Chapitre 8 : L'appel du Bénin

Ecrit par Nobody

La chaleur moite de la journée commence à retomber sur Pointe-Noire, mais l’air reste lourd, comme suspendu dans une attente silencieuse. Après avoir aidé Maman Élise toute la matinée, j’ai eu besoin d’un peu d’air, d’un peu de normalité. C’est presque naturellement que mes pas m'ont mené chez Chris.

Chris, c’est mon ami d’enfance. Celui qui, malgré les années, est resté pareil : souriant, espiègle, capable de me tirer un rire même dans mes pires journées. Son appartement est un capharnaüm organisé : des vinyles traînent près d’une enceinte bluetooth dernier cri, un maillot du TP Mazembe encadré trône sur le mur au-dessus du canapé défoncé.

Je m'affale sans cérémonie pendant qu’il m’apporte deux bières fraîches. Pas besoin de paroles entre nous. Le silence est confortable.

— Alors, vieux frère, t’as toujours pas trouvé une femme pour te supporter ? me lance Chris avec un grand rire.

— Mmh.

Je prends une gorgée, le regard perdu vers le plafond écaillé.

— Pas vraiment le sujet du jour, je murmure.

Chris, pourtant si vif d’habitude, capte instantanément le changement de ton. Il se laisse tomber sur le fauteuil en face de moi, posant la bière à moitié entamée sur la table basse encombrée.

— Qu’est-ce qu’il y a, Mous ? Un problème de boulot ? De famille ? La veille va bien rassure moi 

— Oh oui oui elle se porte comme un charme, tu sais que les années n'ont pas d'effet sur cette lionne. Je peux te parier qu'elle en a encore pour 15 ans à passer avec nous. 

Ma grand-mère comptabilise aujourd'hui 83 ans et va très bien à part des problèmes de santé liés à la faiblesse de son corps. Elle faisait 20 ans de moins que son âge et cet état de chose avait toujours surpris tout le monde. Il se disait il n'y a pas si longtemps que ça, qu'elle était une sorcière et que c'était pour ça qu'elle paraissait si jeune. 

— Oufff tu m'enlèves un poids sur mon pauvre malheureux coeur, qui allait me faire les haricots et les makembas les dimanches ? Djo pardon faut me surveiller la daronne, j'ai encore besoin d'elle 

Je ris en faisant mine de lui lancer le coussin qui était près de moi. 

— Donc man c'est la seule chose qui t'interesse, tu veux garder la vielle en vie seulement pour les haricots ? je lui demande

— Mais bien sûr que non dit-il offensé en posant les mains sur son coeur, je veux la garder aussi pour ses beignets dis donc !

Je n'avais même pas la force de le frapper, je me contente de rire seulement 

— C'est ça qu'on te reproche Chris

— Mdrr laisse ça man, mais plus sérieusement quel est le problème ? 


 Je hausse les épaules, incapable de formuler l’immense chose qui pèse sur ma poitrine. Comment expliquer qu’une vieille promesse me retient désormais par la gorge ? Que mon avenir s’est vu ligoter par des mains invisibles avant même que je n’aie compris que je pouvais choisir ? Par dessus tout comment lui expliquer que je ne connais même pas les raisons derrière ce fameux arrangement.

Je me contente de hausser les épaules encore une fois, esquissant un sourire pour ne pas trop en dire. Chris ne pousse pas. C’est pour ça que je l’aime.

On bavarde alors de tout et de rien. De foot, du dernier concert au stade, de cette fille qu’il essaie de séduire depuis des semaines sans succès. Je ris parfois, je réponds distraitement, mais au fond de moi, mon esprit n’est pas là.

Mon téléphone vibre sur la table. Je jette un œil distrait.

Un numéro inconnu.
Commence par +229.

Mon cœur rate un battement.

Le Bénin.

Je serre la bière un peu plus fort. Je laisse sonner sans répondre.

— Qui c’est ? demande Chris, intrigué par mon expression figée.

— Personne d’important, je mens sans conviction.

Quelques minutes plus tard, ça vibre encore. Même numéro.

Je n’ai plus aucun doute maintenant. C’est lié à cette histoire. À Naïla. À cette vie que je n’ai pas choisie.

Je fixe l’écran comme s’il allait m’apporter une réponse.
Répondre ?
Ignorer ?
Fuir ?
Accepter ?

Je me demande si je suis encore libre de quoi que ce soit à ce stade.

— T’attends un appel important, ou quoi ? plaisante Chris pour détendre l’atmosphère.

Je me lève, l’estomac noué. La chaleur semble plus lourde d’un coup.

D'un geste presque mécanique, je prends le téléphone et je décroche.

— Allô ? dis-je d'une voix plus rauque que je ne l’aurais voulu.

Un silence. Puis une voix féminine, claire, au timbre étrange, entre douceur et défi, me parvient à l’oreille.

— Ah... enfin. Je m'attendais à tomber sur une voix féminine plus faible car ayant vociférer pendant plusieurs décennies vu que cette chère dame connaissait ma grand-mère qui n'était plus très jeune mais je me suis trompée ce n'est pas cette chère Mère Elise. Je suppose donc que c'est monsieur mon fiancé fantôme derrière l'appareil et d'ailleurs merci à lui car il a daigné répondre.

