Chapitre XXI

Ecrit par Tiya_Mfoukama

Chapitre XXI


« —Ya D, t’as bu quoi et puis t’es off comme ça ? me demande Drew. 

—Rien. je soupire. Je suis un peu fatigué. Je vais aller m’asseoir deux minutes. On fait une pause.

—Oh mais ça c’est les phrases de ya Jesse ! Donc dès qu’on approche la trentaine on se ramollie ?
—Probablement. répond Jesse. Mais je peux t’assurer qu’on garde assez de force pour botter ton cul de petit frère impoli !
—Avec quoi pépé ? Ta canne ? il crie en se dirigeant vers la baie vitrée. Je vais récupérer mon téléphone. »

Jesse et moi échangeons un regard entendu avant d’éclater de rire face à l’attitude de Drew. Il est arrivé la veille pour ses grandes vacances et à tout de suite demandé à ce qu’on s’organise un après-midi entre frères, ce que ni Jesse et moi n’avons refusé. Nous avons toujours été proches tous les trois même si plusieurs années nous séparent, Jesse et moi, de Drew. C’était l’occasion de nous retrouver, de faire le point sur cette année qui vient de s’écouler et de voir l’évolution comparé à l’année dernière. Nous nous sommes mis d’accord la veille pour un match de foot chez Jesse qui se suivrait par un diner dans un coin de la ville, mais au vu du ton que prend l’après-midi, je crois qu’on restera ici pour discuter. Même si je ne pense pas qu’il y ait grand-chose à dire. Jesse s’est comme un peu plus renfermé depuis le diner d’anniversaire de Tiya et je doute qu’il ait envie de revenir sur ce qu’il s’est passé pour lui cette année. Et pour Drew, je pense que là aussi, il n’y a pas grand-chose à dire. Il n’a absolument rien changé hormis sa connerie qui n’a fait que tripler selon moi. Ses blagues sont devenues encore plus pourries que celles qu’il sortait jusqu’ici. Et j'en viens à me questionner sur le jour où il va enfin changer, je me demande si je serai là pour le voir. Rien n’est moi sûr. J’essaie quand même de relativiser en me disant, que son trop plein de conneries doit être dû au trop plein de cynisme qui règne dans nos vies à Jesse et à moi. D'une certaine façon, ça se compense...

« —Ce gosse est un cas désespéré. souffle Jesse en s’asseyant sur un transat.
—Ouais… Et on peut pas le changer. je rétorque une main sur le visage pour effacer la lassitude qui commence à prendre ses marques à travers de petites ridules avant de m’asseoir à ses côtés.
—T’as l’air fatigué. Je pensais que tu te reposais un peu plus ?
—En principe oui, mais hier, j’ai posé sur « Shine » V1, on a enfin trouvé le logo et on l’a peaufiné toute la soirée. Ça faisait un moment que je n’avais pas dormi sur le canapé qui trône dans mon bureau… Et toi ? Ça va mieux depuis jeudi soir ?
—Hum. J’ai passé la journée d’hier à envoyer des messages d’excuses à Tiya et Emeraude et j’ai pris la décision de respecter son choix. 
—…
—Elle sait mieux que quiconque de quoi elle a besoin et je ne veux pas qu’elle ait à simuler avec moi, si elle décidait de revenir. Notre rencontre a été fortuite et peut-être qu’elle était simplement faite pour durer le temps qu’elle a duré. On a passé de mon moment, mais ça ne sert à rien de forcer les choses. Ça finit toujours par tout gâcher… Si elle veut rester avec lui, qu’elle reste avec lui. Qu’elle soit heureuse, c’est tout ce que je désire. »

Elle sait mieux que quiconque de quoi elle a besoin, je me répète intérieurement. Sans le savoir, il est en train de me parler, de m’apporter des éléments de réponses à une situation que j’arrive pas à gérer, comme tout ces derniers temps. Ça m’irrite au plus haut point d’être constamment contre le mur. Je passe mon temps à m’investir dans tous les domaines de ma vie, aussi bien professionnel que personnel et je finis toujours par faire face à une situation que je n’ai pas voulu et je soupire de lassitude. Je me plains souvent de ne plus avoir autant de créativité ces derniers mois et je commence à croire que le destin s’est approprié la mienne pour redessiner chaque pan de ma vie, dans différents jeux ou je ne maitrise pas les règles. Et voilà comment je perds devant les jeux du destin.

