III-

Ecrit par Les petits papiers de M

Ma Caro

-         Jeannette, tu vas encore te faire supplier longtemps ?

-         Caro, le bruit ! que je t’ai forcée à me supplier ? ma réponse est claire depuis que j’ai entendu ta requête

-         Mais pourquoi tu es mauvaise comme ça ? je fais tout ce chemin pour te demander ton aide et tu te fiches de mes problèmes

-         Ah Caro ! tu n’as aucun problème. Tu as épousé un homme riche qui te rend heureuse depuis des années. Tu travailles à peine mais tu es parée comme une reine. Tes enfants sont tous diplômés, mariés et ont un boulot. Toi-même tu es en parfaite santé. Je devrais te coller une baffe quand je t’entends dire que tu as des problèmes

-         Mais…

-         Mais rien. C’est quoi ton problème au juste ? Alban se tape une autre femme. Qu’est-ce qu’il y a de nouveau là-dedans ? le fait que tu l’aies appris ? parce qu’un mari infidèle, ce n’est absolument pas extraordinaire.

-         Jeannette, tu ne comprends pas ce que je m’évertue à t’expliquer. Il ne fait pas que la coucher. Ils ont des enfants ensemble. Et il va lui donner une partie de notre héritage. Ce que nous avons bâti lui et moi. Toi, mieux que personne sais tout ce que j’ai enduré aux côtés d’Alban avec sa famille. Et tu veux aujourd’hui que je le laisse donner le fruit de mes efforts à une autre ? sans rien faire ?

-         Mais tu t’attends à quoi ? ce sont aussi ses enfants. Tu veux qu’il les laisse sans le sou ?

-         Je n’en reviens pas que tu me dises ça. Tu es de quel côté en fait ?

-         Du côté du bon sens

-         On ne dirait pas. Si ton mari te faisait ce coup-là…

-         Je m’en foutrais. Et tu le sais bien. C’est toi qui as refusé d’être réaliste et d’écouter mes conseils, il y a longtemps. Roger sait que je n’attends rien de lui. J’ai investi ici et au pays. Nous sommes mariés sous le régime de la séparation des biens. Chacun se gère. Il peut baiser tout Libreville et faire des enfants dans tous les coins de rue, ce n’est pas mon problème. A sa mort ni sa famille, ni ses bâtards ne pourront me réclamer quelque chose. Mais toi Caroline ! on t’a dit ça ici, tu nous as dit quoi ?

-         Jeannette, j’étais jeune. Tu ne vas pas m’en vouloir éternellement pour ce choix ?

-         Mais je ne t’en veux pas ma belle. C’est juste que tu as fait ton lit. C’est le moment de te coucher. Et ne me parles pas de jeunesse. Tu aurais pu investir au Cameroun, à l’insu d’Alban. Tu n’aurais pas à t’inquiéter aujourd’hui d’être dépouillée. Mais au lieu de ça, tu as passé ta vie à vivre à travers lui et…

-         Jeannette ! c’est bon. Tu n’as pas assez remué le couteau dans la plaie ? je viens te demander de l’aide et tout ce que je récolte ce sont des reproches

 

Jeannette était sur le point de répliquer quand nous avons été interrompues par Bella, une petite qu’elle a ramené du village pour lui servir de domestique. Elle me laisse seule et dépitée dans l’arrière-cour. Ça fait trois jours que je suis à Libreville à supplier Jeannette en vain. J’ai pris la route du Gabon dès qu’Alban est parti en voyage. Il m’a dit qu’il serait absent au moins deux semaines. Prétextant de l’ennui, je suis également partie.

Jeannette, c’est presque ma seule famille. Ma mère l’a adoptée lorsqu’après son mariage, elle peinait à enfanter. Je suis née cinq ans plus tard et c’est à la mort de mon père que j’ai su qu’elle n’était pas vraiment de la famille. Du moins c’est l’argument avancé par ma famille paternelle pour nous déshériter. Selon eux, si ma mère infertile avait dû adopter Jeannette, rien ne prouvait que je sois réellement l’enfant de leur frère. Rien n’y fit. En un clin d’œil, nous étions dépouillées. Maman n’avait fait aucun effort pour les en empêcher à notre grande surprise.

