Chapitre 9

Ecrit par Auby88

Nadia P. AKLE


J'appelle le numéro de Carine. A plusieurs reprises. Ça sonne toujours dans le vide. C'est possible qu'elle ait trouvé un client au night-club, qu'elle soit en train de s'occuper de lui. Je ne dois pas m'en faire pour elle. Je dois penser à autre chose.

J'essaie, mais je n'y arrive pas. Parce que je viens de sentir un courant d'air assez fort dans la pièce, malgré toutes les portes et fenêtres fermées. Et ça, pour moi, ce n'est pas bon signe. J'ai peur qu'il lui soit arrivé quelque chose.

Il est tard, mais je prends le risque de sortir. Je connais la boîte de nuit.


Je viens d'y arriver. Il y a plein de gens dehors. Ça murmure beaucoup. Ça parle d'un cadavre de femme retrouvé tout à l'heure près du dépotoir derrière. Je m'y rends aussitôt. Mon cœur, il bat à 100 à l'heure. Il y a un attroupement là. Difficilement, je me fraye un chemin.


Mes jambes tremblent. J'espère que je me trompe. J'espère que mon intuition est fausse. Totalement fausse. J'étouffe presque. J'ai chaud. J'ai froid. J'ai mal à la tête. J'ai…


Mon cerveau arrête de cogiter. Horrifiée je suis, par ce que mes yeux viennent de voir. C'est bien elle, ma Carine. Elle est là sur le sol. Avec tout ce sang autour d'elle.


Mes dents grincent... Mes jambes se dérobent... Je hurle "Non, pas toi !" avant de m'effondrer sur le sol...


* *

 *

- Mademoiselle, mademoiselle !

Progressivement, je reprends mes esprits. Aux hommes en tenue de police qui me parlent, je ne dis mot. Je suis encore sous le choc.

- Mademoiselle, vous m'entendez ? renchérit l'un, qui tient un carnet de notes et un stylo en main.

Il parle mais je ne l'écoute pas. Je n'ai qu'une seule préoccupation.

- Je veux la voir !

- Nous sommes navrés, mais ce n'est pas possible. Son corps a déjà été transféré à la morgue par les services de la Voirie.


Ils parlent de "corps" et ça m'afflige davantage.

- Alors, je n'ai plus rien à faire ici.

- Attendez, mademoiselle, nous avons quelques questions à vous poser.


Je lève des yeux "désemparés" vers l'homme qui continue :

- Comment vous appelez-vous ?

- Nadia … Nadia … AKLE, balbutié-je.

- La victime était quoi pour vous ?

- C'est … ma soeur.

- Pouvez-vous nous décliner son identité : nom et prénoms, âge, profession ?

- Elle a 32 ans et s'appelle Carine.


Carine n'est plus. Je le sais. Mais je ne peux m'empêcher de parler d'elle au présent. Je prends une longue pause, sans finir de répondre aux questions des policiers.


- Nous savons que vous êtes encore sous le choc. C'est difficile de perdre une soeur. Mais, pour les besoins de l'enquête, il est essentiel que vous continuiez de répondre à nos questions.


Je cligne des yeux. L'interrogatoire reprend son cours.


- Carine, c'est son prénom. Et son patronyme, quel est-il ?


Je réponds en fixant le vide.

- Carine est… juste un prénom …d'emprunt. A l'état civil, elle se nomme Sègnimèché GNIMAGNON.

- Bien. Donc, ce n'est pas votre sœur !

Je plonge mes yeux dans ceux de l'homme qui vient de me dire pareille sottise et lui réplique :

- La famille va au-delà des liens de sang !

- Je ne le conteste pas. Mais dans le présent cas, nous avons besoin de contacter la véritable famille de "la victime". C'est indispensable !


Ils emploient cette expression "la victime" qui sonne si faux, si quelconque à mes oreilles. Car, elle, ce n'est pas "la victime" mais c'est Carine, ma soeur, mon amie...

- Je vois ! dis-je simplement au policier en détournant la tête.

- Vous connaissiez sa profession ?

- Oui. Elle … fait de petits boulots.

- Vous en êtes bien sûre ? Certaines personnes ici ont plutôt assuré qu'elle était une prostituée.

- Écrivez ce que vous voulez ! lancé-je en sa direction. Puis-je m'en aller maintenant ?