« bizz, bizzz, bizzz »

Je feins de ne pas entendre les vibrations de mon téléphone, enfoui dans une des profondes poches de mon jogging, espérant qu’il s’arrête assez vite de vibrer, jusqu’à ce que Jesse me fasse remarquer que mon téléphone est probablement en train de vibrer. Je simule un air surpris, enfonce ma main dans mon téléphone en priant intérieurement pour que ce ne soit pas Tiya encore une fois. Elle a passé toute la soirée, la nuit et la matinée a tenté de me joindre malgré le message que je lui ai fait passer via Murielle. Je n’ai pas envie de la voir, encore moins de l’entendre. D’ailleurs, je l’ai déjà assez entendu la veille alors qu’elle discutait avec Emeraude. Je ne devrais pas lui en vouloir, parce qu’elle a toujours été clair et que rien de contraire à ce qu’elle a toujours clamer concernant ce que j’estimais être notre relation, n’a jamais été prononcé. Je ne devrais donc pas me laisser autant affecter. Et pourtant.

Je lâche un soupir bref en voyant le nom de Betty s’afficher, puis décroche d’une voix qui se veut souriante avant de perdre peu à peu le sourire en entendant la raison de son appel. 

« —Tu plaisantes ?
—j’aimerai bien mais malheureusement non. On est sur le pied de guerre, à quelques semaines du lancement de la production, on est mal. Ton père est dans un état pas possible et a réuni l’équipe de commerciaux qui a signé le contrat. 
—Mais j’étais présent dans les locaux toute la matinée !
—On a eu l’information par mail après ton départ. J’ai essayé de te joindre depuis mais, tu ne répondais pas.
—Okay, okay. je ….j’arrive. »

Et voilà, qu’est-ce que je disais ; je perds devant les jeux du destin, qui pour le coup, s’acharne sur moi.

« —Qu’est-ce qu’il se passe ? me questionne Jesse.
—Une merde encore une fois. je réponds en me levant. On a un souci avec un fournisseur, ce qui bloque le circuit d’approvisionnement. La production qui devait débuter dans quelques semaines n’est plus assuré. Je suis désolé, mais je dois vous laisser. On s’appelle. 
—Okay.»

Je le salue rapidement avant de rencontrer Drew dans la cuisine pour lui résumer la situation et lui faire part de mon départ.

« —Ya D, arrête ! Y’a personne pour te remplacer ?
—Non , mais t’en fais pas. Ce n’est que partie remise.
—C’est ce que tu m’as dit l’année dernière et je suis rentré sans que l’on ait eu le temps de réellement se voir. Mais bon, c’est le taf alors…vas-y. J’espère que ce n’est pas aussi grave que ça en a l’air. »

Je me lisse encore le front, impuissant face à lui. C’est vrai que je le néglige un peu trop souvent, et ces derniers mois, ça a été un peu plus que les fois précédentes. Sans plus rien ajouter, je rejoins ma voiture en me faisant la promesse de nous organiser un vrai plan, entre nous comme on le faisait avant, sans être tributaire d’un agenda chargé en rendez-vous et en merdes non programmés.

*
* *

J’ai l’impression d’avoir oublié quelque chose, mais je n’arrive pas à savoir quoi. C’est important, j’en suis certain, c’est important....

« —Putain, qu’est-ce que c’est ? »

Le dossier lui-même ! je me rappelle en tapant dans mes mains. 
Je transferts ledit dossier de mon attaché case à mon sac de voyage, puis poursuis le remplissage de mon sac. Quoique remplissage soit un bien grand mot. Après la réunion de crise que l'on a tenue, il a été décidé que je parte rencontrer le fournisseur pour renégocier un contrat. Étant donné qu'il est actuellement à Ottawa, je vais l'y rejoindre et tenter de retourner la situation. Je resterai cinq jours à Ottawa et ai donc pris cinq exemplaires du plus important selon moi ; mes chemises, mes costumes, et mes boxer. J’ai mis deux paires de chaussures, deux shorts et t-shirt, une serviette, ma brosse à dent, mon dentifrice, mon gel de douche, mon lait de corps et mon déo. En somme, le strict minimum pour tenir pendant cinq jours. A cette période de l’année, il ne fait pas froid, les températures avoisinent les 26 degrés donc je devrais me retrouver aisément.

« —Qu’est-ce que tu fais ? j’entends derrière moi.
—Je fais ma valise. je réponds sans me retourner. J’ai une urgence au boulot qui nécessite un déplacement. Je prends mon vol ce soir. Je reviens dans moins d’une semaine.
—…..C’est une blague ? »

Je l’entends s’approcher lentement de moi, avant de la voir se placer en face de moi, l’air furax.

