Kaere
Ecrit par Meritamon
Conakry. 5 mois après le feu.
Alexander me traîne
à une soirée en ville.
C’est une maison
cossue dans la grande banlieue comme j'en avais rarement vu.
Au milieu de
l'immense pelouse, une piscine avec des filles dedans. Des filles dans des
tenues affriolantes, légères, vulgaires. Les filles dansent, certaines nagent,
ou se vautrent avec des expatriés occidentaux dans les transats. Dans la
maison, je bute sur des corps presque dénudés, l'alcool coule à flots, les
hauts parleurs gueulent des zouks lascifs.
La fête est
organisée en l'honneur d'un notoire négociant russe, Sergueï Ivanov. C'est le
propriétaire de la baraque. L'homme bedonnant au visage rougi par l'alcool
qu'Alexander me présente fête son 60 -ème anniversaire, il veut que tout se
fasse dans l'excès et la joie. Il me colle deux grosses bises. Je saisis qu’il
est également amateur de minettes. Il me détaille avec soin de ses petits yeux
brillants de taupe, ce qui me met mal à l'aise, puis lance une plaisanterie
lubrique que je préfère ignorer.
Il dit à Xander
qu'il aurait aimé m'avoir comme cadeau d'anniversaire et que les filles peules
sont ses préférées. Je lui réponds sèchement que ça ne risquait pas d'arriver.
Ça lui plait que je lui parle de cette façon, il dit aimer les filles de
caractère. Le Russe me surnomme Tigritsa (tigresse) en me tendant
une coupe de champagne. Il a un rire gras, il prend Xander par les épaules et
l'entraîne dans la maison pour lui présenter des gens importants.
Avant de partir,
Alexander me lance ce regard appuyé auquel je suis habitué et pose un baiser
sur ma tempe.
-
Min Kaere (ma
chérie) me murmura-t-il à l’oreille en danois, je ne serais pas long. Sois
sage.
-
Je n’ai pas envie
de rester, je déteste cette fête, répliquai-je, amèrement.
-
Fais un petit
effort, ok? Je dois traiter d’une ou deux affaires.
Sa main glissa de
mon dos à mes hanches et mes fesses. Son regard et sa voix sont vibrants de
sensualité.
-
Nous rentrerons ensuite
et je te ferais l’amour.
Qu'est-ce que je
fous dans cet endroit?
Je croise mon
reflet dans le miroir au milieu d'un immense vestibule au plancher de marbre.
Je suis différente. Éva est là, mais ce n'est pas Éva. Ce n'est plus Éva.
Éva est morte la
nuit du feu. Son cœur doit être quelque part dans la maison, enterré au
milieu des cendres.
Cinq mois ont passé depuis la nuit du feu.
Je n’ai plus de parents, ma mère reste
enfermée chez les fous, mon père n’a pas donné signe de vie, même pour régler
les histoires avec les assurances. Je n’avais plus de maison non plus, je n’ai
même plus de frères. Taher a disparu. On ne sait plus où il se cache, s’il a quitté le pays ou s’il est
terré chez des amis, honteux, en attendant que la tempête passe. Ousmane, est parti en désintox à Accra, au Ghana.
Il y a un centre là bas pour aider les personnes aux prises avec des problèmes
de dépendance. Il veut se reprendre en main et vaincre sa dépendance à l’alcool.
C’est la bonne nouvelle au milieu du chaos.
L'homme ne veut pas
que je sois trop maquillée ou trop sexy, il trouve que ça me vieillit un peu,
que le Khôl durcit mon regard. Il ne veut pas que j'efface l'innocence qui
sommeille encore en moi, la candeur qui le fascine tant.
Ses yeux s'allument
quand d'autres hommes me regardent et me désirent. Ça le conforte je crois dans
son pouvoir, dans son assurance de posséder une chose belle et rare. Quand ça
arrive, et ça arrive que je fasse tourner les têtes, Il passe alors un bras
possessif autour de mes hanches pour marquer son territoire.
