Chapitre 6 : Attrape-moi si tu peux
Ecrit par pretoryad
Dali
Après avoir quitté la maison de Nélia,
je me précipitai chez moi. Le jour s’était levé
depuis une heure seulement, mais le soleil m’accablait
déjà de sa chaleur. Je me demandais si je réussirais à franchir les quinze
minutes qui séparaient ma maison de celle de Nélia. Je transpirais déjà à
grosses gouttes, et pas seulement à cause du soleil.
J’étais en
sursis, et je
n’arrivais plus à contrôler les battements de mon cœur, car je redoutais les conséquences de ma rébellion envers mon
cousin qui devait être actuellement à ma recherche. Jusque-là, j’avais réussi
à passer la nuit sans craindre de mourir dans mon sommeil. Après tout, il m’avait jeté un
sort.
Je me
souvenais encore de ce que j’avais vu
cette nuit : Kalé métamorphosé en corbeau. C’était assez
effrayant. En effet, je n’avais encore
jamais assisté à une telle scène. Le corbeau était donc son totem ? Alors,
j’étais
en danger, car il annonçait ma mort prochaine !
Je n’avais
certainement pas envie de mourir dans l’immédiat. Surtout avec l’espoir que je
nourrissais toujours de faire de Nélia mon épouse, malgré le fiasco de ce matin
au réveil.
Tandis
que j’approchais
de la maison, j’entendis
un corbeau croasser au loin. Je n’osai lever
les yeux au ciel, trop apeuré de croiser cet oiseau de malheur. Je pressai le
pas et entrai en trombe dans la maison. Adossé contre la porte, j’essayais de
calmer les battements affolés de mon cœur.
–
C’est
toi, Dali ?
La voix calme
et sereine de mon père me fit sortir de mes pensées funèbres.
– Oui papa, je suis de retour.
–
Je suis dans la cuisine, m’invita-t-il.
Je
l’y rejoignis. Il était attablé devant une tasse de café et des tartines
beurrées, le journal à la main. Il leva les yeux de ses lunettes de vue et me
jeta un regard inquisiteur. Il portait encore son pyjama. J’étais son
sosie en plus jeune et la forte carrure en moins.
– Tu reviens de la maison des
Mbassal ?
J’acquiesçai
lentement, les sens en alerte. L’image de Kalé
s’imposait
constamment à moi, telle une sentence. Je devais serrer les dents pour ne pas
rendre manifeste les tremblements de mon corps.
Mon père et
moi étions très proches, plus encore depuis le suicide de ma mère, cinq ans
plus tôt. J’étais
fils unique. Tous les espoirs paternels reposaient donc sur mes épaules. J’avais
toujours su dès mon plus jeune âge que je n’avais pas
droit à l’échec.
– Oui.
Je
me dirigeai vers le réfrigérateur que j’ouvris pour
prendre de l’eau.
–
Tu tiens réellement à cette fille, à ce que je vois. Tu es prêt à t’attirer la
foudre de ton cousin. Tu sais pourtant bien qu’il y a des
limites à ne pas franchir.
Son ton était
calme mais il paraissait irrité. Je me servis un verre d’eau fraîche
avant de m’attabler
en face de lui. Je lui lançai un regard franc.
–
Je connais très bien les limites, papa, mais je refuse de me plier à la dictature
de mon oncle. Je n’accepterai
jamais ce qu’il
a fait à maman !
J’essayais de
contrôler les tremblements de ma voix. Le suicide de ma mère était un sujet
difficile pour moi. La blessure profonde qu’avait générée
sa disparition prématurée ne s’était pas
encore refermée.
Mon père me
jeta un regard mélancolique. Il n’aimait pas
non plus aborder ce sujet. Je savais que j’avais choisi
le mauvais moment pour en parler, mais je ne voulais plus prétendre. J’avais trop
longtemps refoulé mes sentiments.
–
Il est certes comme il est, mais tu sembles oublier que c’est tout de
même mon frère jumeau. Je ne serais pas en vie si ce n’était pour
son sacrifice ! Et ça, tu le sais aussi bien que moi !
Je
pouvais clairement sentir la colère dans sa voix. Était-ce contre mon refus d’obtempérer
aux exigences de son frère ou plutôt son manque de courage à lui qui l’empêchait de
briser cette malédiction familiale qui entravait son esprit ?
Mon père Odel
et mon oncle Odong étaient jumeaux monozygotes, nés d’un père
sorcier. Odel, l’aîné, avait
été désigné pour succéder à son père, mais ce dernier s’était
converti au christianisme peu avant son dix-neuvième anniversaire. Ne voulant
renier sa foi, il s’était tourné
vers son frère qui avait accepté de prendre sa place contre un gage. Personne
ne s’était
rendu compte du subterfuge.