- Oui, mais restez à notre disposition pour la suite de l'enquête. Nous vous contacterons plus tard.

- Ok.

Je tente de me relever, mais "échoue" sur le banc. Le second policier me tend son bras. Je m'y agrippe et me lève du banc, en prenant soin de le remercier poliment.

 - Vous êtes sûre que tout va bien ?

- Oui, ne vous inquiétez pas pour moi.

- Bien !

Je les laisse là et quitte les lieux, l'âme meurtrie.



*********


Des semaines plus tard


A Zounzonmey


Je suis là, debout pas loin de toi. Tes proches se disputent encore pour savoir où t'enterrer. Les uns ne veulent pas de toi ici. Les autres disent que tu es, malgré tout, une fille d'ici. Finalement, ils s'entendent et boivent ensemble du "atan" (vin de palme) pour sceller leur réconciliation en disant que tu es semblable à l'enfant prodigue revenu vers son père. Sauf que toi, tu es revenue sans vie. Il parle du rite funéraire "Fin kpo da kpo"(ongles et cheveux) qu'ils feront tout à l'heure avec les ongles et cheveux récupérés sur ton "cadavre".

C'était pareil pour mon irresponsable de père qui, je l'espère, repose en paix. A l'époque, on avait obligé tous ses enfants, moi y compris, à se raser complètement la tête...



Je suis là, debout devant toi. Je te regarde une dernière fois avant qu'on referme ton cercueil. Je te regarde sans tous tes artifices. Je te regarde dans cette robe d'une blancheur immaculée. Je te regarde et je ne te reconnais pas, tellement t'es belle. Belle mais … inerte !

Tes "proches" se lamentent. Ta mère aussi en disant : "Pourquoi ne m'as tu pas ecoutée, Sègnimèché ? Pourquoi as-tu suivi ces gens-là ? Pourquoi as tu vécu cette vie de débauche pour finir ainsi ?"

Alors, sur moi des regards se posent. Je m'en fous. Je m'en moque. Je m'en contrefiche. En tout cas, personne ne s'adresse à moi directement. Personne ne me dit de quitter les lieux.  

Si quelqu'un ose, je ne me laisserai pas faire. Personne d'autre n'a autant de droit que moi d'être là, à tes côtés ! Personne ! Je défie quiconque de me dire le contraire ! Quiconque !

Si je l'avais pu, je me serais occupée de ton inhumation sans informer qui que ce soit. Je suis de nature pacifique oui, mais aujourd'hui je suis révoltée.

Autour de moi, ça pleure, ça se lamente à n'en plus finir. Mon visage demeure impassible. Je ne laisse transparaître aucune émotion. Ni douleur. Ni peine. Rien. Pourtant, tout en moi souffre. Pourtant, tout en moi n'est qu'abime.


Je n'aime pas pleurer. Je ne pleure plus. Depuis des années. Grâce à toi.  Tu m'as souvent répété ceci :


"Il ne faut pas pleurer, Nadia !

Pleurer montre qu'on est faible.

Pleurer, ça embrouille l'esprit.

Pleurer, ça empêche de réfléchir.

Or pour réfléchir, il faut avoir l'esprit libre, il faut avoir l'esprit vide. "


Alors, je ne pleure pas. Et puis pourquoi pleurer parmi ces hypocrites ? Pourquoi mêler mes larmes sincères à celles de crocodiles ? Pleurer avec tous ces complices, ce serait trahir ta mémoire.   Complices, oui, ils sont de la tragédie qu'a été toute ton existence.

Mais aussi dur que ça l'est, moi aussi je suis complice. Complice de t'avoir laissée "t'auto-mutiler" sans vraiment agir. Oui, les mots c'est beau, prévenir c'est bien. Mais ça ne sert à rien sans action.



Je suis là, debout près de toi. Je regarde ton cercueil au fond du trou. Péniblement, je me baisse et prends un peu de sable dans mes mains. Je le verse sur ton cercueil en murmurant : "Va en paix, Carine !" Oui, je le pense. Oui, je l'espère.

Pas de messe d'enterrement pour toi. Juste une absoute. Rien de plus. Ce sera sûrement ainsi pour moi. Piètre vie que les nôtres !


