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Ecrit par Les petits papiers de M

Romain

Prendre un associé ou évoluer seul ?

Cette question a été un grand dilemme pour moi pendant de longs mois. Il y a maintenant cinq ans que je suis rentré au pays. J’avais la tête pleine de rêves. Je me voyais déjà super boss d’une grande entreprise de conception et design en architecture. Mais la réalité m’a vite rattrapé. A commencer par l’épineuse question du financement de mes projets.

-         Mon bon petit, ne te fatigue même pas à aller voir son excellence Alban

-         Ariel, tu es trop pessimiste. Le vieux a peut-être changé

-         Stéphane, pourquoi tu aimes même rêver comme ça ? c’est aujourd’hui que tu connais ton père ?

-         S’il vous plaît ! on n’est pas là pour se disputer mais pour parler de mon projet. Vous pensez qu’il peut me prêter l’argent ou pas ?

-         Tu veux une réponse honnête ?

-         Bien sûr !

-         Non ! ont répondu mes frères en chœur avant d’éclater de rire

-         Vous n’êtes pas drôles

-         Nous sommes réalistes Ro

-         Pourquoi te prêterait-il de l’argent ? en plus ton projet coûte une sacrée somme

-         Je suis un jeune compétent et plein d’avenir. Mon projet est solide et génèrera très vite des revenus. Et pour finir je suis son fils.

-         Ton dernier argument est le plus mauvais. Tu es son fils. Mais tu es aussi une tête brûlée qui n’a aucune économie. Financièrement tu es insolvable, tu n’as aucune garantie et également aucune expérience professionnelle

-         Et pour finir tu enfreins une règle sacro-sainte chez ton père. On ne mélange pas la famille et les affaires. Raison pour laquelle il vivra longtemps selon lui

-         Je ne lui demande pas d’investir dans mon affaire. Seulement de me prêter de l’argent que je lui rembourserai avec des intérêts s’il veut

-         C’est pareil. Pourquoi ne pas aller vers une banque si tu veux vraiment un prêt ?

-         Pfff… vous ne comprenez rien

-         Si tu le dis

Malgré leur avis j’avais quand même été voir mon père. Et j’avais pris un râteau monumental. J’espérais qu’il fasse une exception pour moi. Parce que j’étais le petit dernier et qu’il avait plus d’argent qu’il ne pourrait en dépenser à son âge. Sans compter qu’il soutenait régulièrement les projets d’autres jeunes.

Mais le connaissant, je ne suis finalement pas si surpris. Même si Ariel travaille aujourd’hui avec lui, il l’a d’abord laissé se faire une réputation de requin en tant qu’avocat avant de le recruter. Stéphane, lui a préféré voler de ses propres ailes très tôt, convaincu qu’il n’avait rien à attendre de son père. Il travaille dans la conception de logiciels et d’applications.

Bientôt, je pourrais à mon tour rendre mon père fier de moi. Après son refus de m’aider, j’avais commencé à faire des stages avant d’être recruté dans un cabinet de BTP. De là je me suis fait une petite réputation en tant que consultant en architecture et j’ai commencé à avoir quelques clients à titre personnel.

Aujourd’hui je suis fier du chemin parcouru. Et tout ça n’aurait pas été possible sans Philo. C’est une sacrée femme mon épouse. J’ai enfin compris cet adage qui dit que derrière un grand homme, se cache une grande femme. Je n’en suis pas encore un, mais je suis irrévocablement en marche pour le devenir. Elle m’a soutenu sans relâche. Sans rechigner lorsque je la délaissais des semaines entières pour me consacrer au boulot. Ou encore lorsque je comptais mes sous, la privant des sorties et cadeaux auxquels je l’avais habituée.

Et sans qu’elle le sache, c’est ce qui m’a décidé à la choisir, elle pour en faire mon épouse. Au détriment de Rachelle ou Alexia. Ne me faites pas de gros yeux. Je suis un vrai homme, moi. J’aime les femmes et je ne m’en cache pas. Et je les aime d’une façon bien particulière. Le choix de Philomène a d’ailleurs tellement soulagé mon père. C’est l’une des raisons pour lesquelles il s’est tant impliqué dans mon mariage. Il désespérait de me voir me ranger un jour comme mes frères étant donné que j’avais à ses yeux l’image d’un jeune homme peu porté sur l’engagement.

Rachelle et Alexia, bien que très intéressantes toutes les deux n’auraient pas fait de bonnes épouses. Je sais à quel point l’image est importante dans mon milieu. Le matin de mon mariage Alexia n’a pas hésité à se faufiler dans ma chambre pour me faire une gâterie. Elle devait secrètement espérer qu’on nous surprenne et que la cérémonie parte en vrille. Dommage pour elle, tout s’est bien passé. Et je l’ai aussitôt rayé de mon répertoire. Rachelle, quant à elle a été bien plus pragmatique quand en rentrant de voyage, elle avait appris mon mariage.

