beaucoup d’emprise sur elle— avait suivi le conseil. Et elle s’en était mordu les doigts. Si Ralph avait accepté sans trop discuter sa paternité, il lui en avait fait voir de toutes les couleurs par la suite, la méprisant ouvertement, la trompant au vu et au su de tous, ne lui adressant la parole que lorsqu’il y était obligé.
La porte de sa chambre s’ouvrit sur Stan en pyjama et les yeux ensommeillés.
— Joyeux anniversaire, maman.
Armelle se redressa dans le lit, un grand sourire sur les lèvres.
— Merci, mon doudou.
Son fils lui fit un bisou sonore et se blottit contre elle. Elle le serra contre son cœur, émue. Non sa vie n’était pas nulle, elle avait Stan et son amour valait tout l’or du monde.
Elle caressa ses cheveux crépus courts et emmêlés, le cœur gonflé de tendresse, et huma son délicat parfum d’enfant. Elle se sentit tout de suite apaisée. Son fils était son antidote quand son moral était à zéro comme tout à l’heure au réveil.
— Papa est où ? Demanda Stan en se redressant.
— Il a dû partir très tôt ce matin, une urgence au travail, mentit-elle.
Ralph avait découché une fois de plus, mais ça, elle ne pouvait le dire à son fils.
— On pourra l’appeler à son bureau s’il te plaît ? Je ne l’ai pas vu hier soir avant le dodo.
— Oui, tout à l’heure.
Elle lui enverrait un texto avant d’appeler pour qu’il daigne décrocher. Si elle l’appelait directement, il y avait de fortes chances qu’il ne réponde pas.
— Tiens maman, un petit cadeau pour toi, dit Stan en lui tendant une petite sculpture de bois d’une mère portant son enfant au dos qu’il avait caché dans sa main.
— Oh ! Merci mon cœur.
— C’est Marie qui m’a aidé à l’acheter avec mes économies.
Armelle se promit de remercier sa femme de ménage. Elle avait eu la chance de tomber sur cette perle qui tenait impeccablement bien la maison et qui aimait son fils comme le sien propre.
— Tu viens m’aider à préparer des crêpes ? On va se faire un bon petit déjeuner pour fêter l’occasion.
— Oh oui ! S’exclama Stan en bondissant du lit.
Le sourire aux lèvres, elle prit la main que lui tendait son fils. Il méritait qu’elle fasse des efforts pour retrouver sa bonne humeur.
***
Armelle hésita plusieurs secondes avant de pousser la porte de la salle de sport où se déroulaient les cours de danse sur talons. Quelle idée avait eu Stella de lui offrir un an d’abonnement à ces cours ? A elle, une femme qui ne mettait jamais de talons en plus ! Elle aimait beaucoup la soeur de Ralph, mais pour le coup, son cadeau ne l’emballait vraiment pas.
Une jeune femme 一 probablement la professeure一 à la silhouette fine et légèrement musclée, en leggings et crop top se tenait devant le miroir, l’une de ses jambes posée à l’horizontale sur la barre de bois, elle s’étirait en faisant un grand écart. Armelle réprima une grimace. Elle espérait que rien de tel ne lui serait demandé, elle était aussi raide qu’un morceau de bois. Se raclant la gorge, elle signala sa présence.
— Bonjour !
La jeune femme se retourna, un sourire avenant aux lèvres, et s’avança vers elle d’une démarche féline, ses longues tresses acajou rassemblées au sommet de son crâne accompagnant son mouvement.
— Bonjour. Tu dois être Armelle, la belle soeur de Stella ?
— Oui c’est bien moi.
— Bienvenue ! Je m’appelle Denise. Ravie de t’accueillir à mon cours. Tu peux aller te changer dans les vestiaires qui se trouvent au fond à droite. Le cours va commencer dans une vingtaine de minutes.
— Ah d’accord... Merci.