Qu'est-ce que j’étais
pour cet homme?
Il y a d'abord
l'attirance charnelle qui nous lie. Il dit qu'il est un peu comme mon petit
copain. Un petit copain certes plus âgé et plus fortuné qui me paie. De
l'argent qu'il me vire régulièrement dans un compte en banque, des cadeaux hors
de prix qu'il m'offre et que je suis obligée de planquer dans son appartement
de peur que mon entourage se doute de quelque chose. Tout ça contre du sexe, ma
compagnie aussi.
Au début,
j'apprécie passer du temps avec lui, même si on ne s'affiche pas souvent en
public, en partie à cause du secret qui entoure notre relation et de notre
différence d'âge, surtout du travail qu'il fait. Il apparait souvent dans la
presse ces dernières semaines, au compte de la grande organisation et du projet
qu'il mène avec le gouvernement de mon pays. On le voit à la télé, dans les
journaux. Il est confiant comme le sont les gens intelligents et sûrs d'eux, à
qui on confie des dossiers importants. Il sait de quoi il parle lorsqu'il
ouvre la bouche, il est charmant, cultivé, charismatique.
Il m’arrive de
penser à toutes ces personnes qui croient en lui, qui lui confient des choses
cruciales parce qu'elles le trouvent intègre.
Sa part d'ombre, parce qu'il en a une, reste uniquement connue de moi.
Xander est
discret. Nous restons cloîtrés la plupart du temps à son appart, un penthouse
situé au dernier étage d'un immeuble avec des tonnes de vigiles, une forteresse
où je le rejoins après l'école. Les gardiens se sont habitués à me voir. Ils ne
posent pas de questions et me laissent entrer avec mon uniforme d'école.
Je fais mes devoirs
sur le comptoir de son immense îlot de cuisine. Un repas soigneusement préparé
par un cuisinier que je ne vois jamais, m'attend toujours. Même le ménage est
fait par des domestiques qui ne m'ont jamais aperçue; et qui, en changeant les
draps le matin, doivent se douter que le maître de maison a une vie sexuelle
hors norme. Enfin, une partie des vêtements et des choses qu'il me paie est rangée
dans la grande penderie de la chambre, à côté de ses complets à lui.
Quand j’arrive chez
lui après les cours, je regarde un peu de télé, en m'abrutissant de
vidéoclips musicaux. Je préfère ça qu’affronter la réalité des nouvelles à la
télé : bombardements, guerres, terrorisme, tremblements de terre.
Je lis des
bouquins, prends un bain moussant et me prépare avant son retour du travail.
J'envoie un texto à ma tante Mariam chez qui j’habite à présent:
« Compétition de volley-ball, je rentre
plus tard. J'ai mangé, ne m'attendez pas ».
Un énième mensonge.
Tante Mariam m’encourage. Elle dit que le sport est un excellent hobby pour
oublier le drame de ma vie. Elle veut que je m’occupe pour ne pas déprimer,
dit-elle. Elle est loin de se douter de ma double vie.
Il y a également le
bungalow que l’étranger loue le week-end au bord de la mer, sur les îles de
Loos; c'est un petit paradis sur terre où nous baisons jusqu’à nous abîmer l’un
en l’autre. Lorsque nous finissons épuisés de notre corps à corps, nous lisons et
nageons dans la mer miroitante; nous nous allongeons sur le sable avec la mer
en background. L'illusion qu'on est quelque chose lui et moi, parce que nous
sommes exclusifs l'un à l'autre. Pourtant, s'il arrêtait de me donner autant
d'argent, est-ce que je cesserai de le voir? Je l'ignore.
Au-delà de nos
fréquents rapports sexuels, il y a un aspect que j'aime chez Xander.
