Trahison

Ecrit par anomandaris


Viviane remarqua le baobab dès qu'ils arrivèrent à l'orée du bois, trônant à plus de deux cent mètres de haut quelque part en son centre. Deux cent mètres derrière eux, un vaste fleuve aux eaux noires. On ne voyait pas l'autre rive jusqu'à l'horizon, et pourtant le fleuve coulait avec une force capable d'emporter un poids lourd, vers un ouest où on ne voyait nul soleil, alors que le ciel avait pris dans cette contrée-ci un pourpre crépusculaire. Le vent charriait une légère odeur de décomposition sans que Viviane sache si ça provenait de la forêt ou de la rivière. Si Addo ne l'avait pas appris comment changer de vêtements par la pensée, elle serait déjà égratignée de partout. Addo l'avait prévenue que les contrées du monde des rêves se montraient pleines de surprise, mais les dix premières minutes de son voyage vers l'esprit de Gustave s'étaient avérées parmi les plus effrayantes de son existence.


Ils avaient atterri dans cette contrée en sautant du haut d'un précipice, poursuivis puis acculés par une tribu d'Amazones qui en voulaient à la semence d'Addo, en enrôlant Viviane dans leurs rangs si possible. Alors qu'un sol rocailleux se rapprochait d'eux, Addo, qui tenait de la main gauche la main de Viviane, exécuta une série d'arabesques de sa main libre tout en prononçant un sort dans une langue inconnue. Une lance ténébreuse fusa de son corps pour s'écraser sur leur point de chute commun, qui se changea en un magma noir et gluant qui les absorba sans leur faire le moindre mal. Ils tombèrent au-dessus de la berge du fleuve où Viviane s'écroula sans grâce, surprise par la soudaineté du changement de décor, le corps encore tremblant de ses derniers cent mètres dans les airs, mais ses nouveaux vêtement astraux ‒ une chemise épaisse de montagnard et un pantalon jean assorti ‒ indemnes. Elle était passée de son Kabba originel à cette combinaison sur le conseil d'Addo, qui conserva pourtant son boubou aux motifs bariolés, sans que celui-ci le gêne beaucoup dans ses mouvements. Les quelques vents cinglants qu'ils avaient affrontés jusque-là ne s'étaient pas engouffrés dans ses manches, et à peine Viviane remarquait une déchirure ou une tâche sur le boubou que l'instant d'après, l'imperfection avait disparu. Avant d'arriver près du fleuve, Addo n'arrêtait pas aussi d'agiter les doigts d'au moins une de ses mains, à moins qu'un danger ou un obstacle se dresse devant eux. Viviane supposa qu'il dressait un champ de force constant sur eux, puisqu'elle ne comprenait rien au fonctionnement de ce monde.


"Il est en haut du baobab", dit Addo. Un sentier serpentait entre les arbres trapus, et ils se rapprochaient à grands pas vers le centre de la forêt silencieuse. Pas même le cri d'un insecte ou un bruissement de végétation, ici. Après les contrées bruyantes et vivantes qu'ils venaient de traverser, Viviane s'en trouva plus inquiétée qu'apaisée. Seule flottait dans l'air cette odeur de pourriture, que Viviane imaginait cette forêt morte d'une façon ou d'une autre, l'odeur étant la manifestation de cette absence de vie, si ce terme avait une signification ici.


"Où sommes-nous ? Murmura-t-elle en fixant le dos d'Addo, qui ouvrait la marche en écartant les quelques branches basses qui obstruaient le chemin.


— On est arrivés dans le rêve de Gustave. Son corps, son esprit sont mélangés ici. Tu sens l'odeur ? Il pourrit déjà.


— Donc il est vraiment en train de…


— On va le sauver, ne t'inquiète pas. Si tu fais le bon choix. Tu n'as pas oublié, non ?