Armelle ajusta la lanière de son sac à main sur son épaule et se dirigea vers le fond de la salle. Dans les vestiaires, elle troqua son ensemble tailleur en tissu wax contre un short en molleton et un petit top blanc à bretelles fines. De retour dans la salle, elle observa d’un oeil critique sa silhouette dans le grand miroir qui occupait tout un pan de mur : une poitrine opulente, une taille certes fines mais avec des poignées d’amour, des hanches rondes soulignées par le short un peu plus moulant que d’habitude en raison des quelques kilos qu’elle trainait depuis les fêtes. Rien à voir avec le corps longiligne et le ventre parfaitement plat de la danseuse.
— Ça va ? Tu m’as l’air un peu nerveuse, dit Denise.
— Un peu, oui, avoua Armelle en mettant en évidence sa paire de sandales. Je porte rarement des talons, car je ne sais pas marcher avec, alors danser avec...
Denise balaya son explication d’un revers de la main.
— Ce n’est pas un problème ! Je vais t’apprendre tout ça. Tu feras les choses à ton rythme. Il n’y a pas de pression.
— Ok...
— Ça tombe bien que tu sois en avance, je vais commencer à te donner quelques petites astuces. Viens, on va commencer par s’étirer.
Armelle ne vit pas passer l’heure suivante. Denise savait mettre ses élèves en confiance, les encourager. Le cours avait vraiment été divertissant. Elle ne s’était pas attendue à prendre autant de plaisir malgré la difficulté. Elle avait l’impression d’avoir le corps aussi lourd qu’un sac de patates quand il s’agissait de tourner sur elle-même et se sentait aussi rouillée qu’une vieille barre de fer quand il fallait se déhancher. Elle avait souffert durant toute la séance, à chercher son souffle pour exécuter des mouvements complexes et à se triturer les méninges pour se rappeler l’enchaînement des pas. Ses muscles en dormance avaient protesté contre tous ces sollicitations inattendues, mais elle était heureuse.
— Franchement, j’ai beaucoup aimé, dit-elle à l’intention de Denise qui rangeait ses affaires dans un sac de sport.
Toutes les élèves étaient parties, et elle se retrouvait seule avec sa professeure de danse.
— J’ai vu ça, confirma Denise un petit rire dans la voix, en lui faisant un clin d’oeil.
— Je t’avoue que je n’étais pas très emballée à l’idée de venir ici, et je me disais même à un moment que le cadeau de Stella serait un peu gâché, mais j’ai complètement changé d’avis. Tu as énormément de talent. Tu fais ça depuis combien de temps ?
— Oh merci ! Je donne des cours depuis quatre ans en tout, et seulement depuis deux ans au pays. Mais avant ça, j’ai dansé pendant longtemps dans plusieurs troupes à Paris et à Londres.
— Waouh ! Ca devait être fabuleux ! Tu as beaucoup voyagé alors ?
— Ah oui ! J’adorais ça : aller en tournée, m’entraîner à n’en plus finir, les représentations dans des villes différentes quasiment tous les deux ou trois jours. C’était intense, mais c’était trop bien.
Armelle nota avec admiration les yeux de Denise qui brillaient tandis qu’elle lui parlait de son activité de danseuse, faite d’aventures et de voyage. C’était un peu difficile pour elle qui n’avait jamais quitté le Cameroun et avait très peu voyagé d’imaginer ce qu’on ressentait en de telles circonstances. Elle aussi, aurait aimé partir un peu à l’aventure comme ça, mais sa mère qui avait trimé pour les élever sa soeur et elle, avait d’autres projets pour elle.
Elle sortit de la salle sport et attendit au pied des marches que Denise verrouille la porte. La nuit était tombée, et à quelques mètres de là, les rues du carrefour Bastos s’animaient avec les différents commerces spécialisés du soir. Un fumet de poisson braisé s’échappait d’un barbecue installé sous un petit comptoir en face du snack bar au coin de la rue, réveillant son estomac.
— Ça te dirait qu’on aille manger ensemble ? Je meurs de faim, proposa t-elle spontanément à Denise.
— Oui, bonne idée. Le snack au coin de la rue n’est pas mal. Ils font d’excellentes grillades.
— Parfait ! Allons-y.