Chez
les Mystes, les jumeaux bénéficiaient de pouvoirs propres à chacun à partir de
quinze ans, l’âge initiatique, jusqu’à dix-neuf ans, l’âge auquel on subissait
l’épreuve
de passation. Les deux frères devaient prouver leur puissance occulte. Le
vainqueur était choisi pour faire partie du cercle des Grands-Mystes.
Odel
avait toujours été le favori de son père, son don étant largement plus
développé que celui d’Odong. Si ce
n’était
pour sa foi, mon père aurait été l’un des
Grands-Mystes les plus puissants. Quant à moi, je n’aurais pas eu à craindre
mon cousin ! Et surtout, amoureuse de moi, Nélia aurait fait de moi l’homme le plus
heureux sur terre.
Mais
au lieu de cela, mon père avait préféré une vie rangée avec Dieu. À la mort de ses parents, il s’était éloigné
de son frère et avait changé son nom de famille. Notre vie avait été parfaite
jusqu’à
mes neuf ans, le moment qu’avait choisi mon oncle Odong pour rappeler à son
frère sa dette. À partir de là, mon père avait
vu le malheur se refermer sur lui et tous les membres de sa famille.
Ma
mère avait été la première à en subir les conséquences. Son propre mari avait
permis qu’elle
devienne la femme de nuit de son beau-frère. Désabusée et trahie, elle avait
préféré mettre fin à sa vie. Mon père ne s’en était
jamais remis. Cela ne l’avait toutefois pas libéré de l’emprise d’Odong
Dagary.
J’en voulais à
mon père qui était tout aussi responsable de la mort de ma chère mère que
l’était son frère. Cependant, je n’étais pas
assez rancunier pour lui tenir rigueur. En revanche, je ne pouvais en dire
autant pour mon oncle.
–
Écoute, on ne va pas gâcher ce moment en parlant de mon frère, son visage se
radoucit. Je veux que tu saches que je suis très fier de tes convictions, mon
fils. Et je te soutiens entièrement. D’ailleurs, je
pense que ceci te revient de droit. Il te protégera contre son totem.
Il
retira le collier en cuir noir qu’il portait à
son cou pour me le remettre. Je le fixai d’un air ahuri. Comment avait-il su
pour le totem de Kalé ? Il se contenta de me couvrir de son regard
apaisant qui balaya mes craintes. Je me détendis peu à peu tout en observant l’amulette en
détail.
C’était une
petite opale d’un
bleu profond qui rappelait l’océan. La pierre
était entourée d’un cauri de
chaque côté. C’était un cadeau que ma mère lui avait offert à son anniversaire,
quelques jours avant sa mort. Depuis, il ne s’en était
jamais séparé.
– Ça me ferait plaisir de te voir le
porter maintenant.
Je portai le collier sans discuter.
– Maintenant, écoute-moi très
attentivement ! ses yeux avaient pris une lueur mystérieuse. En aucun cas,
tu ne dois la retirer ! Et sache que tu es aussi fort que lui. Ton seul
ennemi, c’est ta peur.
Le
débit de sa voix était beaucoup trop rapide pour me permettre de comprendre ce
qu’il disait. Et il me paraissait très agité. Je ne le connaissais pas ainsi.
La sonnerie de la porte d’entrée
retentit. Je fis mine de me lever, mais il m’en empêcha.
– Laisse-moi y aller. Toi, reste ici.
Il
se leva promptement et se dirigea vers l’entrée, non sans m’avoir lancé
un dernier regard mélancolique.
–
N’oublie
jamais que je t’aime,
mon fils.
– Papa ?
Il
était déjà hors de la pièce. J’eus un
mauvais pressentiment. Je me levai et m’approchai de
la porte de la cuisine qui donnait sur celle de l’entrée
principale. Je m’arrangeai
pour ne pas être découvert. Je ne voulais pas lui désobéir. Je fus ainsi
attentif à la scène qui se déroulait non loin de moi. Mon père ouvrit la porte
à la troisième sonnerie.
–
Mon fils, je t’attendais !
Où est ton père ?
Sa voix
paraissait conciliante.
–
Bonjour à toi, mon oncle. C’est Père qui
m’envoie.
Il m’a
fait savoir que tu serais coopératif.
Mon
cœur fit un bond dans ma poitrine lorsque je reconnus la voix de Kalé, grave et
lourde de menace. Il était là pour moi. Mon corps fut saisi de tremblements
intempestifs. J’étais
dans l’expectative.
De quoi ? Je n’en avais
aucune idée !
