Jour 7 : Murmures d'outre-tombe

Ecrit par Owali

*** Judicaël Dos Santos ***


PAN!! 1. PAN!! 2. PAN!! 3.


3! J’en ai compté 3. 


L’oreille aux aguets, tendu à l’extrême, je jette un œil inquiet à J.K. Il hoche la tête, en réponse à mon interrogation muette. C’était bien ce que je me disais… Des coups de feu, assez éloignés de nous, Dieu merci. Solène n’aurait pas supporté un nouveau coup tordu. Elle ne semble d’ailleurs pas avoir entendu les tirs, recroquevillée qu’elle est entre les bras de J.K.


La pluie tombe drue sur la forêt obscure. Des éclairs zèbrent l’atmosphère lourde et opaque, jetant une note encore plus inquiétante à notre situation chaotique. La terre a libéré son parfum de kaolin et notre abri temporaire est envahi d’un courant d’air froid qui nous fait grelotter, d’autant plus que nous avons été tous les trois trempés par la pluie. Un feu ne serait de trop mais avec quoi l’allumer ? En dehors de rares brindilles chétives, le peu de bois visible est imbibé d’eau. Sans compter le sniper fou dehors, mieux vaut ne pas attirer son attention et prendre des risques inutiles.


Ces tirs, à qui sont-ils destinés ? Pourquoi nous a-t-on regroupés ici ? Si j’en crois les bruits de tout à l’heure, nous ne sommes pas seuls sur l’île. Alors à quoi rime cette foutue invitation ? 

Je m’adosse à la paroi humide de la grotte dans laquelle nous nous sommes réfugiés lorsque la pluie nous est tombée dessus. 


Qu’est-ce que je ne donnerai pas pour une lichette de Whisky et pour le confort de mon lit…


En d’autres circonstances et sous d’autres cieux, j’aurai pu ressentir un soupçon de jalousie à voir cet arrogant de J.K tenir Solène avec une telle intimité. 


Machinalement, je passe la main sur ma joue au souvenir de la baffe que Solène m’avait collée. On peut dire qu’elle a une sacrée poigne dis donc ! 


Le bateau venait de me larguer comme un con, point d’équipe d’accueil à l’horizon et un soleil de plomb au zénith. J’étais dans la mouise jusqu’au cou lorsqu’elle est apparue sur cette plage, me criant à l’aide. Madame n’a pas du tout apprécié que je la prenne pour une de mes hallucinations et que je l’ignore. Elle n’a rien trouvé de mieux que de me foutre sa main dans la tronche pour me remettre les pendules à l’heure. Ça a plutôt réussi. 


Solène… Mon coup de cœur d’il y a quelques années. 

Paniquée, en nage, toute échevelée mais toujours aussi craquante. On a passé la première nuit à une sorte de campement qu’elle avait trouvé à son arrivée sur l’île cauchemardesque. 


Une âme généreuse ou un esprit dépravé, selon les cas, y avait laissé assez d’eau et de nourriture pour tenir un moment. J.K nous avait rejoints le lendemain avec une bien mauvaise nouvelle. 


Il venait du bord opposé de l’île, on n’avait rien à espérer en voulant contourner la forêt, il nous fallait affronter ses ombres imposantes et ses arbres tentaculaires. Au grand dam de Solène ! Si cela n’avait tenu qu’à elle nous serions restés au campement de fortune à guetter une hypothétique aide. Elle nous a faits poireauter une journée entière avec ses appréhensions. Le déluge nous a finalement obligés à nous réfugier dans la forêt. J’avais repéré une excavation, nous nous y sommes engouffrés sans demander notre reste.


Mes poings se serrent de colère. Si je retrouve l’instigateur de cette farce il va passer un sale quart d’heure ! Je regarde notre groupe insolite. 


Trois citadins perdus en milieu hostile : une miss parfaite, un présomptueux pété de tunes et un désabusé de la vie. 


Que demander de mieux ? 


On peut toujours faire un pari sur notre espérance de vie dans ces conditions difficiles. 

Peu de vivres, aucun abri, aucun espoir de voir les secours rappliquer. Trois jours… Je ne compte pas moisir ici, très peu pour moi. 


En général, l’homme s’adapte à l’environnement. En général… Je crains fort que ces deux-là ne soient l’exception.