Il m'initie à de
nouvelles choses. L'amour du Jazz par exemple, vient de lui. Il me fait
découvrir des nouveaux morceaux avant et après l'amour, des classiques qu'il
aime faire jouer, en roulant des cigarellos et en buvant du whisky. Nous
discutons aussi. Beaucoup, passionnément. D'histoire, d'actualités, de
politique. Il aime confronter ma perception du monde, me file des bouquins,
demande mon avis sur mes lectures. À ses côtés, je développe mon esprit
critique, je m'affine. Il me parle Danois et Anglais que j’apprends avec lui et
m’initie à la photographie. Il adore me faire à manger quand il a un
moment de libre, il est attentionné, fait venir discrètement son chauffeur à
mon école pour m’éviter les transports publics.
Qu'est-ce que
j'étais pour cet homme? Un jouet? Une amante? Un exutoire?
Je regarde autour
de moi et je n’en reviens pas du délire de cette fête. Tous ces gens qui se
pelotent, toutes ces filles... ces putes. Un doute m'envahit, persistant comme
un arrière-goût. J'en serai une aussi? une pute?
Je sais qu'il
comble les vides que je traîne avec moi par sa présence. Il est resté quand
tout s'écroulait autour de moi, quand ma famille se déchirait. Il est resté
après tout. Pour des raisons qui me sont inconnues.
Nous développons
une dépendance l'un envers l'autre, réconfortante d'abord, puis maladive et toxique.
Nous en serons peu à peu conscients.
Qu'arrivera-t-il
quand je voudrais sortir de cette histoire, puisque tout a un début et une fin?
Me laissera-t-il partir sans lutter? J'espère qu'il ne luttera pas. Je n'aime
pas beaucoup les drames. Je préfère m'esquiver en douceur. Livrera-t-il
bataille pour garder son jouet?
Dans la soirée de
Serguei Ivanov où je m’emmerde en attendant Alexander, il y a cette fille qui
me fixe sans arrêt. Elle est belle avec sa peau ébène. Dangereusement belle. Je
saurais plus tard qu'elle s'appelle Aicha. Elle est plus vieille que moi d’une
dizaine d’années. Elle m’interpelle sans me saluer.
-
Hey, tu es venue
avec Xander?
-
Tu le connais?
demandai-je un peu surprise, en retrait, adossée sur la balustrade au premier
étage. En face, la mer et les vagues qu'on entend.
Xander se lierait
avec cette fille? Il était capable de me demander que je lui sois entière alors
que lui ne respectait pas notre entente, notre exclusivité. Elle n'était pourtant pas son genre. Enfin, le
connaissais-je suffisamment pour lui faire confiance?
La jeune femme a un
sourire complaisant à mon égard.
-
Qu’est-ce que tu
crois? je connais tout le monde ici. Ça fait longtemps que vous êtes ensemble?
Je ne lui réponds
pas. Je n'en ai pas envie. Je ne la connais pas. Elle prend ma méfiance pour de
la prétention. Mon attitude l'offusque et elle décide de m’attaquer.
-
Tu te crois
différente de moi et de toutes celles qui sont ici? lança Aicha en me narguant.
Je me doutai qu’il
s’agissait d’une affirmation plus qu'une question. Certaines filles autour en
l’entendant, ricanèrent.
Aicha continua sur
sa lancée, ravie d'avoir de l'attention, assoiffée du sang de la colombe que
j'étais, elle aurait voulu enfoncer ses griffes en moi et me détruire.
-
Tu penses que tu es
spéciale parce que tu as l'impression qu'il te traite différemment, qu'il est
gentil avec toi? Regarde-toi seulement dans un miroir. Tu es une putain comme
nous autres. Il te paie pour tes services, il t'entretient alors que tu as
l'impression qu'il prend soin de toi et surtout il te prend quand ça lui
chante... Dis-moi ce que c'est alors...
Je dis à la fille
naïvement (où j'avais puisé tant de naïveté?) que ce n'était pas la même chose,
que Xander avait de l'affection pour moi, qu'il m'aimait bien…
Elle eut pitié de
moi.
-
Pourquoi à ton
avis? tu as quel âge? 16? 17 ans? ... une enfant. Tu es encore bonne pour
quelques années... Tu vas à quelle école déjà?