* *

 *


Tout le monde est parti. Tous ont déserté les lieux. Mais pas moi. Moi, je suis là. Encore là. De noir, vêtue. Dans cette partie de la maison GNIMAGNON, où tu reposes près de ton père et de ton bourreau.
Depuis ton "départ", je cogite sur ce qui a bien pu se passer cette maudite nuit-là. Je tourne mille scénarios possibles dans ma tête. En vain.

Je ne saurai jamais ce qui s'est passé. Seul, Dieu sait. Seul, Dieu ! Car même ces fichus policiers n'ont pas pu m'éclairer au sujet de ta mort.


Au début, ils n'ont su que me parler du rapport du médecin légiste et énoncer des hypothèses...


" Selon le rapport du Légiste, c'est le tesson de bouteille enfoncé dans le cou de votre amie qui a causé son décès ... Du sperme a été retrouvé dans ses parties intimes... Pas de lésions à ce niveau, ce qui confirme que c'était une relation sexuelle consensuelle… Peut-être avec un client… La victime a été contrôlée positive au test de dépistage de drogue... Elle avait consommé une grande quantité d'héroïne…. Tout porte à croire qu'il s'agissait d'une partie de jambes en l'air qui a viré au drame. Malheureusement, pour le moment, nous ne disposons pas de moyens pour déterminer à qui appartient le sperme..."


Puis les jours suivants, ils se plaisaient à me tourner en bourrique.

- Patientez mademoiselle, patientez ! Vous n'imaginez pas le nombre de personnes assassinées, d'affaires non résolues… !

Voilà la réponse qu'ils me donnaient à chaque fois. Pourtant sur leurs lèvres, je lisais plutôt ceci :

- Mais qu'est-ce qu'elle croit celle-là ? Que nous n'avions rien d'autre à faire que de nous préoccuper d'une pute accro à l'héroïne, d'une catin occupée à prendre son pied quelques minutes  avant sa mort ! Nom d'un chien !


Oui, c'est une vulgaire prostituée. Et alors ? Nul ne mérite de finir ainsi !



 *********


Un mois plus tard

Je suis devenue une ombre. Je suis devenue une loque. Je ne sors plus de chez moi. Je n'ai plus envie de "travailler". Je ne me nourris plus assez. D'ailleurs, je ne ressens plus vraiment la faim. Malheureusement, "ne pas manger" me crée des brûlures d'estomac. Alors, je me gave de pansements gastriques. A l'excès.


Je n'ai plus envie de "travailler", mais je dois m'y remettre. J'ai beaucoup de charges (loyer, eau, électricité…) contre peu d'économies actuellement. Alors, malgré moi, je me lève. Je grignote rapidement 4 biscuits de 25 francs CFA chacun pour remplir un peu ma panse.



Ce soir, je reste à Abomey-Calavi. Dans un bar pas trop loin de chez moi. Je n'irai pas à Cotonou.

Ce soir, je ne serai pas la nouvelle Nadia, celle qui sélectionne ses clients avec minutie, qui laisse les hommes s'approcher, la courtiser en premier et qui se limite à un seul client.

Ce soir, je serai l'ancienne Nadia, celle qui aguiche ouvertement les clients, celle qui s'acoquine avec n'importe qui et qui prend jusqu'à cinq clients ou plus par nuit, celle qui s'habille ultra sexy ; et qui marchande son corps sans vergogne.

Pourquoi ? Parce que je ne suis qu'une pute après tout ! Parce que j'ai besoin d'argent !



Je viens de repérer un client au bar de l'hôtel. Je m'approche de lui et m'assois. Il me zyeute aussitôt et jette ses yeux dans mon décolleté bien plongeant. Nos yeux finissent par se croiser. Je lui souris coquinement, en léchant exprès mes lèvres.

- Bonsoir, mon chou ! Si t'es intéressé, on peut s'arranger toi et moi. Je ne suis pas trop chère.

- Oui, gonzesse ! réplique-t-il en se léchant aussi les babilles. Avec toi, je suis prêt à aller en enfer !


Je vide d'un trait mon verre de whisky puis suis l'homme dans l'une des chambres de l'hôtel. Sur la table posée contre l'un des murs de la pièce, je dépose mon sac à main.


