Chapitre 7 : Sortilège
Ecrit par pretoryad
Belga
La main crispée sur
la poignée, j’ouvris la
porte du sanctuaire où reposait ma mère. À mon
entrée dans la chambre, je fus saisie par la blancheur immaculée de la vaste
pièce, au décor sommaire. Je plissai les yeux, afin de les habituer à cette
éclatante lumière que je connaissais pourtant bien par mes visites régulières
ces derniers jours.
Il
fallait croire que je ne pourrais jamais m’y habituer. Je me rapprochai du lit à baldaquin en
acajou blanc et doré, enveloppé dans une bulle magique qui maintenait ma mère
en vie. Elle était allongée sur le dos, sa frêle silhouette dissimulée sous un
drap blanc. Seuls apparaissaient son visage et ses cheveux courts, d’une pâleur fantomatique.
Ma
mère avait plus que vieilli. Cependant, elle luttait contre la mort tant bien
que mal. Elle n’avait en
rien perdu son esprit combatif. Toutefois, je savais que cela ne lui serait d’aucune aide, car elle devait
subir les conséquences de son péché : son infidélité conjugale.
Mamé Falle avait eu
la chance d’hériter du don
de sa grand-mère, faisant d’elle
une Fidlo — fille de l’eau. On devenait Fidlo de mère en fille, mais on
obtenait ses pouvoirs par désignation entre seize et dix-sept ans. La prêtresse
Mamissi choisissait les Fidlos dignes de servir ses intérêts. Et ma mère avait
eu cet honneur.
C’était une enchanteresse enviée
et redoutée à la fois. Sa beauté était fatale pour tout homme qui avait le
malheur de plonger son regard dans ses yeux gris hypnotiques. Elle avait été
une très bonne élève jusqu’à
l’obtention de ses
pouvoirs. Et elle avait profité de sa toute-puissance avant d’accepter d’épouser mon père.
À
vingt-cinq ans et enceinte de moi, elle pensait s’épanouir dans son foyer, mais c’était sans compter son caractère
impétueux. Ma naissance avait renforcé son besoin de liberté, et l’avait
davantage détournée de son devoir conjugal.
Malheureusement pour
elle, la fidélité dans le foyer était sacrée chez les Fidlos. Une fois mariées,
elles devaient se défaire de leurs mœurs légères, car la sentence en cas d’adultère pouvait être fatale.
Ma mère avait tenu
quelques années avant de commettre l’irréparable.
Ainsi, elle s’était vue
retirer son don, et depuis cinq ans, elle était condamnée à vivre dans une
prison enchantée. Par conséquent, je ne pourrais hériter de ses pouvoirs. On m’avait ôté le droit de devenir
une Fidlo à part entière.
Et c’était sans appel. Je n’avais aucun recours. C’était comme si je devais payer
pour la faute de ma mère. C’était
injuste ! Alors, plutôt que de me morfondre, j’avais décidé de prendre ma vie en main. À défaut de recevoir mon don par la voie naturelle,
je l’avais acquis par une voie alternative.
Depuis
trois ans, je m’étais
initiée à la magie sous la direction d’un guide occulte, faisant de moi une
Prentie — plus précisément une apprentie sorcière. Pour l’instant, mes pouvoirs
étaient limités, mais ils me permettaient de survivre dans le monde mystique
qui m’entourait.
De plus, j’avais l’avantage d’avoir une
mère Fidlo qui avait été mon guide depuis ma naissance. Persuadée de pouvoir me
transmettre ses connaissances, ma mère m’avait initiée à son univers avant d’être déchue. Malgré son état
léthargique, elle pouvait encore communiquer mentalement avec moi afin de renforcer
mon enseignement.
Après tout, c’était
le moindre effort qu’elle pût accomplir pour espérer obtenir un jour mon pardon
! Toutefois, la communication mentale ne pouvait se faire qu’entre les murs de sa chambre.
Par conséquent, je devais me rendre aussi souvent que possible à son chevet.
–
Maman, tu te souviens que c’est aujourd’hui que je dois tester le sort de
transfert ?
–
Je n’ai pas oublié, ma chérie. Tu trouveras l’incantation dans mon grimoire
en prononçant le mot « transfert ». Tu verras aussi des notes qui
pourront t’être utiles pour réussir au mieux le sortilège. Souviens-toi de ces
trois règles à respecter : une mortelle, une personne très proche, et une
empreinte récente. Et rappelle-toi qu’à la moindre erreur, tu peux te retrouver
emprisonnée dans le corps de l’autre.
–
C’est noté, maman, ne t’en fais pas pour moi !
Je
m’empressai de sortir de
cet endroit qui me donnait la chair de poule. De voir ma mère confinée dans un
tel état me faisait autant de peine que de ne pouvoir obtenir mes pouvoirs de
Fidlo. Mon père était plus à plaindre, car il avait perdu l’amour de sa vie.
La prêtresse Mamissi
avait jugé bon de lui faire croire que sa femme avait subitement perdu la
raison afin de rendre son malheur plus supportable. Il avait ainsi enchaîné les
conquêtes sans jamais réussir à consoler son cœur.