-
Je n'ai pas besoin
de lui! Rétorquai-je, obstinée.
-
Tant qu'il paie,
si.
-
Tu ne comprends
pas, il ne s’agit pas d’argent.
Aicha est
intriguée, elle veut plus en savoir.
-
Si ce n'est pas son
argent, alors quoi donc?
Une lumière
s'alluma dans son cerveau :
-
Tu l’aimes? C’est
ça?
-
Tu es folle? Bien
sûr que non! Répliquai-je, agacée.
J’étais incapable d’aimer. L’amour, c’est dangereux. Je ne voulais pas
être comme ma mère. Je ne pouvais aimer.
La fille ricane.
-
Ne tombe pas
amoureuse. C’est un conseil. Ne crois pas que c’est de l’amour. Ça serait trop
bête.
Ensuite, elle
m’offrit un verre, comme un gage de paix, que j’acceptai. Elle avait déjà son
plan qu’elle me dévoila.
-
Je peux t'aider à
gagner plus d'argent, je peux te présenter à des hommes puissants et fortunés
qui seraient intéressés par toi. Sergueï par exemple, tu lui plais. Il pourrait
te donner tout ce que tu désires.
-
Il n'y a rien que
je désire. Et ton Serguei est répugnant.
Aicha me regarde
énigmatique, rusée, bien trop rusée pour moi. Elle griffonna son numéro de
téléphone sur un paquet de cigarettes. Elle ne lâche pas la proie que je suis.
- Écoute, je t'aime bien finalement. Si jamais tu changes d'avis ou pour autre chose, si tu as besoin d'une bonne oreille, on ne sait jamais...Appelle-moi. Est-ce qu'il est correct avec toi, ton blanc? Tu ne veux pas répondre… Je comprends. Tant qu'il ne t'oblige pas à faire des choses que tu n'as pas envie...
C'est en disant
cette phrase qu'elle capte mon trouble que j'échoue de lui dissimiler, elle a
vite percé ma défaillance. Elle profite de l’occasion pour s’engouffrer dans la
brèche que je lui ouvre.
-
Ce n'est pas tout
ce qu'il te fait que tu aimes, ai-je tort?
-
Je ne veux pas en
parler.
Ses yeux m'examinent et me scannent
rapidement. Elle a vu la trace laissées
par les entraves à mes poignets avant que je les dissimule rapidement avec mes
bracelets. Un sourire de compassion apparut sur ses lèvres.
-
Ma pauvre enfant...
Tu es tombée sur un sadique?
Aicha dit cela très
bas, dans un murmure, afin que je sois la seule à l'entendre. Elle mettait les
mots sur la nature exacte de l'homme. Ce que je savais déjà et que
j'avais oblitéré au fond de ma conscience active. J’avais peur qu’elle devine
aussi ma nature profonde.
La jeune femme
s’approcha de moi, je la sentis préoccupée comme une grande sœur, effrayée.
-
Ce n’est rien. Tu
n’as rien vu, dis-je, troublée par son attitude.
Je n’avais pas
besoin qu’elle me prenne en pitié. Autour de nous, la fête était à son
paroxysme. Le service de traiteurs apportait le gâteau d’anniversaire de
Serguei au milieu de l’allégresse générale. Elle soupira en secouant la tête.
-
Comment tu
t’appelles?
-
Éva.
-
Éva, tu joues à un
jeu dangereux.
-
Il m’a expliqué les
règles, je lui fais confiance.
-
Qu’importe. Comment
peux-tu t’abandonner ainsi à lui? Il pourrait te faire mal…
-
Non. Il a promis.
Ce n’est qu’un jeu. Rien n’est réel.
Xander m’a dit : «
Abandonnes-toi à moi » et je me suis abandonnée à lui.
Comme le fleuve quand
il se jette à la mer. Le fleuve ne se pose pas de question. Il se perd dans une
entité plus grande, plus puissante. J’étais ce fleuve.