Des manières, il n'en a pas. Comme tant de clients d'ailleurs. Il m'attire violemment contre lui et m'embrasse vulgairement. Je le laisse faire. Il se détache de moi et va s'asseoir sur le lit. Il commence à défaire sa ceinture, puis ouvre la braguette de son pantalon.

- Amène-toi, sale garce !

Ses mots méprisants, je les entends. Je m'efforce de ne pas y prêter d'attention.


Je fais à peine deux pas vers lui, quand soudain je suis prise d'un "haut-le-coeur". Je me précipite vers les toilettes et parviens à libérer mon estomac à temps, avant que toute la vomissure se répande sur le sol carrelé. Je dégueule tripes et boyaux.


Il ne sert à rien de feindre. Il ne sert à rien de m'efforcer. Il ne sert à rien de me mentir. Je ne peux pas. Je ne peux plus le faire. Je n'en sens même plus l'envie...


Je me rafraîchis le visage et reviens dans la chambre. L'homme est encore là.

- T'as chopé un bébé ou quoi ? me  lance-t-il grossièrement.


Je secoue fortement la tête.

- Alors, arrête ton cinéma et amène-toi ! C'est pour cela que je t'ai payée ! grogne-t-il.

- Je suis désolée, mais je ne peux plus le faire. Je ne me sens pas bien !

- Cesse tes âneries et viens ici ! Bon sang !

- Pourquoi c'est si difficile pour vous de me voir comme un être humain avant tout !

- Qu'est-ce qu'elle raconte-celle-là ? Tu te prends pour qui toi, salope ! Tu n'es rien du tout, je te le rappelle. Je me fiche de comment tu te sens, moi ! Je t'ai donné du fric. Tout ce que j'attends en retour, c'est que tu t'amènes ici, que tu me suces la bite et qu'après tu m'offres ton cul pour que je jouisse dedans ! T'as bien saisi ?


Ses mots me répugnent. Je suis en colère. Je commence par sentir une migraine, d'un côté de ma tête. Et mes brûlures d'estomac s'intensifient progressivement. Alors, je me tais. J'avale de la salive au maximum. Ça m'aide parfois. Dès que cet idiot sera parti, j'irai boire mon gel gastrique. Il doit probablement m'en rester un sachet dans mon sac à main.


- Je vous le repète, je ne me sens pas bien !

Je m'approche de la table et ouvre mon sac.

- Voici vos billets !

- Et le coût de la chambre ?

Je fouille mon sac à nouveau.

- Tenez !


Dans mon porte-monnaie, il ne me reste que 200 francs CFA, mais je m'en fous. Au moins, ça servira à payer un zemidjan pour rentrer chez moi. En sortant ce soir, je comptais gagner de l'argent. Alors je n'ai pas gardé grand sou sur moi. Quoi qu'il en soit, ce soir c'est ma fierté avant tout !


Il prend l'argent de mes mains et l'empoche, me lorgne, ouvre la porte puis s'immobilise là.

"Qu'est-ce qu'il attend encore celui-là ?" me demandé-je intérieurement.


Je le vois refermer la porte à double tour et insérer la clé dans sa poche. Là, je suis en danger. J'imagine déjà ce que ce pervers complote. Je m'accroche à la table. Il ne faut pas que je panique. Il faut que je garde l'esprit vif. Il faut que je garde mon calme pour réfléchir à comment m'en sortir.


- Qu'est-ce que tu veux encore ? dis-je en le fixant droit dans les yeux.

J'ai peur, mais je ne le laisse pas transparaître. Je ne veux pas donner ce plaisir à cet individu malintentionné.

- Au final, j'ai changé d'avis, ma belle. Je veux autant le beurre que l'argent du beurre !

Aux coins de ses lèvres, apparaît un sourire que je qualifierais de "perfide".

- Ne t'approche surtout pas de moi !

- Je suis le client et toi la pute. Alors, quoi que tu diras plus tard, ce ne sera jamais considéré comme un viol !


C'est bien ce que je pensais. Il compte abuser de moi. Quel vil personnage !

- Tu n'obtiendras rien de moi ! crié-je en sa direction.


Il éclate de rire.


- Je n'ai pas besoin de ta permission. C'est service libre ce soir. Tu peux toujours courir, ma jolie. Moi, je ne suis pas pressé !


Vers moi, il avance en souriant grandement. Je m'empare du vase de fleurs sur la table.