***
Denise s’essuya délicatement les doigts à l’aide d’une lingette, complètement repue. Elle avait passé un excellent moment à dîner en compagnie d’Armelle. La discussion entre elles avait été fluide comme si elles étaient deux vieilles amies se connaissant depuis toujours. Sa nouvelle recrue était une femme simple et spontanée. Etrangement, elle lui inspirait confiance alors que depuis plusieurs années, elle avait tendance à se méfier des gens au point de restreindre de plus en plus son cercle d’amis. L’époque où elle avait une flopée d’amis et où son téléphone sonnait sans cesse, était révolue. Après la débâcle de sa relation amoureuse avec Oswald, elle avait vu le vrai visage des gens qui l’entouraient et qu’elle appelait ses amis. Elle avait alors réalisé à ses dépens que le monde du spectacle était un gigantesque panier de crabes. Depuis lors, elle s’ouvrait peu. Son carnet d’adresses était certes rempli, mais il ne s’agissait que de connaissances qu’elle rencontrait à l’occasion d’évènements divers 一 il en fallait bien compte tenu de son métier. En dehors de deux ou trois amis qu’elle s’était faits depuis son retour du Cameroun, elle ne fréquentait pas grand monde. Quelques une des ses élèves lui avaient proposé des sorties à plusieurs reprises, mais elle n’avait accepté qu’une ou deux fois, souhaitant garder ses distances. Il en était cependant tout autrement avec Armelle. Elle n’aurait su dire exactement ce qui la différenciait des autres, mais il se dégageait d’elle quelque chose de sincère et de profondément attachant.
Elle leva les yeux vers Armelle qui tapotait délicatement son estomac, avec le même air satisfait d’un chaton qui venait d’avaler une jatte de crème.
— Dis-donc, c’était à ce point là ? Demanda t-elle en s’esclaffant.
— Je t’assure ! J’avais trop faim, surtout que je n’ai presque rien mangé de toute la journée. Je ne voulais pas afficher mon gros ventre devant tout le monde.
Le ton se voulait désinvolte, mais Denise décela autre chose dans sa voix.
— Hé ! Pardon, il n’y a pas de ça dans mes cours. Tout le monde vient tel qu’il est, grand, petit, gros, mince, peu importe. Le plus important, c’est d’être à l’aise avec soi-même.
— Je sais... Mais...
— Il n’y a pas de « mais », la coupa Denise. C’est ton corps et tu dois être à l’aise avec.
— Oui, tu as complètement raison. En vérité, je me sens l’aise avec mon corps; c’est juste que je me demande ce que je peux changer sur moi pour que mon gars me regarde à nouveau;
Denise fronça les sourcils. Un voile de chagrin assombrissait le regard d’ Armelle qui était si lumineux quelques instants plus tôt. Elle hésita quelques secondes avant de lui demander :
— Pourquoi penses一tu qu’il ne te regarde plus ?
— Ce n’est pas qu’une pensée. Ralph ne s’intéresse plus à moi depuis plusieurs années maintenant. Je pensais que les choses pouvaient revenir comme au début entre nous, mais le temps passe et rien ne change.
— Tu lui en as parlé ?
Armelle lui fit un sourire triste en opinant de la tête.
— Il ne n’a même pas appelé pour mon anniversaire il y a deux jours.
— Et pourquoi tu ne le quittes pas ? Pourquoi tu restes avec quelqu’un qui ne te rend visiblement pas heureuse ?
— Ce n’est pas si simple. Je crois que je l’aime encore... Et puis, nous avons un fils ensemble et....
La sonnerie du téléphone posé sur la table l’interrompit. Armelle prit l’appel.
Quand elle raccrocha quelques instants plus tard, son visage couleur chocolat aux traits fins avait retrouvé un peu d’éclat.
— C’était Ralph, il s’excusait pour avoir oublié mon anniversaire. Il est en voyage d’affaires.
— Han... Fit Denise pour seul commentaire.
Visiblement, un simple coup de fil de Ralph suffisait pour lui redonner sa bonne humeur. Elle voulut reprendre la conversation où elle l’avait laissée, mais Armelle semblait être à présent apaisée, son tourment d’il y a quelques instants oublié.
Ne voulant pas jouer les rabat-joie, Denise orienta la conversation sur un autre sujet, et elles restèrent discuter jusque tard dans la soirée.