— Non", dit-elle, mais la voix moins assurée. Maintenant qu'elle se rapprochait de ce moment du choix, elle sentait sa résolution d'échanger sa belle-fille contre son mari s'étioler. De tous ses enfants, Kat avait été celle qui lui avait posé le plus de soucis d'éducation. Gustave la chouchoutait trop, et ils se trouvaient dans la situation actuelle en partie parce que Kat n'avait jamais voulu être une fille ordonnée. Déborah était un modèle de réussite scolaire, Richard faisait tout pour être l'héritier parfait de l'héritage familial, mais Kat n'avait jamais été la grande sœur exemplaire que Viviane prenait soin depuis vingt-cinq ans, quand elle se sépara d'Hervé pour se mettre avec Gustave. La mère biologique de Kat l'abandonna quelques mois après sa naissance à Gustave pour s'en aller aux Etats-Unis, et Kat rampait déjà quand Viviane commença à changer ses couches. Peu après, Gustave décrocha son premier contrat télé, qui lui permit de réaliser son rêve de carrière. Viviane se chargea de réinvestir l'argent de ce premier gros contrat ‒ et des suivants ‒ dans des business qu'elle jugeait rentables, grâce à ses études en économie. Cinq ans après leur combinaison et leur mariage discret, ils quittèrent enfin la location. Deborah naquit quelques mois plus tard, et à la fête de leurs noces de bois, Kat apprenait à une Déborah encore rampante les rudiments d'une danse du ventre qui faillirent étouffer de rire les invités qui assistèrent à la réunion secrète des sœurs dans un coin de la cour. Kat était la seule du trio à rajouter une tablette de chocolats dans son cadeau de Saint-Valentin et de la fête des mères, depuis le primaire. Si turbulente, si pleine de vie, si spontanée. Comme son père, pensait souvent Viviane en souriant.


Ils parvinrent à une clairière circulaire de la taille d'un terrain de foot, au sol rouge argileux planté d'arbres desséchés ou tombés. Le baobab trônait au milieu, ses premières branches près de sa cime lointaine. Le tronc bosselé de l'arbre avait un ton de rouge en moins que le sol. À sa vue, Viviane ne put réprimer la pensée horrible que l'arbre s'était gorgé d'un sang émanant du sol. Ses séjours d'enfance au village lui avaient transmis cette sainte peur des baobabs, considérés comme magiques. L'aspect de celui-ci renforçait cette superstition.

Assis à une branche de la cime, une silhouette, point blanc dans la voûte onirique où s'allumaient quelques étoiles.


"Tu es sûr que c'est lui ?


— Oui. Il fuyait Mpondengan, il est arrivé ici et l'arbre a poussé comme ça", et Addo claqua les doigts pour illustrer ses propos. "Ça l'a porté jusqu'en haut là. Ça  séché tous les autres arbres. L'arbre va bientôt commencer à s'agiter pour le faire tomber, comme Mpondengan arrive. Il ne veut pas mourir. Il faut le sauver avant que ça commence. Il faut donner sa fille. Kat.


— Tu es sûr qu'on ne peut pas attendre que Mpondengan vienne pour que je négocie moi-même avec lui ?"


Addo ricana, la toisant. "Qui, Toi ? Tu es qui ? Pardon, ne me fais plus rire. Non. Tu dois donner sa fille. C'est oui ou c'est non ?"


Viviane se passa les mains sur le visage, tirant en des mouvements nerveux ses traits dans tous les sens.


"Comment je vais expliquer à Gustave la mort de ma petite Kat quand il va revenir ?


— Ce n'est pas ta Kat. C'est sa Kat. Dis seulement oui.


— C'est aussi ma Kat. Je suis sa mère", répondit Viviane. Elle venait de se rendre compte de la dureté d'Addo, son insensibilité face au dilemme auquel elle était confrontée. Il y avait de l'avidité dans sa demande, loin de l'altruisme que Viviane s'imaginait jusque-là qu'il avait pour l'aider à sauver Gustave. "Je ne pourrai pas expliquer à Gustave la mort de Kat quand il va revenir. Je ne peux pas le mentir pour le reste de nos jours, alors que c'est le mensonge qui nous a emmenés là.


— Je savais que tu étais une peureuse. Regarde-moi ça."