« —Je suis tout ce qu’il y a de plus sérieux.
—Okay….. Donc tu passes toute la nuit dehors sans me prévenir et…
—J’ai laissé le message à Murielle.
—MAIS JE M’EN FOUS DYLAN QUE T’AIS LAISSE LE MESSAGE A LA MENAGERE ! elle hurle telle une hystérique. C’est pas à elle de me prévenir mais à toi ! Je t’ai appelé plusieurs fois …
—J’étais en réunion. je la coupe calment.
—Tu….. »

Les yeux ronds, elle se met à rire, pendant quelques secondes avant de lever les bras, en signe de capitulation tout en scandant « qu’elle ne rentrait pas dans ça. ». Je ne fais pas attention à ce qu’elle dit. J’ai l’impression d’avoir un voile autour de moi, qui m’empêche de l’entendre et de la voir. Ses phrases ne sont plus que des murmures lointains que je ne m’efforce même pas de vouloir comprendre. 

« —Je viens de te poser une question Dylan. elle lance sur un ton faussement serein.
—Il faut que j’y aille. Je dois retourner au bureau, je dois bosser mon dossier. Tu pourras me joindre sur whatsapp, ou Viber, mais si c’est urgent, tu devrais appeler Jesse. »

Je balance mon sac de voyage sur mon épaule, puis de ma main restante, je prends mon petit sac à dos. Tout en descendant les marches des escaliers, je lui recommande de faire attention avant de balancer mes affaires sur la banquette arrière de ma voiture et monter côté conducteur. 

*
* *

« —Je peux rester tu sais ? me dit Phil.
—Mais non, c’est rien. je signe demain matin et le soir, je suis dans l’avion, on se retrouve le surlendemain.
—Humm. Okay. »

Après l’avoir saluer, je regarde Phil rejoindre la zone d’embarquement à laquelle je n’ai pas accès. 
J’avise l’heure sur ma montre, et me demande bien comment je vais pouvoir passer la soirée.
Ce n’était pas prévu que je reste une journée de plus, mais je n’avais pas le choix. Le fournisseur que je suis venu rencontrer a accepté de renouveler notre contrat mais pour une durée de dix ans au lieu des cinq pratiquées jusqu’à présent, avec en prime un prix fixe, qui n’est pas sujet à la clause d’indexation qu’il avait réussi à instaurer et qui lui permettait de se faire un petit pactole sur notre dos. Il avait inséré une clause d’indexation sur le prix de sa matière première, lui permettant d’augmenter son prix lorsque le cours du franc cfa lui était défavorable. Ce qui arrivait bien trop souvent. 
Toutes ses modifications nécessitent la réédition d’un nouveau contrat que je signerai demain, si mon équipe de juristes le valide.
Je pense que je vais aller m’écrouler sur mon lit pour me réveiller que demain matin, je me dis en prenant la direction de la sortie, mon téléphone en main pour appeler Jesse.

« BOUM »

« — Oh ! Désolée ! je suis maladroite ! s’excuse la jeune femme qui vient de me rentrer dedans. »

Je m’accroupie pour ramasser mon téléphone qui s’est disloqué.

« —Y’a pas de mal. Ça arrive à tout le monde. je dis en attrapant la coque et l’écran de mon téléphone.
—Tenez, la batterie.
—Merci. »

Je reforme mon téléphone en deux temps trois mouvements, avant de lever les yeux vers mon interlocutrice et manque un battement de cœur en voyant de qui il s’agit.

« —Oh mon Dieu ! Dylan !
—OHHHH !
—Ahhhh ! »

Elle saute dans mes bras, et je mets bien plusieurs secondes avant de réagir, bien trop étonné de la rencontrer ici. 

« —Je suis tellement heureuse de te voir ! C’est fou ! elle lance en se dégageant de mon étreinte. Ça fait combien de temps que l’on ne s’est pas vu !
—….
—Quoi tu as perdu ta langue ? Mais dis quelque chose ! »

J’aimerai bien, mais là.
C’est une rencontre que je ne m’attendais pas à faire. Jamais j’aurai pensé que ce serait dans ce pays, de cette façon que je la reverrai. Irène Talansi, l’amour de ma vie comme je le criais sur tous les toits il y a un peu plus de dix ans. 