- Si tu fais un pas de plus vers moi, si tu oses me toucher, je te fracasse le crâne en mille morceaux, je te tue, tu entends sans y penser par deux fois. Je te le jure ! sale pervers !


Mes yeux sont rouges de colère. De toute cette colère que je garde en moi. Pas depuis quelques minutes mais depuis des années. Il sent que je ne mens pas, que je ne blague pas. Alors il se dégonfle. Je le vois reculer.


- Tu es folle !

- Non, ce n'est pas la folie. C'est l'instinct de survie !


Il sort la clé de sa poche et se dépêche de sortir. Je cours fermer la porte à clé.

J'ai toujours mal. Autant à l'estomac qu'à la tête. Je me dépêche de prendre mon sac et le fouille. J'ai du doliprane effervescent. Mais pas de gel gastrique. Zut, il n'en reste plus dans mon sac. Quelle idiote, je fais !

Je sais que le paracétamol, pris sans  pansement gastrique, risque de "gratter" davantage mon estomac, mais j'ai trop mal à la tête. Je grignote deux biscuits et sors de la chambre, en m'assurant que l'homme n'est plus là.


Je vais à la réception demander de l'eau et m'empresse de jeter le comprimé au fond du verre. Puis, je le vide d'un trait.

Autour de moi, je regarde. Aucune trace de l'homme. Tant mieux ! Il est sûrement parti. Des yeux d'hommes me scrutent. Je n'y fais pas attention. Ce soir, je n'ai qu'une envie. Rentrer chez moi et dormir.


Là, je commence à sentir la faim. Oui, j'ai "l'estomac dans les talons". Mais pas au point d'en crever. Oui, c'est certain, je ne mourrai pas ce soir. Encore moins demain. Je vivrai encore longtemps. C'est sûr. J'ai encore trop de comptes à régler avec "La vie" !



**********


Je monte les marches qui me mènent au premier étage de l'entreprise.


Voilà, après l'incident de la dernière fois, j'ai décidé de changer de métier. J'avais besoin de travailler pour régler mes impayés. Et là, je suis tombée sur une offre d'emploi de réceptionniste ici.

J'ai le CEP (Certificat d'Etudes Primaires). Je n'ai pas le BEPC (Brevet d'Etudes du Premier Cycle), mais je suis allée jusqu'en classe de 3e. Je m'exprime bien en français, je connais quelques bribes d'anglais et d'une deuxième langue vivante. Alors, j'ai tenté ma chance. Et contre toute attente, j'ai été sélectionnée.

Aujourd'hui, moi et 2 autres candidates avons un dernier entretien avec le Directeur Général de la structure. Je stresse un peu mais je reste très motivée. Et puis, je me suis bien préparée. Ça ira, j'en suis sûre. Je ne ferai pas piètre figure devant cet homme !


Près des autres candidates, je vais m'asseoir, attendant mon tour. Elles me reluquent discrètement. L'une d'elles porte une jupe que je trouve trop courte pour un entretien d'embauche. C'est vulgaire. Moi, je porte un tailleur qui descend jusqu'en bas de mes genoux. Ceci est un travail décent après tout !


- Mademoiselle Nadia AKLE, commence la secrétaire, vous pouvez y aller.


Je suis donc la première à passer. Je pousse la porte blindée et me retrouve dans une pièce très froide. Je ne supporte pas trop l'air climatisé mis à fond, mais je ne compte pas laisser cela me déstabiliser.

- Bonjour Monsieur le Directeur, adressé-je à l'homme ventru, solidement assis dans son fauteuil.


Derrière lui sur le mur, il y a une grosse croix. Sur son bureau, j'aperçois une Bible. "Un homme de foi, celui-là, je ne pouvais pas tomber sur meilleure personne !" me dis-je intérieurement.


- Bonjour mademoiselle, répond-t-il en me fixant de la tête aux pieds.

Prenez place.

Il m'indique le siège en face de lui. Je m'exécute.

- Mademoiselle Nadia AKLE, c'est bien ça ?

- Oui, monsieur !

- J'ai lu votre dossier ainsi que le compte-rendu de vos entretiens précédents. Vous n'êtes pas mal, même si vous n'avez pas d'expérience professionnelle.

- Oui, je …

Il m'interrompt.