Toujours
est-il que j’étais
là, debout derrière la porte, m’efforçant de
ne pas mettre à exécution le seul ordre qu’intimait mon
esprit : la fuite !
–
En effet, mon fils ! Tu es ici le bienvenu, mais je t’annonce que
tu ne trouveras pas ce que tu cherches.
–
Tu connais aussi bien Père que moi, mon oncle. Il me faut tout d’abord m’en assurer
par moi-même avant de me présenter devant lui. Alors, si tu n’y vois aucun
inconvénient, j’aimerais
que tu m’octroies
la permission d’entrer
chez toi.
Il
y eut un léger silence. Je ne connaissais pas Kalé aussi patient et courtois.
Et je ne comprenais pas pourquoi il avait besoin de la permission de mon père
pour entrer chez nous. L’hospitalité
était de mise dans ma famille. Une fois que la porte de la maison était
ouverte, c’était
une invitation à entrer.
–
Très bien, sois donc le bienvenu dans l’antre de ma
maison !
Sous
un flash éblouissant, la porte d’entrée s’ouvrit
grandement en laissant échapper une légère brise, comme pour annoncer l’entrée
de Kalé dans notre demeure. Je pris alors conscience que notre maison était
protégée par la magie contre les visites indésirables. Cependant, mon oncle
Odong devait faire exception à la règle, car il était toujours entré chez nous
à sa guise.
Maintenant
que Kalé était à l’intérieur, je devais trouver un moyen de sortir de ma
cachette sans être vu. Passer par la fenêtre de la cuisine ? Non, il
pourrait sans aucun doute me surprendre. Alors que faire ? Je ne voyais
rien dans la pièce exiguë qui pût me servir de planque.
–
Merci, mon oncle, s’exclama Kalé. Avant de commencer mes recherches, j’ai un message
pour toi de la part de Père…
Il
se tint debout face à mon père qui l’observait
attentivement, le visage impénétrable. Kalé le fixa de ses yeux perçants. Les
deux hommes se mesurèrent du regard sans qu’aucun d’eux ne
réagissent. Les yeux de Kalé prirent subitement la teinte du rubis, et tout
d’un coup, l’air
se mit à vibrer au rythme de la tension qui envahissait le couloir.
Je
vis ensuite mon père suffoquer sous le regard de braise de Kalé, ce qui me fit
comprendre qu’il
s’agissait
de sorcellerie. Je le vis lutter pour respirer. Je devais agir immédiatement,
autrement il n’en
sortirait pas indemne. Je fis mine de sortir de ma cachette, mais je fus
incapable d’avancer, comme si une force invisible me tirait vers
l’arrière.
Pendant
ce temps, j’observais
mon père dont les yeux se révulsaient. Il allait mourir si je ne faisais rien.
Kalé le maintenait sous son emprise. Quelques secondes plus tard, celui-ci
finit par lever les mains qu’il tendit
vers mon cousin, libérant un faisceau d’énergie qui
propulsa ce dernier en arrière. Il atterrit dans le salon, contre la table
basse en verre qui se brisa sous l’impact de sa chute.
Je
fus saisi de stupeur. Mon père venait-il d’user de ses
pouvoirs ? Je ne pensais pas qu’il en fût
encore capable, après toutes ces années. L’effort le fit
haleter. C’était le résultat d’un manque d’entraînement. Il n’avait plus
utilisé son don depuis plus de vingt ans.
Il
se dirigea vers moi, tout en reprenant son souffle. Il paraissait visiblement
en mauvais état. Il s’arrêta
ensuite devant l’entrée de la cuisine où je me trouvais prisonnier.
–
Il faut que tu partes d’ici
immédiatement, mon fils, dit-il, l’air inquiet. Retourne chez les Mbassal, et
ne sors pas de là avant d’avoir vu
tonton Ekwa. Il te dira ce que tu dois faire. Vas-y, maintenant !
– Et toi ? Je ne peux pas te
laisser ici avec lui.
Je sentis les larmes brûler mes
yeux.
–
Je te rejoins aussitôt après m’être
débarrassé de cet insolent !
On
entendit Kalé resurgir peu à peu des brumes.
–
Va, maintenant ! m’ordonna mon
père.
Il
posa la main sur mon épaule pour me libérer de ma chaîne invisible. Je sentis
comme une petite décharge électrique dans mes muscles qui me fit tressaillir.
Et je pus enfin sortir de la cuisine. Je me dirigeai alors vers la porte d’entrée, le
regard implorant.
Je
m’inquiétais
pour mon père. Allait-il s’en
sortir ? Il me conforta d’un sourire
qui se voulait rassurant et encourageant à la fois. À
ma sortie, je me mis à courir comme si ma vie en dépendait, des larmes de chagrin
ruisselant sur mes joues.