Confrontation & Marché

Ecrit par anomandaris

L'engourdissement cessa net. Elle sentit la terre durcir doucement, lui donnant tout le temps de s'extirper de sa prison par la force de ses doigts, toussant et expirant de l'argile par la bouche et le nez, les vêtements humides. Elle était déjà à près d'un mètre de profondeur, et quand elle sortit du trou elle vit Addo, tourné vers la forêt, envoyant des vagues de son pouvoir sombre aux pieds des arbres, puis autour de lui, affolé. C'est quand Viviane regarda la surface du sol autour d'elle miroiter, alors qu'un murmure entêtant en émanait, qu'elle comprit qu'il ne s'attaquait pas au vide, mais plutôt à des caméléons. Des millions de caméléons, voire plus.


Petits, grands, avec ou sans corne, leur deux points communs étaient qu'ils convergeaient tous vers la clairière et qu'ils réussissaient, par leur chatoiement, à se soustraire à la vue de quiconque les regardait de face. Viviane voyait des formes multicolores se déplacer dans son champ visuel périphérique, mais dès qu'elle tournait la tête, son nouveau centre d'attention s'évanouissait à sa vue, si ce n'est un miroitement persistant. Viviane remarqua au bout d'un moment que les reptiles, à différents endroits de la clairière, réapparaissaient un bref instant avant de s'enfoncer dans le sol ou les arbres morts avec un léger bruit de succion. Aucun n'avait encore atteint Abeba, mais ce n'était qu'une question de temps. C'est alors que Viviane remarqua que le vent nauséabond s'était calmé depuis sa libération, et qu'un son aigu s'échappait du sol en continu, de plus en plus fort, pendant que la marche des caméléons s'accélérait.


Addo, après ses vaines tentatives d'exterminer les caméléons, se tourna vers Viviane, le visage ravagé.


"Les arbres, dit-il. Ils étaient dans les arbres. Il est là.


— Je t'avais pourtant prévenu, Addo."


Viviane se retourna pour voir qui venait de parler. Un homme qu'elle n'avait pas remarqué avant se tenait près d'Abeba, le visage tourné vers le sommet du totem végétal, les bras croisés. Torse, crâne, visage et pieds nus, la peau noire de l'étranger était tachetée de blanc comme si on lui avait peint des cauris sur la peau. Un pagne au dessin compliqué couvrait le bas de son corps sec et musclé, des étoiles ponctuant des motifs ondoyants, bleus et verts. Il poursuivit sans même daigner regarder Addo :

"La dernière fois qu'on s'est vus, j'ai scellé ton œil de rêve. Tu as promis qu'on ne se reverrait plus avant longtemps. Le temps n'a pas été si long, Addo."


Viviane entendit Addo grogner dans son dos, et avant qu'elle se tourne, il prononça d'une voix forte une formule magique brève, aux syllabes brutales. Ses bras tendus dans la direction de l'étranger projetèrent une immense lame de fond noire et liquide qui balaya le sol sec, emportant Viviane dans la direction d'Abeba. Viviane avala une gorgée de ce liquide, et le goût de cendres chaudes tapissa sa gorge, la brûlant de l'intérieur. Un fracas déchira l'air, oblitérant tous ses sens juste avant qu'elle heurte le sol sur les fesses, les dernières gouttes de la vague magique tarissant sous elle. C'est alors qu'elle vit qu'une immense crevasse en V venait de se créer à quelques pas d'elle. La crevasse s'élargissait à mesure qu'elle approchait d'Addo, et Viviane put voir qu'elle ne pouvait voir jusqu'où la terre s'était ouverte, divisant le pan de la forêt par lequel Viviane était venue en deux, jusqu'à diviser le fleuve lointain en deux chutes d'eaux qui tombaient dans des abîmes sans fond. Addo avait disparu, volatilisé ou oblitéré.


Viviane se releva, chancelante, et se tourna vers la source de la crevasse. L'étranger la regardait, le poing encore enfoncé dans le sol. Il se redressa et remua son poing, d'où tombèrent quelques miettes de poussière. Derrière lui, Abeba avait de faibles spasmes tandis que les reptiles avaient pu atteindre ses racines.


"Il aura fallu qu'il commette une erreur, dans son empressement à venir une fois de plus nourrir son totem, dit l'étranger pour lui-même.


— Qui êtes-vous ?"


L'étranger la considéra à nouveau. Sans répondre il s'avança vers elle d'un pas félin. À mesure qu'il s'approchait, Viviane se rendit compte que ce qu'elle avait pris pour des cauris peints étaient en fait les cornées de dizaines d'yeux aux iris plus noirs que sa peau. Tétanisée, Viviane dit : "Mpondengan.


— C'est l'un de mes noms. J'en ai d'autres, certains mérités, d'autres non.