- Je veux juste que vous répondiez à une question, une seule : Qu'est-ce que "je" gagne en vous embauchant ?

- Si je suis la personne retenue, je saurai mettre mon dynamisme, mon sens …

Il secoue fortement la tête et me sourit bizarrement. J'arrête de parler pour l'entendre dire :

- Mademoiselle Nadia. Vous êtes une femme, une très belle femme d'ailleurs. Est-ce que vous me suivez ?


Je hoche juste la tête et le fixe. Mes épaules viennent de s'affaisser, tellement ma désillusion est grande. Je suis déçue, totalement déçue.


- Alors, la balle est dans votre camp. Vous me laissez user de mon "droit de cuissage" une voire deux fois et le poste est tout à vous, ma jolie …


Comme quoi l'apparence est trompeuse ! Cet homme, qui passe pour un fervent, vient de me demander de coucher avec lui pour obtenir un emploi.

Il continue de parler, mais je ne l'écoute pas. Je mène mon combat intérieur, avec les trois instances présentes en moi : le ça, le moi et le surmoi.

Mon "Ça" me dit : "Nadia, accepte. Tu as vraiment besoin de ce boulot. Tu as plein de dettes qui t'attendent. Ouvrir les cuisses une ou deux fois encore, c'est pas grand chose ! Tu l'as déjà fait des centaines de fois, n'est-ce pas ? Oui. Alors, accepte ma jolie. Accepte, tu auras un boulot décent, plus tard une promotion. Dehors on ne te verra plus comme la prostituée, mais comme la femme qui réussit professionnellement. Et puis qui sait, si tu tapes vraiment dans l'oeil du directeur, peut-être que de "sans titre", tu passeras à "Madame"!


Mon "Surmoi" me dit : "Nadia, ne fais pas cela. Je t'en supplie. Ce n'est pas décent. C'est contraire à la loi. C'est contraire à la morale. C'est du chantage. Et le chantage t'entraîne dans un engrenage interminable. Tu devras coucher avec le DG pas une ou deux fois, mais à chaque fois qu'il en aura envie. Ta promotion ou ta pérennité dans l'entreprise ne dependra que de cela. Et quand il aura fini de t'utiliser, quand il t'aura usée, quand il trouvera une autre proie facile comme toi, il te licenciera, il te jettera comme un vieil habit en invoquant des motifs fallacieux. C'est ce genre de vie que tu veux, Nadia ? C'est pour servir "d'esclave sexuel" à ce gros tordu, ce malhonnête que tu as quitté la prostitution ? Sache que ça aussi, c'est de la prostitution déguisée ! Alors je t'en prie, ma chérie, ne fais pas ça. Non !"


Mon "Moi" est perdu. Mon "Moi" ne sait quoi faire : écouter mon "Ça" et succomber à la tentation ou écouter mon "Surmoi" et dire Non ?


- Alors, mademoiselle Nadia, quelle est votre décision ? me demande l'homme à nouveau.


Je lui souris grandement.

- Ça signifie oui, je suppose. Alors on se coince ce soir à 21 heures là.

Devant moi, il dépose le prospectus d'un hôtel.


Je prends le prospectus, me lève, le fixe droit dans les yeux et lui répond en continuant de sourire :

- Ma dignité n'est pas à vendre, monsieur. Bonne journée à vous ! achèvé-je en déposant le prospectus.


Sur ce, je lui tourne le dos et me dirige vers la porte.

- Tu n'es qu'une idiote ! Tu ne sais pas ce que tu rates. Tu n'as aucune expérience et tu veux un travail ! Et puis, tu crois que les compétences professionnelles seules suffisent ! Tu ..


Il continue de vociférer, mais je ne l'écoute plus. Je sors de son bureau. Les deux autres candidates ont leurs yeux posés sur moi. Je parie que l'une d'entre elles dira "Oui". Peut-être celle habillée indécemment.

De toutes façons, je ne leur en voudrai pas. C'est normal qu'on soit tentée d'accepter quand tu es la seule diplômée de ta famille et qu'elle te voit comme son seul espoir ; quand tu regardes tous les millions que tes parents ont investi pour tes études ; quand tu penses au chaud soleil que ta pauvre mère illettrée, vendeuse ambulante, a bravé durant des années pour que toi sa fille puisse être instruite ; quand …  (Soupir) tu es née dans une famille polygame avec un père irresponsable qui sait mettre grosse ses multiples épouses, mais pas s'occuper de ses nombreux rejetons, en particulier filles ; quand tu n'as pas de mec pour t'aider financièrement ; quand tu es mère célibataire sans personne pour t'aider …., tant et tant de "quand" qui te pèsent dessus.