Ce n’est que plus tard que nous avons compris que les biens de notre père au Cameroun ne valaient pas grand-chose à côté de ses réalisations au Gabon où il se rendait très régulièrement pour le travail. Tout était mis aux noms de Jeannette et moi et devait être géré par notre mère jusqu’à nos vingt-cinq ans. C’est ainsi que nous avons pu poursuivre notre vie tranquillement à l’abri des regards envieux. Notre seul lien avec le Cameroun aujourd’hui reste notre famille maternelle avec qui nous avons gardé des liens très forts. Nous y allons aussi souvent que possible.

Cette histoire a longtemps hanté ma sœur. Ayant connu la dure vie des orphelinats avant d’être recueillie par mes parents, elle a toujours eu peur de se retrouver sans le sou. Elle est constamment dans les affaires en train de chercher une nouvelle source de revenus. Je ne suis pas aussi sotte qu’elle le pense. J’ai juste choisi de faire confiance à mon mari. Je trouvais beau le fait de se construire ensemble, sans mensonges, sans faux semblants. Je n’ai jamais eu à craindre que sa famille me dépouille après sa mort. Je sais qu’il a pris des dispositions pour cela et que mes fils me défendront becs et ongles s’il devait arriver quelque chose.

Mais aujourd’hui, toutes mes certitudes s’effondrent. Alban, mon tout, a une double vie. Et ça, je ne peux le lui pardonner. Avec ou sans Jeannette, j’ai bien l’intention de me venger.

 

Ah ces béninois ! Toujours à tremper dans des fétiches et trucs tout aussi bizarres. En dépit de mes supplications, Jeannette est restée ferme sur ses positions. Pour elle, je devais trouver une autre façon de me venger. Faire du bruit, réclamer des explications, bouder Alban, bref, tout sauf la méthode que j’avais choisie. Parce que pour elle, à notre âge il faut prendre les choses avec davantage de recul. Pour moi, l’âge importe peu. A vingt ans ou soixante ans, on ressent tous la douleur des trahisons.

Mais elle ne connaît pas Alban aussi bien que moi. J’ignore depuis quand dure cette relation, mais s’il avait voulu s’en expliquer, il l’aurait fait. Ce n’est pas le genre à fuir ses problèmes. Quant à lui faire une crise, c’est le genre de choses qui vous laisse imperméable passé 20 ans de mariage.

-         Madame !!!

Je sursaute et reviens au présent.

-         Quel est votre choix ?

Bonne question qui mérite réflexion. Après le refus de Jeannette, j’avais du soudoyer un petit du quartier pour me trouver comment me rendre chez les pygmées. Sans avoir jamais eu recours à leurs services, je savais qu’en matière d’envoûtements et autres choses du genre, ils étaient une référence. Mais tous ceux chez qui je suis passée ont tout simplement refusé de toucher à un seul de ses cheveux. Déjà parce que d’après eux ils pratiquaient la « magie du bien » et qu’ensuite Alban était bien trop protégé pour qu’on puise manipuler son esprit ou lui faire quoi ce soit. Idem chez les marabouts que j’avais pu rencontrer.

Chienne de vie. Donc toutes ses années pendant lesquelles nous allions à l’Eglise le bon monsieur se faisait blinder dans le noir. Je suis de plus en plus consternée. Je redécouvre chaque jour un homme que je croyais connaître totalement. Et cela renforce ma détermination.

C’est ainsi que je me retrouve chez un vieux marabout dans un coin perdu de Lambaréné dont je ne pourrais même pas retrouver seule le chemin. Pour lui aussi, impossible de manipuler l’esprit d’Alban pour lui faire faire ce que je veux. Du moins, pas sans quelque énorme sacrifice. Mais je n’ai pas envie de verser dans des trucs satanistes juste pour lui donner une leçon. C’est alors qu’il me propose une autre alternative. Mais je ne sais pas, j’hésite… faire tout ce chemin pour rien…

 

-         Caro, tu es têtue hein !