Je jetai un coup
d’œil à ma montre : plus que dix minutes avant 16h30. Tout était prêt. Il
ne me restait plus qu’à
remplacer ma robe blanche, tenue que j’utilisais pour mes visites maternelles, par une robe bleue,
nécessaire à la réalisation du rituel que j’allais effectuer.
Cinq
minutes avant l’heure
officielle, j’entendis la
sonnerie de la porte. Je me dirigeai vers l’entrée pour accueillir Masala Bizoto. Son visage
était dépourvu d’expression. Et je savais très bien pourquoi. Elle ne m’appréciait guère, et ce n’était pas pour me déplaire, car
je lui retournais la faveur.
– Finissons-en au plus vite !
lâcha-t-elle, le regard méprisant.
– Bonjour à toi aussi !
Elle
m’ignora complètement. Je soupirai bruyamment, comme pour tempérer mon humeur.
Je ne pouvais laisser la colère prendre le dessus sur mon mental, au risque de
mettre en péril le rituel. Or je devais absolument le réussir. J’avais sollicité Masala après
avoir découvert par Idriss, l’un
de mes nombreux prétendants que j’utilisais
comme espions, les intentions de Kalé à l’égard de Nélia.
Ce
salopard avait osé l’emmener
la veille dans son appartement, alors qu’il m’en
avait toujours refusé l’accès
! Alors comme ça, il souhaitait la faire sienne ? Eh bien, j’allais lui donner une leçon dont
il se souviendrait longtemps après moi ! On ne m’humiliait pas comme il venait de le faire !
–
Allons dans ma chambre, à l’étage.
J’invitai Masala à me suivre, elle
ne broncha pas. Une fois dans ma chambre, je verrouillai la porte. Je savais
que nous ne serions pas dérangées, car mon père serait absent jusqu’au lendemain. Je voulais juste m’assurer que mon invitée ne s’enfuirait pas avant d’être allée jusqu’au bout de notre mission.
Je savais par Idriss
que Masala voulait faire payer Kalé pour ce qu’il avait tenté de faire à sa meilleure amie. Il m’avait simplement suffi de lui
tendre une perche qu’elle n’avait pu refuser. Masala était
très perspicace. Elle avait découvert pas mal de secrets sur mon compte. Elle
savait pertinemment que j’étais
capable de l’aider dans sa
quête de vengeance. Mais ce qu’elle ne savait pas, c’était que je me servais
d’elle pour ma propre vendetta.
Elle inspecta ma
chambre et fut quelque peu impressionnée par ma petite décoration occulte. La pièce
ressemblait à un petit sanctuaire : les lourds rideaux de ma fenêtre
avaient été tirés pour plonger la pièce dans le noir ; de nombreuses
bougies blanches étaient posées sur le sol, dispensant une douce lumière
tamisée ; mon lit, coincé contre le mur, était drapé de blanc, et sur la
table de chevet reposaient le grimoire de ma mère et des objets occultes en
tout genre.
J’avais frayé un petit passage
entre les bougies pour nous permettre d’atteindre le lit, meuble central de notre séance qui se faisait
en deux phases : le changement d’apparence : Masala deviendrait
Nélia ; et la projection astrale : l’esprit de Masala dans le corps
de Nélia se déplacerait chez Kalé. J’indiquai
ainsi la marche à suivre à Masala qui s’y conforma, non sans me lancer des regards suspicieux.
–
Avant de commencer, je tiens à te prévenir que j’ai pris mes dispositions au cas où tu déciderais de
me jouer un sale tour ! m’avertit-elle.
–
C’est noté. Peut-on
commencer maintenant ?
J’adoptai un ton
faussement conciliant. Elle acquiesça puis sembla baisser quelque peu sa
garde.
–
Alors, j’ai besoin des
objets que je t’ai
demandés.
Elle
posa son sac sur le lit, y enfouit une main et se mit à en sortir une robe
bleue, une petite bouteille d’eau
de mer et un grand flacon de crème pour le corps.
– Tous ces objets appartiennent à
Nélia, me confirma-t-elle.
–
Et l’empreinte ?
Elle me présenta la paume de sa main
droite.
–
J’ai pris soin d’appliquer la crème à la
Belladone que tu m’as
donnée avant de prendre son empreinte. J’ai tenu plus de dix secondes. Je viens de chez elle, donc c’est encore tout récent.
La
Belladone était la plante des Fidlos par excellence. Elles l’utilisaient pour
la préparation de baumes de soins pour la peau. Pour les rituels, on s’en
servait pour détecter la force occulte d’une personne.
–
Parfait ! Je te laisse appliquer la crème sur ton corps et mettre la robe
pendant que je prépare ce qu’il
faut.
Masala
s’exécuta sans perdre un
instant. Une fois la robe enfilée, elle m’imita en s’installant
sur le lit face à moi et en position du lotus. Nous étions toutes deux vêtues à
l’identique. J’avais posé le grimoire de ma
mère sur mes cuisses, l’incantation
de transfert sous mes yeux. Je n’avais
pas eu de peine à la retrouver. J’avais
bien suivi les conseils maternels.