Travailler, oui. Mais est-ce à ce prix ?


La prostituée, qui donne des leçons de morale ! Ça, c'est le monde à l'envers ! Ça, c'est "l'hôpital qui se moque de la Charité" ! Oui, et alors ?

Je l'admets, je ne suis pas blanche comme neige. J'ai fait beaucoup d'erreurs dans ma vie, je le reconnais. Cela n'empêche pas pour autant que j'instruise les autres en me basant sur ma propre expérience.

Je reconnais mes erreurs et je m'engage déjà à être une meilleure personne. N'est-ce pas suffisant pour qu'on me voie différemment ? Pas comme la prostituée d'avant mais comme une femme, une vraie comme toutes les autres !


J'inspire profondément et sors de l'immeuble. Mon moral est au niveau zéro. Mon ventre, au contraire, a une faim de niveau 10. Je repère une cafétéria pas loin de là.


- Bonjour, dis-je au gérant en m'asseyant sur l'un des tabourets hauts disposés à l'avant de son kiosque.

- Bonjour Tata, fait-il en me souriant grandement.

-  Je veux un plat de spaghetti rouge aux saucisses, accompagné de lait caillé.

- Ok, tata.


Près de nous, il y a un zemidjan qui parle de sa dure vie, de combien il est difficile pour lui de trouver un boulot malgré sa licence en sciences économiques. C'est pour cela d'ailleurs qu'il conduit un taxi-moto. Il finit en disant :


- Au moins, les femmes comme tata jolie-là n'ont pas de problèmes ! Il leur suffit d'un beau sourire ou d'une partie de jambes en l'air avec le DG pour que toutes les portes leur soient ouvertes. Ou bien tata ?


Je souris juste. C'est dommage, mais c'est la mentalité qu'ont le commun des mortels à propos des femmes. Et le drame, c'est qu'il a en partie raison...


Le zemidjan continue de parler, mais je ne l'écoute plus. Je reste encore marquée par mon échec de tout à l'heure. J'étais si heureuse quand l'entreprise m'avait sélectionnée. Plein d'autres jeunes chômeurs n'ont pas eu cette chance. Hélas, tout n'était que leurre ! C'était trop beau pour être vrai ! Ce n'est peut-être pas pareil dans toutes les entreprises. Mais pour l'heure, je reste déçue.

C'est dur à l'admettre mais Carine, paix à son âme, disait vrai. Le monde hors de la prostitution est tout autre !

Carine ! Elle me manque tellement. Chaque jour, un peu plus. Je ne me suis jamais autant sentie seule, sans elle à mes côtés. Dure vie que la mienne ! Dure vie de solitaire !


C'est à ce moment où tout semble sombre pour moi que j'entends, du kiosque d'un vendeur de CD, la chanson "La vie ici bas" de mon compatriote Wilf Enighma, un vibrant message d'espoir pour une jeunesse en mal de vivre.


"Quels que soient tes revers

Même si tout va de travers

Et si tout semble être à l’envers

Prends courage, persévère !

Quelles que soient tes ambitions,

ta foi et ta dévotion

Que tu n’obtiennes satisfaction

Donne-toi toujours à fond.


Car chaque chose est à sa vraie place

Dans le temps et dans l’espace

Quoi que la vie te réserve,

Bats-toi toujours, espère !

Et c’est comme ça, la vie ici-bas.


On n’est pas souvent où on veut être

Mais on est toujours là où on doit être

Sois heureux dans tes malheurs

Car ce n’est que ton bonheur.

Si chez le coiffeur chacun à son tour,

Sur cette terre chacun à son jour.

Alors, un jour sonnera ton heure

et là, cesseront tes pleurs.


Nul ne peut t’ôter le droit

D’obtenir ce qui est à toi.

Même quand le sort décide le contraire

Bats-toi toujours, espère ! (…)

Wilf Enighma, La vie ici-bas."






ÂMES SOLITAIRES