Denise poussa un soupir de frustration et repoussa son ordinateur sur le canapé. Elle venait de passer deux bonnes heures à passer au peigne fin sa liste d’abonnés sur sa page et son groupe privé sur Facebook. Le tri effectué quelques jours plus tôt s’était révélé insuffisant. Les récentes vidéos de ses cours avaient une fois de plus disparues de la page à cause d’un signalement abusif.
Elle vérifia une dernière fois sa liste d’abonnés puis éteignit définitivement l’appareil. A chaque jour suffisait sa peine. Elle traquerait ses détracteurs une autre fois.
La création d’un site internet était la solution à tous ses problèmes. Elle aurait complètement la main mise sur son contenu et ne risquerait plus des suppressions abusives de ses vidéos. Le seul hic était qu’elle n’en avait pas les moyens pour le moment. Elle ne voulait pas se contenter d’un site au rabais. Elle souhaitait ce qu’il se faisait de mieux, et les bons web master et web designer. étaient un peu chers pour sa bourse actuelle.
La sonnette d’entrée résonna dans le silence de la pièce. Elle se leva de son canapé avec souplesse et alla ouvrir.
— Hé Amandine ! C’est comment ? Ca fait un moment !
— Ça va, merci. Je suis restée sur le campus, j’avais quelques examens à préparer.
— J’espère que ça s’est bien passé ? demanda Denise en s’effaçant pour laisser entrer la jeune soeur de Simon.
— Oui, pas trop mal, je pense.
Denise se dirigea vers la cuisine, suivie d’Amandine. Elle s’était pris d’affection pour la jeune femme qui lui rappelait beaucoup la fillette pleine de joie et d’entrain qu’elle avait connue avant de quitter le pays. Le sentiment était réciproque; Amandine ne pouvait pas manquer de passer discuter avec elle quand elle séjournait pour le week-end chez son frère.
— Je ne te dérange pas ?
— Non ! Si c’était le cas, je t’aurais reçue à la porte, répliqua t-elle en lui adressant un clin d’œil. J’étais entrain d’épurer les abonnés à ma page Facebook. Il y a des petits malins qui ne s’abonnent que pour faire supprimer mes vidéos !
— Ah bon ?
— Oui, ça n’arrête pas. J’ai même créé un groupe privé à cause de ça, mais ça continue.
— J’ai un ami assez doué en informatique et réseaux sociaux. Si tu veux, je peux lui parler de ton problème, il aura peut être une solution.
— Oui, merci. Tu veux un truc à boire ? Ajouta t-elle en inspectant d’un coup d’œil son frigo. J’ai du schweppes et un fond de jus d’orange qui restent.
— Le schweppes m’ira très bien, merci. Comment ça avance la préparation de ton spectacle ?
Elle revint dans le salon et déposa le plateau sur la table basse.
— Oui, à petits pas. J’ai activé mon réseau et j’aurai une salle pour la mi一décembre. Et j’ai ma pote danseuse en France, Shana, qui m’a confirmé qu’elle m’accompagnerait pour le show.
— Oh ! Mais c’est une excellente nouvelle ! Tu m’avais dit qu’elle n’était pas du tout motivée pour revenir au Cameroun après sa mésaventure de la dernière fois.
Denise sourit en buvant une gorgée de son infusion.
— J’ai réussi à la supplier comme il fallait. Ce n’était pas gagné, je t’assure ! Elle m’a carrément dit qu’elle voyagerait avec sa bouffe pour ne pas avoir à manger ici.
— Je la comprends hein ? Qui ne prendrait pas ses précautions dans les mêmes conditions ?
— C’est clair ! J’avoue que si j’avais chopé une indigestion qui me met KO pendant deux jours comme elle, j’éviterais même de passer devant le restaurant en cause.
— C’était quel restaurant d’ailleurs ?
— Le Wenge à Bastos, je ne sais pas si tu connais ?
— Non.
— J’étais même allée voir le gérant après l’incident; il m’a assuré que tous ses produits sont de qualité et que personne d’autre que Shana n’avait été malade. Bref, il a défendu son restaurant.