Je fixe mes yeux sur la pluie qui s’abat sur les arbres, me balançant d’avant en arrière pour me réchauffer un tout petit peu. Survivre… survivre… survivre…


****** Le lendemain (4e jour) ******


Ma tête est frappée de milliers de coups de marteaux. Je passe une main sur mon crâne douloureux et ouvre péniblement les yeux. 


La lumière du jour filtre à travers les volets. Je me redresse en toussant légèrement. Ne manquait plus que ça ! Une bonne vieille toux ! Grommelant, je déploie mon mètre 90 et ma main tâtonne mon matelas à la recherche de mon téléphone. Il faut que je parle à Henry, je suis dans un sale état. La dédicace de mon livre devra être annulée, il va encore gueuler mais ça lui passera. 


C’est quoi ça ?! Qui a fourré du granit dans mon lit ?! 


Je frappe du poing sur le sol rugueux. La douleur me réveille totalement, l’île, l’abandon, Solène, J.K, les tirs…


Un instant, je me suis cru de retour chez moi. La cruauté de la situation m’arrache un sourire ironique. Même ce bon vieux Henry se met à me manquer, faut croire que la situation est désespérée… 


Un nouveau spasme s’échappe de mes poumons. Solène dort toujours, J.K n’est visible nulle part. 


Je sors de la grotte et m’étire longuement, humant l’odeur particulière de la terre. Ce serait bien de faire un tour rapide, histoire d’évaluer le terrain.


A pas prudents, je marche un moment dans les bois, ne m’éloignant pas trop de la grotte et mémorisant le chemin à chaque bifurcation. Je sursaute au plus petit bruit dans les fourrées, le bâton que j’ai ramassé aux abords de la grotte me servant de massue. Piètre arme contre une arme à feu, pensé-je mentalement. Des bestioles, réveillées par la pluie d’hier soir, me dévorent les jambes. Mes vêtements me collent à la peau, ne parlons même pas de l’état pitoyable de mes chaussures dans lesquelles pataugent mes pieds. Un pas puis un autre. Un œil à gauche, tourne légèrement, regarde en arrière, à un œil à droite, ok, respire, regarde devant toi, avance prudemment. Rien, aucune âme qui vive. 


Et pourtant cette sensation tenace d’être épié ! Au bout d’une heure, le ventre gargouillant et le corps secoué par la toux, je laisse tomber ma recherche infructueuse.


Dépité, je rebrousse chemin. J.K est de retour et converse gravement avec Solène. Ils semblent crevés, je suppose que je dois avoir également sale mine.


- Bonjour tout le monde, lancé-je sarcastique.


- Où étais-tu passé ?! demande Solène.


- J’ai fait un repérage des environs. Il faut qu’on trouve des vivres et surtout un abri sûr. Cet endroit est trop humide, on risque d’y attraper la crève.


- Tu l’as déjà attrapée je dirais. Réplique J.K devant mon buste plié sous une quinte de toux monumentale.

Solène fouille fébrilement dans le sac à dos qu’elle avait emporté et pousse un petit cri de victoire. Elle se saisit d’une gourde d’eau et vient à mes côtés.


- Des cachets… Me regarde pas comme ça, je suis prévoyante.


J’avale les médicaments en priant pour qu’ils agissent vite. Ce n’est pas le moment d’être faible.

J.K s’approche de nous.


- On peut parler de choses sérieuses là ? Je hausse un sourcil, en fait ce type me cherche des poux depuis le début. Il me toise et continue. J’ai déniché un espace dégagé mais sous la couverture des arbres. Il n’est pas loin de la plage, à la lisière des bois. Je propose qu’on y construise un refuge. Il y a encore de l’eau et des vivres au ponton, ça nous maintiendra à flot quelques jours, le temps d’y voir clair dans ce merdier.


- Conduis-nous là-bas. On a assez de matériau sous la main pour bâtir un truc potable. Dis-je.


Il est antipathique, je n’aime pas son air je-sais-tout mais il n’est pas idiot pour un sou. Reconnaissons-lui au moins ce mérite. 


Nous récupérons nos affaires et nous mettons en route, J.K en tête de file, Solène au milieu et moi à l’arrière. Le petit espace déniché par J.K n’était pas trop mal. L’estomac nourri de biscuits secs et d’eau, nous nous sommes mis à l’œuvre. Le soleil était presque couché lorsque nous nous sommes rassemblés pour décider d’une trêve. On ne s’en était pas trop mal sorti après tout.


- Super ! Jubile Solène en tapant des mains. Je vais réchauffer les surgelés qu’o a trouvé au ponton.