-         Tu sais que tu es un beau salaud, Romain ?

-         Hum… ce n’est rien de nouveau

-         En effet. Ça ne te dérange pas, tu ne t’excuses même pas pour ce coup bas

-         Rach ne me donnes pas mal à la tête. T’ai-je jamais présenté à un quelconque ami ou membre de ma famille ? ne fais pas comme si j’avais rompu un quelconque engagement. Les clauses de notre relation étaient claires dès le départ

-         Donc tu me baises gratos pendant des années, puis tu épouses une autre et je dois applaudir ?

-         Gratos ? tu es devenue amnésique ou quoi ? bref, tout ça n’a plus d’importance. C’est fini entre nous

-         Attends ! tu te fâches pourquoi ? l’énervement n’était pas prévu

-         C’est toi qui cherches les histoires

-         Ne le prends pas mal. C’est juste que j’ai été surprise. Tu fais ce que tu veux de ta vie

Tout en me parlant, elle avait tiré une chaise qu’elle avait placée devant moi avant de s’y asseoir dans une position plus que suggestive…

-         Tout ce que je veux savoir, c’est si notre arrangement demeure. Tu sais bien que je t’adore

-         Tu aimes surtout ce que je représente

-         Tout cela fait partie de toi. Alors ?

-         Tant que tu restes à ta place…

-         Je n’en bougerai pas d’un iota

-         C’est parfait alors

Il faut dire que Philomène est la plus ancienne des trois. Et je crois qu’elle le doit au fait que j’étais étudiant à Lomé et elle à Calavi. Autrement je me serais probablement lassé d’elle comme de beaucoup d’autres. Mais de faire de longs mois sans la voir a toujours rendu nos retrouvailles intéressantes. Et son soutien indéfectible à mon retour a achevé de nous lier pour la vie.

Quand je l’ai rencontrée, elle venait d’avoir son bac et voulait s’inscrire en faculté. J’ai tout de suite vu que c’était le genre sainte nitouche avec lequel mes techniques habituelles ne marcheraient pas. C’était le genre chaste qui voulait s’entendre conter fleurette comme dans les harlequins. Elle ne m’intéressait pas vraiment et je voulais juste draguer pour m’amuser. Et c’est comme ça que je me suis mis à l’apprécier, à la respecter et finalement à l’aimer. Même si cet amour n’a rien d’une passion dévastatrice.

Rachelle, elle je l’ai ramenée de Lomé. C’était mon plan cul avant de devenir une « partenaire d’affaires » dans ce domaine que nous apprécions tous les deux. Entre nous les choses sont claires et sans ambigüité. C’est une relation libre jusqu’à ce qu’elle décide de se barrer de Cotonou ou de se marier.

S’il m’a été facile de m’associer à elle, pour mon cabinet d’architecture, ce fut une autre paire de manches. J’y mets toute ma vie et mes économies. J’avais envie de m’y lancer seul mais je craignais de ne pouvoir m’en sortir. Parce qu’il y avait trop à faire, à penser… et pour la première fois j’en suis venu à penser comme mon père… mélanger famille et business, ce n’est pas la meilleure des idées.

Après quelques discussions et réflexions, j’ai finalement choisi de m’associer à Vaïk, un promotionnaire en master quand j’étais à l’EAMAU. Je l’ai fait venir du Ghana. Il était déjà ingénieur en bâtiment avant de faire un master en design avec nous. Et puisqu’il travaillait pour quelqu’un, l’idée de tout lâcher pour se lancer à son propre compte l’a séduit. Je suis sûr qu’avec lui nous évoluerons vite. Il a de l’expérience et comme moi le goût du travail bien fait. Parce que je n’ai pas droit à l’échec. J’apporte 70% des fonds de lancement. Et vu comment je les ai eu… bref, vous êtes trop curieux, je n’en dirai pas plus.

 

Ma Caro

-         Caro ! Caro !!!

Je sursaute en constatant qu’Alban se tient devant moi. Depuis longtemps probablement vu sa mine inquiète et la façon dont il me tâte le front.

-         Depuis quand tu es docteur ?

-         Depuis que ma femme est tellement dans les vapes que je l’appelle en vain depuis quinze minutes. Qu’est ce qui t’arrive ? tu sembles bien pensive

-         Rien de particulier. Je m’ennuie, du coup mes pensées vagabondent

-         Tu veux qu’on invite les enfants et leur marmaille ce weekend ?

-         Hum… pour me mettre la maison dans tous les sens ? non, merci ! j’ai besoin de calme. Et si on voyageait plutôt ?

-         Pour aller où ?