— Tu ne feras le spectacle qu’avec Shana ?
— Non. J’ai aussi mes deux amies danseuses qui vivent à Douala, Elsie et Billie qui seront de la partie.
Amandine poussa un profond soupir, une moue boudeuse sur son visage à l’ovale parfait.
— C’est vraiment dommage que je ne puisse même pas m’inscrire à tes cours pour le moment.
— C’est pas grave. Encore une petite année à tenir. Ton séminariste de frère ne pourra plus rien dire. Préviens-moi juste quand tu le lui annonceras, je veux voir sa tête.
La jeune fille éclata de rire puis son expression redevint sérieuse. Elle sembla chercher ses mots un instant avant de reprendre la parole d’une voix un peu timide.
— J’aimerais bien que tu me donnes quelques astuces pour apprendre à marcher sur des talons. J’ai essayé, mais je n’y arrive pas.
— Bien sûr ! Il n’y a pas de problème. On peut le faire maintenant si tu veux.
— Ah oui c’est vrai ?
Denise hocha la tête en signe d’assentiment.
— Je vais chercher mes chaussures, je reviens.
En attendant le retour de sa jeune amie, Denise alla récupérer une paire de sandales dans le placard à chaussures de l’entrée. Elle déplaça ensuite légèrement la table basse au plateau vitré et le petit tapis de style berbère pour qu’elles puissent traverser le salon sans obstacle.
Amandine, la mine réjouie, revint une minute plus tard avec une paire de sandales à talons aiguilles.
— Hum... Je soupçonne qu’il y a un gars derrière tout ça, la taquina Denise en lui lançant un clin d’œil tandis qu’elle enfilait ses chaussures.
Un sourire embarrassé se peignit sur les lèvres de la sœur de Simon. Elle passa la main dans sa queue de cheval de ses longs cheveux naturels d’un noir brillant.
— Comment tu as su ?
— Ton expression parle d’elle-même. Et puis, je te rappelle que je suis passée par là moi aussi.
— Ah bon ? Tu perdais complètement tes moyens toi aussi devant un gars qui te plaisait ?
— Euh... pas tout à fait. J’étais plutôt du genre fonceuse et sans prise de tête, c’est mon caractère. Mais après, j’avais aussi envie de plaire. J’ai par exemple arrêté de me ronger les ongles parce que je voulais plaire à un mec de ma classe à cause de son ancienne copine avait les plus beaux ongles que j’avais jamais vus.
— C’est presque rassurant... Si même toi qui faisais tourner toutes les têtes au lycée avait besoin de plaire parfois...
Denise resta interdite un instant avant de hausser un sourcil de surprise.
— D’où est ce que tu sors que je faisais tourner toutes les têtes au lycée ? Tu étais en maternelle à l’époque.
— Euh... c’est Simon qui me l’a dit.
— Tiens donc !
— Il t’a visiblement beaucoup observée. Il en connaît d’ailleurs pas mal sur tes frasques d’adolescence.
Denise leva les yeux au ciel. Il y avait vraiment des gens qui avaient besoin de s’acheter une vie.
— Tu diras la prochaine fois à ton frère de s’occuper de ses oignons. Bon, on s’y met ?
Elle s’empara de la télécommande de l’enceinte et lança la musique.
— Premièrement, il faut que tes chaussures soient confortables, ni trop grandes, ni trop serrées. Tu ne dois pas avoir un orteil coincé quelque part ou un truc du genre.
— C’est bon, elles me vont bien.
— Le plus important à retenir si tu veux marcher correctement, c’est de te tenir bien droite, buste légèrement en avant.
Amandine s’exécuta.
— Ensuite, tu serres les abdos et tu relèves légèrement la tête, un peu comme Beyoncé dans « Crazy in love ».
Denise se mit à marcher, suivant une ligne imaginaire. Amandine en fit de même, le pas un peu chancelant.
— Toujours regarder un point fixe devant toi, ça te permettra de garder ton équilibre.
Elles effectuèrent plusieurs allers-retours sur la longueur du salon. Amandine fit plusieurs mauvais pas, mais elle l’encouragea à poursuivre. Un quart d’heure plus tard, la jeune femme était plus stable et moins crispée.