Je reste muet une seconde, surpris par le ton sarcastique. La voix est mélodieuse pourtant. Chaleureuse, rythmée, presque chantante. Mais l'ironie qui s'en dégage me hérisse immédiatement.

Je plisse les yeux, irrité malgré moi.

— Qui est-ce ? je demande, même si je sais déjà.

— Quelle question ! ironise-t-elle. La Vierge Marie... ou peut-être ton futur malheur ? Je te laisse choisir.

Je serre la mâchoire. Déjà, j’ai envie de lui raccrocher au nez.

Je déteste ce genre de femmes : arrogantes, insolentes, incapables d'un minimum de respect même pour une première conversation. Je déteste leurs airs supérieurs, leur façon de mépriser avant même de connaître. Je déteste surtout savoir que c’est ce caractère qui m’attend au bout de la promesse.

Elle continue, légère, presque moqueuse :

— Sérieusement... Tu comptes me snober jusqu'à ce qu'on nous traîne devant un autel ou tu sais vaguement dire bonjour ?

Je prends une grande inspiration pour ne pas m’emporter.

— Bonjour, donc, je réplique d'un ton sec.

Un éclat de rire cristallin traverse le téléphone. Elle se moque de moi. Clairement. Je serre plus fort mon téléphone, au point de blanchir mes phalanges.

Je prends sur moi.
Je prends sur moi pour Maman Élise.
Pour mon grand-père.
Pour tout ce qui pèse sur mes épaules.

Mais elle, de l'autre côté de la ligne, semble décidée à tester mes limites.

— Dis-moi, future victime, tu as quoi à dire pour ta défense ? Pourquoi tu ne répondais pas ? Tu espérais que je disparaisse ?

— Qui es-tu et que veux-tu ? Je n'ai pas du temps à perdre avec les filles de ton genre 

— Les filles de mon genre ? Tu ne me connais même pas et déjà tu me juges cher époux ? Quoi qu'il en soit je suis ici pour avoir des réponses et je compte bien raccrocher en les ayant. 


— Je n'ai rien à te dire je retorque, si on a fini je vais raccr...

— Raccroche alors et tu verras de quel bois moi Naila Adéyémi je me chauffe 

Son ton léger, presque enjoué, tranche avec la lourdeur qui m’habite. Je laisse échapper un petit rire sarcastique, incapable de contenir toute l’irritation qui bout en moi.

— Si tu n'es pas contente, tu n'as qu’à venir directement au Congo me montrer ce bois en question et je te montrerai moi comment je dresse les femmes comme toi , balancé-je d’un ton acide.

Un silence.

Puis sa réponse fuse, rapide, tranchante :

— Avec plaisir. Prépare-toi, je débarque au plus vite.

Et elle raccroche avant même que je puisse répondre. Je fixe mon téléphone, interdit. Chris me regarde, intrigué.

— Alors ? C’était qui ?

Je secoue la tête, esquissant un sourire cynique.

— Mon futur problème, je murmure.

Elle s'était elle même présentée de la sorte et cette brève discussion m'a confirmé ses propos. Cette femme m'irritait tellement que je serre mes poings sans m'en rendre compte jusqu'à ce qu'une douleur me rappelle de les déserrer. 

Je termine ma bière d’une traite, salue Chris d’une tape sur l’épaule et quitte son appartement sans un mot de plus. Il ne cherche pas non plus à me retenir ni à ajouter quelque chose et je lui en suis reconnaissant pour ça. 

La route jusqu’à chez moi se fait dans un brouillard. Je ne regarde même pas vraiment les gens, les voitures, les vendeurs de fruits qui crient sur les trottoirs.

Mon appartement est niché dans un quartier tranquille de Pointe-Noire.
Ni grand, ni minuscule. Juste ce qu’il me faut. Deux chambres, un salon lumineux aux murs couleur crème, une petite terrasse qui donne sur un figuier. Un endroit où j’avais trouvé un semblant d'équilibre.

Je laisse tomber mes clés sur la console à l’entrée, j’ôte mes chaussures et m’affale sur le canapé. Un instant, je reste là, le regard vide.

Puis je compose le numéro de Maman Élise. Elle décroche presque immédiatement, comme si elle m’attendait.

— Oui, mon fils ?

Je ferme les yeux un instant avant de répondre.

— Je reviendrai demain après le boulot, Mama.

— D'accord... Tu vas bien ?

Je laisse échapper un soupir.

— J’ai reçu un appel. La fille... du Bénin.

Un silence lourd tombe entre nous.

— Elle a été... peu conviviale, disons. Je lui ai proposé, ironiquement, de venir au Congo si elle n'était pas contente.

J'entends ma grand-mère retenir un rire.

— Et elle a accepté, Mama.

Un léger silence, puis elle dit doucement :

— Le destin est en marche, Moussif. Tiens bon.

Je ferme les yeux, la gorge serrée.

Oui. Le destin est en marche.

Et moi, je n’ai plus qu’à avancer, pas à pas, vers un futur que je n’ai pas choisi.


Coucou les gens j'espère que vous allez bien. Alors les prochains chapitres vont marquer le début de la rencontre de Naila et Moussif, j'ai volontairement fait trainer les choses mais ça va bouger. Merci pour vos j'aime et vos commentaires. Bisous
Le pacte des coeurs