- Bonne idée. J.K je peux te parler un moment ? On est juste à côté Solène.


Le feu que nous avons allumé crépite follement. Pour plus de discrétion, nous l’avons installé dans un trou creusé dans le sol. La lueur ne se voit pas de loin.


- Tu as entendu les tirs comme moi hier ? Demandé-je à voix basse à J.K.


- Oui 3 si j’ai bien compté. Il se passe des choses étranges sur cette île. Mieux vaut être sur nos gardes sans arrêt. 


- Tout à fait. Je voulais qu’on parle de garde justement. Pour le moment nous sommes trois, il y a au moins deux autres personnes dans le coin : le tireur et celui sur lequel on tirait. Ami ou ennemi, on ne sait pas.


- Le mieux est de considérer tous les autres comme potentiel ennemi, me coupe J.K. 


- Tout à fait d’accord.


On discute un moment des précautions à mettre en place et de ravitaillement. Le fumet de notre maigre dîner ramène nos pas à notre hutte de fortune. Au moins nous ne mourrons pas de faim ce soir.


***** Jour 9*****


- Tu crois qu’ils vont tous crever ? Ricane Christian.


- Bien sûr qu’ils vont tous crever, quelle question ! Réplique son comparse.


- Crève, crève, crève !! Reprennent en chœur mes hallucinations en me suivant comme des ombres.

9e jour dans cette forêt lugubre. Je suis à bout. Pas physiquement. Les médicaments de Solène ont fait effet grâce au ciel. Non. Moralement. Au point de voir le retour de es hallucinations. Je commence à perdre pied avec la réalité. Reste concentré, Jude, reste concentré. Je fais des efforts surhumains pour ne rien laisser paraître de mes troubles à mes deux compagnons. Manquerait plus qu’ils me prennent pour un fou !


Je me focalise sur un branchage que je cale dans un interstice de notre hutte en bois et en feuillage. Elle est trop poreuse, les nuits sont glaciales par ici. Nous nous nourrissons du mieux que nous pouvons. 


Principalement de gibiers et de fruits glanés çà et là. J.K et moi avons instauré une routine pour la bouffe. A tour de rôle, nous assurons le ravitaillement.


J’observe Solène, penchée sur l’ouvrage de nos mains. Elle a perdu du poids en si peu de temps, ses joues sont creuses et ses hanches pleines ont un peu fondu. Je pousse un soupir, en me demandant pour la énième fois combien de temps nous tiendrons dans ces conditions.


- Crève ! Crève ! Crève !


Ssss ! Je me redresse, sur le qui-vive. Un serpent ? Il en pullule dans le coin, certains se laissent même pendre aux arbres comme de lianes.


Ssss ! CLAC ! 


Nos regards à tous les trois se tournent dans un mouvement parfaitement synchro derrière moi. Une flèche longue et à la pointe affûtée, si j’en crois les débris de bois épars sur le sol, vient de se ficher dans le tronc de l’arbre juste derrière moi. 


A quelques millimètres près, c’était ma tête qui y passait. J’ai comme des frissons sur la peau, mes poils se hérissent. Solène se renfonce dans la hutte improvisée et étouffe de sa main un cri horrifié.


Ssss ! CLAC ! 

Ssss ! CLAC ! 

Ssss ! CLAC ! 


D’autres flèchent fusent de partout.


- COUREZ ! Hurle J.K.


- Crève ! Crève ! Crève !


On ne se le fait pas répéter deux fois. Nous fuyons aussi vite que peuvent nous porter nos jambes. 


Solène !! Me hurle mon esprit embrumé par la panique. Virevolte rapide. J’aperçois ses cheveux au vent. Merde ! Elle risque de s’enfoncer dans la forêt. On ne doit pas se séparer ! Surtout pas ! Ça pue le coup foireux. 


Je fais un pas dans sa direction, une flèche atterrit à mes pieds suivie d’une autre. 


Merde ! Solène !! J.K !!


Si seulement mes cris intérieurs pouvaient leur parvenir. Je slalome entre les arbres, faisant gaffe aux racines traîtresses et finit ma course dans un renfoncement dans la terre encore boueuse de la pluie d’il y a 3 jours. Mon cœur bat la chamade. Un silence de mort règne aux alentours, comme si même la forêt était complice du drame en cours. 


J’espère que les autres vont bien. Ce n’est pas un jeu, quelqu’un essaie de nous tuer.