— Voilà ! Ça vient. Continue, je te laisse faire toute seule maintenant.
— J’aimerais aussi me déhancher comme toi quand tu marches, dit Amandine.
— Tu le fais déjà un peu de façon naturelle. Quand tu seras plus à l’aise, tu pourras exagérer le mouvement à ta guise. N’hésite pas à t’entraîner dès que tu peux quand tu es à la maison.
— Ok. Merci beaucoup.
— De rien ! C’est pour quand le premier rendez-vous ?
Amandine la rejoignit sur le canapé après avoir ôté ses sandales.
— Euh... Il ne m’a pas vraiment invitée. On se verra à une soirée étudiante la semaine prochaine et j’espère qu’il fera attention à moi.
— Je ne vois pas comment il ne pourrait pas faire attention à toi à moins d’être aveugle.
Amandine tourna la tête vers elle, un air étonné et timide à la fois sur ses traits harmonieux et parfaitement symétriques.
— Tu crois ? Je me sens tellement gauche parfois. J’ai peur de me ridiculiser devant lui.
— Pourquoi ? Et puis, même si ça arrive, dis一toi que le ridicule ne tue pas et que tu perds plus à regretter de ne pas avoir essayé.
Quand Amandine prit congé quelque temps plus tard l’air plus affirmé, elle se sentit gonflée à bloc. L’une des choses qu’elle appréciait le plus dans son métier était de pouvoir aider les gens à reprendre confiance en eux. Beaucoup de gens passaient à côté de leurs vie parce qu’ils n’osaient pas, par peur et manque de confiance en eux. Des exemples, elle en avait plein dans son entourage familial et professionnel. Dans les messages et commentaires injurieux des internautes qu’elle recevait sur ses vidéos, transparaissaient leur propre insécurité et leur envie de s’affranchir des choix qui leur avaient été imposés.
Quatorze ans plus tôt, quand elle avait décidé de ne pas s’inscrire à l’université pour se consacrer exclusivement à sa passion, ses parents 一sa mère surtout一 lui avait mené la vie dure et avaient tout fait pour la contraindre à retrouver le droit chemin qui ne se résumait pour eux qu’à la poursuite de ses études supérieures . Un mois après la rentrée scolaire post baccalauréat, elle avait été mise à la porte de la maison familiale par Rita Moyo dont la devise était « Tu es dans mon bateau, tu chantes ma chanson ». Mylène l’avait recueillie, mettant en péril sa relation avec Éric, son mari qui était issu du même moule que ses parents. Lasse des disputes que provoquait sa présence au sein du couple de sa soeur, elle était partie. Elle avait vécu quelques mois avec Eloïse dans sa chambre à l’université de Soa avant de pouvoir se prendre un studio pas loin de la maison de ses parents.
Un an durant, elle avait trimé : s’entraînant comme une forcenée, effectuant des prestations de tout genre et des petits boulots mal payés qu’elle arrivait à décrocher de temps à autre. La chance lui avait souri à l’âge de vingt ans quand Sax, le chorégraphe de comédies musicales franco一camerounais l’avait remarqué lors d’un battle organisé sur un stand de YaFé « Yaoundé en Fêtes ». Six mois plus tard, elle s’envolait pour la France, avec un visa artiste. Son père l’avait chaleureusement félicitée. Sa mère, par contre, n’avait fait aucun commentaire quand elle lui avait annoncé la nouvelle. Elle avait eu mal; elle avait réalisé que jamais Rita ne se réjouirait de ses réussites tant qu’elles ne se conformeraient pas à l’idée qu’elle s’en faisait.
Le chemin jusqu’à son retour au pays avait été semé d’embûches, mais elle s’était accrochée de toutes ses forces. L’annulation de son spectacle six mois plus tôt avait porté un coup rude à ses rêves de succès et de reconnaissance, mais n’avait pas ébranlé ses convictions. Ce n’était donc pas les petits malins qui signalaient ses vidéos qui parviendraient à la décourager. Elle savait au plus profond de son être que c’était la danse qui la faisait vibrer.