— Vous êtes venu chercher mon mari.


— C'est déjà fait. Et rien ne t'assure que je ne sois pas aussi là pour toi, Viviane."


Il venait de s'arrêter face à elle, un sourire sur ses grandes lèvres.

"Je suis venue passer un marché avec toi, Mpondengan.


— Tu n'es pas très douée pour passer des marchés. Sinon je ne serais pas là. Et puis, qu'aurais-tu à m'offrir, femme ?


— Un temple." Mpondengan haussa un sourcil. "Addo a raison, tu sais ? Nous ne savons rien de vous, les esprits. Avant cette journée, je priais le Créateur, mais je ne savais pas que vous existiez aussi, ni que vous aviez de si grands pouvoirs. On vous a tous oubliés pour la plupart, et je ne sais même pas si un jour tu as jamais eu un culte dans le monde des vivants. Si ce que m'a raconté Addo à ton propos est vrai, ta punition est bien terrible. Rends-moi Gustave, et je ferai en sorte que ma famille te vénère pour le reste des générations qui me survivra.


— Je n'ai que faire de votre vénération, Viviane." Elle se raidit à ses mots. "J'ai vu naître un nombre épuisant de cultes, j'ai vu des dieux grandir, devenir insolents, rassembler des millions de fidèles en ces terres, allant jusqu'à influer le cours de la Terre-passage, d'où tu viens, et que j'ai quitté depuis un temps tout aussi épuisant. J'ai affronté certains d'entre eux et détruit des rêves aussi immenses que dix continents. J'ai sauvé tant de vies qu'aucun prophète, aucun barde ne saurait conter l'exploit qu'est mon existence, même si on lui donnait mille vies. Je n'ai que faire de votre vénération parce que le péché que j'ai commis est si grand, ma tâche si insignifiante, si importante qu'aucune prière ne saurait me rendre justice. Je suis l'aigle qui vous rattrape juste avant votre chute mortelle du haut de la montagne, le guerrier qui pare le coup qui devait vous décapiter. Je détruis vos cauchemars, et je suis aussi le dernier rêve que font d'autres. Gustave fait partie de ceux-là.


— Tu es le responsable des personnes qui meurent dans leur sommeil", dit Viviane, ayant deviné. Mpondengan hocha la tête. "Addo n'a pas menti sur tout.


— Addo est un voyant plus égoïste qu'altruiste, répondit Mpondengan. Il voulait t'emmener à accepter ses conditions, et vous considère tous comme des pions qu'il peut utiliser à sa convenance. Sa seule erreur, cette fois, a été de choisir une mauvaise commerçante."

Viviane sourit, Mpondengan l'imita.


"Tu l'as tué ?


— Je ne peux pas tuer une âme vivante, cela m'est interdit. Je lui ai juste infligé une défaite qu'il n'oubliera pas de sitôt. Il ne rêve déjà plus depuis un certain temps. Après cette rencontre, son travail de marabout est sans doute terminé pour cette vie. Et ton temps ici touche aussi à sa fin.


— Tu vas donc me tuer, après m'avoir déjà pris mon Gustave ? Quel aura été mon tort ?"


Mpondengan rit, les mains sur les hanches, ses yeux ventraux rivés sur Viviane. "Tu ne comprendrais pas mon rôle exact, pas si vite, et pas maintenant. Tu ne vas pas mourir. Pas aujourd'hui, ni de ma main. Voilà le cadeau que je t'offre, Viviane Etoka : tu sais que je ne te prendrai pas avec moi dans ton dernier rêve.


— Et Gustave ? Est-ce que je peux le voir une dernière fois, au moins pour lui dire au revoir ?"


Mpondengan se rapprocha et leva une paume près de sa main, en une invitation. "Dans ce cas, tu ferais mieux de retourner chez les vivants, femme. Addo est encore en train de chuter, piégé entre ici et vos corps, et Gustave s'est réveillé depuis déjà un certain temps."


Viviane ouvrit la bouche pour le remercier, mais Mpondengan lui saisit une main. À son toucher, elle se sentit de plus en plus légère, alors qu'elle se sentait tomber vers le haut avec lui, sans qu'ils n'aient pourtant quitté le sol. Aux confins de sa conscience, elle entendit ses derniers mots :

"J'ai dit que je venais pour lui, mais je n'ai pas dit que je venais le chercher aujourd'hui. Sur les milliers de fois que tu m'as jamais vu, Viviane, cette fois-ci sera la seule que tu te souviendras jamais. Et la seule fois que Gustave se souviendra de moi, ce sera quand je le ramènerai vers sa prochaine destination. Et, ma foi, ce n'est pas une si mauvaise fin que ça."


Fin


Fait à Yaounde, le 12 mars 2021

Mpondengan