Masala
m’observa attentivement.
Son attitude passa de la suspicion à l’admiration. Ma pendule indiquait quinze minutes avant dix-sept
heures. J’en profitai pour
lui prodiguer les derniers conseils.
–
C’est bientôt l’heure, Masala. Si tu hésites
encore, c’est le moment d’arrêter…
– Absolument pas ! sa voix était ferme.
–
Très bien. Alors, écoute bien : tu ne dois en aucun cas douter de ce qui
va se produire sous tes yeux. Pendant toute la durée du rituel, je te tiendrai
la main afin de te guider. N’oublie
surtout pas qu’à partir du
moment où on prononce l’incantation,
tu ne seras plus toi-même. Ce sera le moment de démontrer à quel point tu
connais ta meilleure amie, en anticipant ses réactions. Ça va jusqu’ici ?
Elle
acquiesça, une lueur d’excitation
dans les yeux. Dix minutes avant l’heure.
–
C’est le moment. On va tout
d’abord vérifier si l’empreinte a bien été prise.
La
prise d’empreinte
permettait de connaître la puissance occulte d’une personne avant de travailler — ou jeter un sort —
sur elle. Cette puissance s’exprimait
par quatre couleurs principales : le blanc pour les mortels, les êtres n’ayant aucun pouvoir mystique ;
le bleu pour les Prentis, les mortels qui s’initiaient à la magie ; le jaune pour les Fidlos ; le
rouge pour les Mixtes, les êtres issus de l’union d’un
Myste et d’une Fidlo ;
et le noir pour les Mystes.
Et
dans chaque couleur, sauf le blanc, deux nuances permettaient de déterminer le
niveau occulte de la personne : le clair pour l’intermédiaire et le foncé
pour la maîtrise. La prise d’empreinte
était une garantie de protection contre le choc en retour — surtout lorsqu’on travaillait sur un être plus
fort que soi.
Je
m’emparai de la calebasse
posée sur la table de chevet, ainsi que la bouteille d’eau de mer que j’ouvris. J’en versai le contenu dans le récipient. Et
j’invitai ensuite Masala à
tremper sa main droite.
– Ngiri
ngozi akakpela, Mamissi, je répétai trois fois cette incantation en langue
Wata, utilisée par les Fidlos. Tu peux retirer ta main, maintenant.
Elle
s’exécuta.
Au bout de quelques secondes, l’eau dans la
calebasse se mit à onduler doucement d’abord puis
rapidement, formant de grosses bulles, comme si le liquide se mettait à
bouillir. L’eau
devint jaune clair puis elle cessa enfin tout mouvement et redevint calme et
sereine.
–
C’est
bien son empreinte. On va pouvoir poursuivre. Laisse-toi guider par ma voix. Et
rappelle-toi qu’à
partir de maintenant, tu n’es plus Masala mais Nélia.
Elle
se contenta de soupirer doucement en signe d’affirmation.
Le rituel allait débuter. J’inspirai
profondément, comme pour dégager la tension qui menaçait de me submerger. C’était la
première fois que je faisais un rituel de transfert. Je ne savais pas ce qui allait
en résulter, mais j’avais assez
confiance en mes aptitudes surnaturelles.
De
plus, je savais que je pouvais compter sur ma mère en cas de difficulté.
Dix-sept heures. C’était le
signal. Mon regard se posa sur celui de Masala dont le visage paraissait
quelque peu tendu. Je l’invitai à
poser ses mains sur les miennes, et surtout à garder en tout temps son regard
dans le mien. Elle s’y accrocha,
comme à une bouée de sauvetage.
– Maintenant, répète après moi :
1,2,3, libre est mon corps
3,4,5, limpide est mon esprit
5,6,7, fière et audacieuse, je suis
7,8,9, par la puissance de Mamissi
9,10, sienne, je deviens par ce sort
L’incantation devait être répétée
cinq fois. À la quatrième tentative, on
ressentit une légère secousse provenant du lit. Masala me lança un regard
inquiet. Je lui pressai la main pour la rassurer et l’obliger à poursuivre le rituel. Au cinquième et
dernier essai, la fenêtre s’ouvrit
brusquement, laissant pénétrer un vent violent qui poussa une brève plainte
avant d’éteindre toutes les
bougies sur son passage.
Ma chambre fut plongée dans une
obscurité terrifiante. Masala lâcha un cri strident puis elle perdit
connaissance.
– Masala ? hurlai-je sous la
panique.
Tandis
que je me penchais sur elle pour lui porter assistance, mon cœur s’emballa et je sentis comme une
explosion dans ma tête. Une migraine douloureuse me saisit, faisant crisper mon
visage. Ma souffrance était telle que je dus maintenir ma tête pour l’empêcher d’éclater.
Je
n’osai pas crier pour ne
pas amplifier mon calvaire. J’étais
à l’agonie. Je m’allongeai en position fœtale, en
attendant que la tempête soit passée.