-         A Lyon par exemple. Ça fait des années qu’on n’y a pas mis pied

-         Et il en sera ainsi pendant longtemps encore. Je t’ai déjà dit que cette ville ne me rappelait rien de bon. En plus tu y as déjà vécu et tu ne connais plus personne là-bas à l’heure-là. Je ne vois pas pourquoi on devrait y perdre notre temps

-         C’est quand même là-bas qu’on s’est rencontrés

-         Caro, chaque jour à tes côtés depuis plus de vingt ans, j’ai pu me construire des souvenirs bien plus heureux que ceux que tu veux qu’on aille se remémorer là-bas

-         Hum…

-         Tu sais que j’ai raison. Je retourne travailler. Et toi arrête de broyer du noir.

Il m’embrasse rapidement avant de disparaître dans son bureau. Si les regards tuaient, le sale regard que je viens de lui lancer l’aurait foudroyé sur place. « Je ne veux pas aller perdre du temps à Lyon ». « Il n’y a rien à voir là-bas ».

Et pourtant monsieur ne doit rater aucune occasion de s’y rendre quand il va en France vu qu’il y a assez de biens pour les léguer à sa « seconde famille ».

« Je lègue à ma seconde famille, Dominique Guérin ainsi qu’aux enfants Carl et Michelle, la totalité de mes biens immeubles acquis à Lyon »

Cette phrase me hante depuis que j’ai lu le testament d’Alban. Je n’en dors plus. J’ai le cœur qui chauffe. Pas tellement parce qu’il leur lègue quelque chose. Nous avons assez de biens ici pour que je ne manque de rien s’il décédait. Ce qui me tourmente, c’est que l’homme que j’ai épousé et avec qui je partage mon quotidien ait pu avoir une seconde famille. A mon insu.

Où ai-je failli dans mon rôle d’épouse et de mère pour mériter çà ? À quel moment  cette histoire a commencé ? Depuis quand dure-t-elle ? Est-ce la seule autre famille qu’il a ? Qui est Dominique, comment est-elle ? J’ai tellement de questions !!! Je suis constamment partagée entre la colère et la tristesse.

A quel moment Alban a-t-il pu me faire cela ? Pourquoi ? Je n’ai jamais eu de problèmes de conception. Donc ce n’est pas une histoire d’enfants. Nous sommes un couple plutôt fusionnel. Nous partageons tout. Nous décidons ensemble du moindre projet. Autant pour les enfants que pour les affaires. Le seul domaine où je n’interviens pas, c’est son boulot. Nous n’avons même jamais traversé de crises assez graves pour que j’en vienne à remettre notre couple en cause. Alors, pourquoi ?

Et une fois encore, c’est le silence qui me répond. J’ai passé l’âge du crêpage de chignons. Je me serais peut-être battue contre elle. Mais à quoi bon ? Nous sommes vieux, nos enfants, tous mariés. Divorcer ? Mauvaise idée. Pour aller où ? Alors que je lui ai consacré déjà toute ma vie. Pourquoi faut-il que les hommes soient si ingrats ? Si au moins je pouvais comprendre, cela m’aiderait peut-être.

Mais dès que nous sommes rentrés du mariage, j’ai saisi la première occasion que j’ai eue pour fouiller le bureau. Je l’ai retourné dans tous les sens, mais aucune trace du fameux document. Même pas dans le coffre-fort. Et l’idiote que je suis n’avait même pas songé à en faire une copie. J’ai ensuite passé au peigne fin son carnet d’adresses, puis son téléphone. Pas de Dominique, de Dodo, de Dom ou quelque chose dans cet ordre-là. Si je ne l’avais pas vu de mes propres yeux, j’aurais juré que c’était un rêve. Je n’ai même pas trouvé des pseudos suspects du genre Love, Lili… ou tous ces petits noms stupides que les amoureux se donnent.

Je réalise que mon mari a dû prendre des précautions drastiques pour vivre paisiblement sa double vie. Par où chercher quand je n’ai même pas le début d’une piste, d’une adresse. Juste une ville. Lyon. Et qui dit qu’elle y vit même ? Lyon ce n’est pas Agla ou Zogbadjè pour qu’en frappant à deux, trois portes quelqu’un me dise « ah oui ! Il y a bien une Dominique Guérin au coin de la rue » j’ai songé un instant à appeler toutes les femmes de son répertoire, mais je me suis sentie fort stupide au bout du troisième coup de fil à l’une de ses clientes. Je pourrais bien demander à Nico. C’est l’un de ses plus proches amis et il vit à Lyon en plus. Mais ce serait comme parler directement à Alban. Il me mentirait pour me rassurer et courrait tout raconter à son ami. J’ai abandonné cette idée.

J’avais fini par me faire une raison au bout de quelques jours. Je tentais tant bien que mal d’oublier cette histoire quand je l’ai surpris au téléphone promettre à Michelle que dans quelques jours il serait en France. Jusque-là, rien d’inquiétant. Sauf que mon mari m’a annoncé qu’il devait se rendre en Suisse pour affaires. Depuis quand la France et la Suisse sont pareilles ?

C’est moi qu’Alban veut prendre pour une conne ? eh bien, il est temps pour moi de faire un petit voyage.

 
Histoires de famille