Un bruit dans un buisson à deux pas me fait sursauter. Survivre ! Tu as dit que tu ne mourrais pas ici. A tâtons, je cherche une pierre, n’importe quel objet pouvant faire office d’armes. Les branches s’écartent pour céder le passage à une jeune fille tout de blanc vêtu.


- Crève ! Crève ! Crève ! Geint-elle, les mains tendues dans ma direction.


Sa peau est froissée, comme si son corps avait longtemps immergé dans de l’eau. Christian et son acolyte sont sur ses traces. Ce visage identique en tous points au mien...


- Crève ! Crève ! Crève ! Crève, petit frère !


MAUDE!! 


La vision de ma sœur jumelle me cloue sur place. 


Non !! Non !! Non!!


De l’eau, de l’eau partout ! Maude hurlant mon nom, essayant en vain de garder la tête hors des vagues furieuses. Son corps aspiré par l’onde destructrice, son épaule seulement visible, puis son bras, puis sa main et fatalement, le bout de ses doigts. Maude… 


Je gémis, frappé de milles épines au cœur au souvenir de l’agonie de ma sœur. Jumeaux fusionnels séparés par la tragédie. 


Les habitants de Bassam alertés par les pleurs de nos copains restés sur la plage… Ces bras réconfortants, ces mains salvatrices qui me sortent de l’eau… 


Maude ! Maude ! Je ne t’ai pas tuée, je n’étais qu’un enfant. Ce n’était qu’un jeu, un jeu mortel mais un jeu qui se voulait innocent…


Pourquoi apparais-tu maintenant, après toutes ces années, pour me darder de ces pupilles accusatrices ?! 


Je me recule dans la terre, indifférent à la boue qui macule mon corps. C’est la première fois que Maude surgit dans mon esprit malade.


- Je suis morte par ta faute, petit frère ! Tu as voulu qu’on aille dans la mer. Le plus loin possible et on gagnait ! Einh frangin ?! Crève, crève, crève dans cette forêt !


Merde, ma bouche a le goût du sel soudain. 


Larmes ou eau de mer ? Ou les deux… Je me couvre la tête de mon bras, comme quand j’étais gamin et que je peinais à trouver le sommeil sans ma sœur à mes côtés. Non, je ne t’ai pas tuée, Maude, ce n’est pas moi. Ce n’est pas de ma faute si j’ai survécu et pas toi… Non ! Non ! Elle s’avance, les orbites vides et sombres, dégoulinante d’eau puante. Puis disparait soudainement. 


Mon souffle est haletant, ma peau moite de cette sécrétion que produit la peur. Intense, aigre, sale. 


A quoi bon vivre avec ce fardeau ? Je ne sais même pas quelle est cette force qui me rattache à la vie depuis tant d’années.


Je me redresse péniblement, homme brisé. Je dois retrouver les autres. Le campement est juste devant, dans ma course j’ai filé tout droit pour mieux me repérer. Je porte le monde sur les épaules, Atlas aux pieds d’argile. Ma démarche est lourde, ma vue se brouille, mon souffle se fait court, je me rattrape en posant la main sur un arbre à l’écorce rugueuse. 


Survivre… Survivre… Survivre… 


J’aspire goulument l’air, priant pour que mes palpitations diminuent. Je me remets en route, à pas hésitants, me raccrochant aux arbres. Le campement est vide, je suis seul. De nouveau.


- Aïe ! Ma cheville. Geint une voix derrière un taillis.

Solène ?!! Pitié qu’elle n’ait rien. Je me dirige vers les plaintes du mieux que je peux. Elle est étendue au sol, ses mains tenant les épaules de J.K. Des larmes maculent ses joues. J.K examine l'état de sa cheville. 


Vu comment sa jambe enfle, elle a dû se faire une belle entorse. 


Mon regard accroche celui de J.K. Et derrière lui, dans sa robe blanche imbibée d’eau, ma sœur jumelle explose d’un rire malsain à me perforer les neurones. Ainsi vêtue, elle et J.K forment un couple étrange, comme deux esprits unis dans le mal. Surtout avec cette lueur mystérieuse et mesquine qu’il a dans les yeux depuis un moment. 


Je secoue la tête pour revenir au présent mais Maude est toujours là. Accroché aux basques de J.K. Le mal, ce type est le mal… 


Et je dois l’éliminer ou nous ne survivrons pas…. Oui… L’éliminer…L’éliminer… L’éliminer…

LE CERCLE