« —Mais Dylan ! Parle non ! 
—…Et ben. J’arrive à articuler.
—C’est tout ce que tu as trouvé à dire. elle dit avant d’éclater de rire.
—C’est l’effet de surprise. Franchement, je ne m’attendais pas à te trouver ici. Qu’est-ce que tu fais ici même ? Je veux dire, au Canada, je croyais que tu résidais en France !
—Ça fait un petit moment que j’ai quitté la France. Actuellement, je bosse pour une boite de com’ basée à Ottawa, avec une filiale à Brazza. Je fais donc la navette. Et toi ?
—Je suis venu pour un contrat mais on va pas discuter comme ça en pleine route. T’as un programme pour ce soir ? 
—Euh…non.
—Okay, allons manger un bout, on pourra mieux discuter. 
—Je te suis ! »

Et c’est de cette façon qu’on s’est retrouvé attablés dans un restaurant assez sympa, autour d’un repas copieux et d’anecdotes de lycée en tout genre. Irène et moi étions les meilleurs amis du monde, du cour élémentaire au collège, avant d’être ensemble jusqu’au début de nos années d’études universitaire. C’était pour nous une certitude que nous finirions mariés avec plusieurs enfants, mais les études et la distance ont eu raison de nous. Malgré la tristesse que nous ressentions, nous avons su garder des relations amicales après notre rupture, puis le temps s’est chargé de nous éloigner pour de bon. Je n’imaginais pas que l’on se retrouverait l’un en face de l’autre un peu plus de dix ans plus tard, à rire de nos promesses non tenus. 
C’est étrange comme j’ai l’impression qu’elle a changé sans avoir changé. Son sourire est toujours le même, éclatant, plein de lumière et communicatif. Son visage dénué de tout maquillage est toujours aussi agréable à regarder, et l’empathie dont elle a toujours fait preuve semble toujours être présent. Pourtant c’est bien une femme différente de celle que j’ai connue qui se trouve en face de moi.

« —Mais si on regarde de plus prêt, c’est toi le menteur puisque c’était à toi de me doter et m’épouser. Et je vois qu’une femme porte ma bague. elle ajoute sur un ton taquin, en regardant mon annulaire. »

Ah oui, c’est vrai. J’avais oublié cette bague. Je la porte au pays pour donner le change, vu mon statut d’homme marié, mais j’ai oublié de la retirer durant se voyage. J’aurais du puisqu’ici je n’ai pas besoin de faire semblant….

« —Euh ouais… 
—Mes félicitations, ça fait combien de temps ? 
—….un an. je réponds après avoir regardé la date sur mon téléphone. Demain ça fera un an jour pour jour que nous nous sommes mariés. 
—Oh ! C’est tout récent ! Elle est venue avec toi ? Qu’est-ce que tu comptes lui offrir pour vos noces de coton ? »

Rien.
J’avais oublié que la date de notre anniversaire de mariage était cette semaine. J’ai été pris par la signature du contrat et j’ai oblitéré toute ce qui se trouvait autour de moi. Ce n’est pas plus mal finalement…
Je lui balance un mensonge inventé de toute pièce, avant de l’orienter vers un autre sujet. 
Ça faisait longtemps que je n’avais pas autant ri et ne m’étais pas senti aussi libre que je le suis actuellement. En même temps c’est l’effet qu’à toujours eu Irène sur moi. Elle a l’effet d’un catalyseur qui du seul fait de sa présence disperse la brume dans laquelle je suis depuis une moment. 

« —On devrait y aller, il se fait tard. elle murmure la tête légèrement penchée sur le côté. »

J’acquiesce malgré moi, puis me bats avec elle pendant une demi-heure pour savoir qui va régler l’addition, avant de remporter la batailler et l’accompagner prendre un taxi. Il ne faut pas beaucoup de temps avant que l’on arrive à lui en trouver un, et je la laisse en lui faisant promettre de déjeuner avec moi le lendemain. 
Une fois le taxi hors de ma vue, j’expire lentement la bouffée d’air que je retenais jusqu’à présent, et retrouve le chemin de l’hôtel en marchant. L’esprit totalement déconnecté.
Il est une heure et demi quand j’arrive à l’hôtel et m’écroule sur mon lit comme le prévoyait mon plan initial. Je prends mon téléphone dans le but d’envoyer quelques messages, mais fais une fausse manipulation qui m’oriente vers la galerie photo. Je les fais défiler une à une en essayant de me souvenir des journées où elles ont été prises, avant de passer à la suivante. Je tombe sur une série de photo de Tiya s’amusant à prendre différentes poses sur les photos. De la moue, à la bouche de canard, en passant par les masques de théâtre et au baiser soufflé. Je m’arrête sur celle là un peu plus longtemps que les autres. Et je me fais la réflexion que tout aurait pu être différent, avant que mon téléphone faible en batterie ne s’éteigne.

Les jeux du destin