-         Jeannette ne commence pas s’il te plaît. Je suis fatiguée

Je viens de rentrer de mon voyage. Je suis épuisée aussi bien par la route que par les nombreuses tractations faites depuis mon arrivée ici. Je n’ai aucune envie de me prendre la tête. Mais Jeannette ne peut pas s’empêcher de m’enquiquiner.

 

-         Tu n’as pas honte ? une vieille comme toi. En train de courir les marabouts

-         Si tu avais accepté de m’aider, on l’aurait fait ensemble

-         Je t’ai déjà dit que je ne verse plus dans ces choses. Et les fois où je l’ai fait, c’était pour défendre ma famille. Pas pour la détruire

-         Je ne détruis pas la mienne non plus. Je veux juste protéger l’héritage de mes enfants. C’est mon droit. Tu aurais été la première à me le reprocher si je me retrouvais à la rue après le décès de mon mari

-         Mais c’est loin d’être le cas. Non ? il ne leur lègue qu’une partie des biens. Laisse tomber les marabouts et rentre faire la gueule à ton mari

-         Je n’ai pas eu le temps de lire tout le testament. Donc je n’en sais rien

-         Ne commets pas de bêtises Caro. Tu pourrais le regretter. Je n’arrête pas de te le dire. Ceux chez qui tu traînes, tu ne les connais même pas. C’était encore mieux de le faire au Bénin. Encore qu’ils sont vraiment forts là-bas ?

-         Tu es folle ? pour que quelqu’un me reconnaisse dans l’un de ses endroits. Bref, tu n’as rien à craindre. Tous ceux que j’ai vus sont unanimes. A moins de vouloir me lancer dans une lutte interminable, Alban est intouchable.

-         Hahaha… un vrai béninois quoi. Mon beau-frère est vraiment fort !

-         Ça ne m’amuse pas du tout Jeannette…

 

Alban

Je réponds au sourire de l’hôtesse qui vient de me glisser un bout de papier alors que je m’apprête à quitter mon siège de première de classe. Même si c’est très flatteur pour la soixantaine que j’ai, je ne vais pas la rappeler. Comme disent mes fils, on en a assez des panthères. Eux et leurs expressions à la camer, pensai-je en souriant.

Je récupère rapidement ma valise avant de rejoindre mon chauffeur qui m’attend. En général j’ai toujours hâte de retrouver la maison après un voyage. Mais pas cette fois. Caro s’entête à prolonger son séjour à Libreville. A cette allure, je risque d’aller la chercher moi-même. Maintenant que nos fils sont mariés et qu’elle a pris sa retraite, il n’y a  plus que nous deux. Nous nous faisons vieux. J’ai donc décidé que je devais nous consacrer plus de temps. C’est pourquoi je suis passé en Suisse nous organiser un petit séjour en amoureux. Dès la semaine prochaine, je vais commencer la transition avec Ariel. Ou plutôt l’officialiser. Je l’y prépare depuis des années.

Je suis surpris par la voix de Caro alors que je me change dans le dressing. C’est tout étonné que je la découvre assise sur notre lit.

-         Mais… tu n’étais pas censée être à Libreville ?

-         Tu n’es pas content de voir ta femme ?

-         Mais si, bien sûr ! tu es arrivée quand ?

-         Ce matin. Tu râlais tellement que Jeannette m’a chassée de chez elle

-         Voilà pourquoi c’est ma préférée

-         Tchip ! tous les mêmes ! et la France ?

-         La Suisse plutôt. Ça s’est bien passé. Et j’ai même une surprise pour toi que tu devrais adorer

-         Dis-moi tout

-         Pas maintenant madame Gbedji. Venez d’abord embrasser votre mari. C’est à croire que je ne vous ai pas du tout manqué

Elle rit en me lançant un drôle de regard et se détourne.

-         Viens plutôt manger. J’ai mis l’après-midi à profit pour te faire un bon man

-         Ah là là je salive d’avance. Tu sais que tu es une vraie perle toi ?

-         C’est bien pour ça que je suis là depuis trente ans.

Je l’enlace pendant que nous nous dirigeons vers la salle à manger où elle a dressé deux couverts. Je me fais la réflexion qu’il faut qu’on déménage pour une maison plus petite.

 
Histoires de famille