Addo la toisait, l'air dur. Il agita les doigts et les tendit vers le baobab. Deux traits noirs s'échappèrent de ses mains et entrèrent dans les grandes racines de l'arbre avec un grondement bas. Les bosses se mirent à remuer, puis des mains de diverses tailles se mirent à serpenter sous l'écorce, l'étirant sans s'en échapper. Un vent sec souffla sur Viviane et l'odeur de pourri s'accentua encore, lui donnant de violentes nausées sans qu'elle puisse vomir quoique ce soit, même quand elle se courba pour le faire. Elle vit alors que même le sol juste sous ses pieds s'était mis à bouger, et des mains de terre l'agrippèrent par les chevilles pour la faire basculer, avant qu'elle puisse s'éloigner. Elle cria et quand son dos heurta l'armée de mains, elle ne put plus se relever. Elle tordit le cou juste assez pour voir Gustave se débattre lui aussi avec les mains qui avaient poussées sur son perchoir.


"Dis oui, dit Addo à sa gauche. Appelle sa… "Il sourit et se corrigea. "Ta fille. Dès qu'elle vient, je te libère, toi et ton mari. Vous êtes déjà vieux. Abeba ne sera pas content.


— Abeba ?"


Addo pointa de son doigt noir le baobab. "Abeba. Mon totem. Tu veux sauver ton mari, Abeba peut sauver. Je lui donne ta fille, et il donne la force à ton mari. Ton mari se réveille, et on te libère. Sois sage.


— Donc c'est comme ça que tu as sauvé tous tes autres patients, Addo ?"


Il ne lui répondit pas, eut juste un sourire froid tandis qu'il agita encore ses doigts en marmonnant une autre formule. Viviane sentit le sol sous elle devenir boueux, et alors qu'elle crut qu'il voulait la noyer, la boue sécha en un instant tandis que le bloc qui l'emprisonnait s'élevait de terre à la verticale, sous les incantations d'Addo et le gémissement du vent par-dessus le bruissement du sable qui s'effondrait du bloc.


"Je peux te transformer en esclave, maintenant. Kat va trouver deux cadavres en rentrant du restaurant, et vous deux vous allez partir travailler pour moi à Kwacha-Kwacha.


— Mais pourquoi tu fais ça ? Qu'est-ce qu'on t'a fait ?


— Vous appelez les marabouts comme si on était vos esclaves, comme si on devait vous servir. Vous avez oublié les dieux, vous vivez avec la télé, la radio, les téléphones, et vous ne respectez plus les esprits. C'est seulement quand il y a danger que vous vous rappelez de nous. On doit venir tout vous donner, comme si vous étiez des pharaons. Alors que vous n'êtes même pas des Hommes. Tu as le choix. Donne-moi Kat et je vous laisse. Sinon…"


Viviane se mit à sangloter devant sa stupidité, sa colère aveugle. Kat était sa fille, même si elle ne l'avait pas mise au monde. Quel genre de mère songerait à sacrifier sa fille pour la punir de ne pas suivre la voie qu'elle avait choisie ? L'accident n'était pas de la faute de Kathryn, mais la sienne. Si elle avait fait la paix avec Gustave, elle ne serait jamais sortie chercher seule son sac, et ensemble, les choses se seraient sans doute passées autrement. La lucidité lui venait trop tard. Du moins pour elle, car elle savait quoi faire, maintenant.


"Tu vas mourir mal, Addo, dit Viviane, la voix rauque. Je sais que tu crois en Dieu, ou en plusieurs petits et grand dieux. Et je suis sûre qu'au moins l'un d'eux est en train de voir ce que tu fais. Et tu vas payer un jour pour tout ça.


— Donc c'est Kwacha-Kwacha pour vous."


Il agita les doigts, une main tendue vers Viviane, l'autre vers Abeba, et Viviane ne put voir comment se débrouillait Gustave là-haut avant que le bloc de terre ne retombe pour devenir de la boue noire et collante, l'engloutissant sans doute pour la recracher dans ce fameux Kwacha-Kwacha. Avec un nom pareil, je doute fort que ce soit un camp de vacances du monde des rêves, songea-t-elle, l'esprit engourdi et les narines bouchées, sachant maintenant que c'était le sous-sol qui dégageait cette odeur de mort. Elle crut entendre Gustave crier comme s'il tombait, mais elle devait l'avoir imaginé, puisqu'il était trop loin d'elle, encore plus maintenant qu'elle partait…


Fin de la partie 2


Serait-ce la fin de l'histoire ? Viviane s'en ira-t-elle à Kwacha-Kwacha avec son époux ? Et qui pourra les sauver face au pouvoir du puissant marabout ? Les dieux existent-ils vraiment ? Nous le saurons dans l


Mpondengan