Le feu
Ecrit par Meritamon
J’aurai dû rester avec maman la nuit de l'incendie
comme l'avait suggéré mon frère Taher. Nous ne nous serions jamais douter qu'en
la laissant seule, cette nuit-là en particulier, un malheur surviendrait.
Maman nous avait pourtant prévenu dans ses moments
de délires, que nous prenions pour des délires, dans ses silences, dans ses
absences, dans ses colères et même dans ses rires hystériques.
Nous aurions pu lire cela comme un présage dans un
ciel sans nuages. Elle m'avait dit dans un de ses rares moments de lucidité
alors que je lui donnais son bain, puisqu'elle n'était plus capable de
s'occuper d'elle,
-
Je vais
brûler la maison. Ça fera un énorme brasier. On en parlera dans les journaux,
on passera même aux nouvelles du soir. Peut-être que ton père se souviendra que
nous existons.
-
Tu es folle. Tu sais qu'on t'enfermera chez les
fous si tu fais ça. Et puis nous, on restera où?
Elle avait souri doucement et haussé les épaules
d'une indifférence feinte.
-
Il vous reprendra avec vous. Toi, surtout. Tu lui
ressembles. Tu es sa préférée.
-
Moi, je vais où tu vas, maman, lui dis-je en
l'embrassant sur le front, pour lui démontrer que je lui serais loyale. À
jamais.
Puis, elle me dit une chose que je savais déjà;
elle pleurait de toutes les larmes de son corps.
-
Je ne peux plus prendre soin de vous. Je suis
tellement fatiguée...
Elle l'était très souvent. Elle dormait toute la journée; et la nuit venue, il n’était pas rare qu’elle délire, pleure,
hurle, s'arrache les cheveux. C'était une souffrance de l'entendre. Dans ces moments-là, je m'enfermai avec elle dans sa chambre que je verrouillais pour l’empêcher de sortir.
Je mettais la musique. Souvent fort. Pour couvrir ses cris. Certaines nuits, elle
arpentait la maison comme une somnambule. Taher, pour ne pas entendre les
hurlements qui lui fendaient l'âme, se mit à la droguer, à notre insu. Il lui
donnait du Fentanyl, une drogue plus puissante que la morphine, qu'il trouvait
on ne savait où, et qu’il vendait aux toxicomanes. Il disait vouloir qu'elle
retrouve un semblant de calme. Au contraire, la drogue assommait Maman, la rendant
léthargique des jours durant. Ousmane et moi l'apprîmes plus tard, lorsque les
examens de sang de maman revinrent avec un taux alarmant de stupéfiants dans le
sang; son médecin était en colère et voulut nous dénoncer à la police. Je fus
obligée de régler cette situation de la seule manière que je connue, c'est-à-dire en me
donnant au docteur, entre deux rendez-vous dans son cabinet médical, afin qu'il garde le silence. Il eut beaucoup de remords, me
prévint que la prochaine fois, cela ne suffira pas, qu'il ira directement à la police. J'avais vomi par la suite, de dégoût de lui, de dégoût de moi.
Enfin, je décidai d'oublier cet incident que j'enfouis quelque part dans mon
inconscient, avec toutes les autres choses que j'avais faites.
Lorsque ma mère me mit au courant de son projet
d’incendier la résidence, je fus inquiète et rapportai ses propos à mes frères. Nous
avions décidé de la garder à tour de rôle. Nous avions caché
les allumettes et le bidon de pétrole qui servait parfois à raviver le charbon
trempé quand on cuisinait, nous ne nous servions même plus des bougies pendant les pannes d'électricité.
La nuit du feu, Taher était à une fête branchée, à
vendre des stupéfiants aux gosses de riches en quête de sensations fortes.
Ousmane était affalé sur le comptoir poisseux de quelque bar, d'où on le
chassera à l'aube, ivre, ivre de douleur.
Et moi? Je comblais les vides que j'avais en moi,
les points d'interrogations que je traînais en quête de réponse, et toutes mes
parenthèses béantes.
Je colmatais mes fissures. Brutalement. Sur le cuir
mal vieilli de la banquette arrière de l'auto. Dans une ruelle déserte près de
la maison. Dans une ruelle où des filles de mon âge avaient l'habitude de jouer, innocemment.
Les filles de mon âge font autre chose de leur vie.
Elles rêvent, elles rient et tombent amoureuses.
Je pensais à cela pendant que je faisais une
fellation à Xander dans l'inconfort de l'auto, que j'entendais ses soupirs
rauques de plaisir, sa main sur ma nuque pour contrôler mes mouvements. Puis lorsqu'il m'arrêta et me dit: « Allons à l'arrière ». Je lui obéis.
Je me revis entrain de jouer à la corde à
sauter dans cette même rue où je poursuivais, un jour, Malick qui me volait mon
nouveau vélo, en larmes, les genoux écorchés d'être tombée.
Je perçus nettement le bruit de la fermeture éclair
de l'homme et au loin le vacarme que faisaient les chiens errants, pendant
qu'il me plaquait sur la banquette et emprisonnait mes mains au-dessus de ma
tête, comme dans un étau. De l'autre main, il m'arracha fébrilement ma culotte,
déchira l'emballage du condom entre ses dents. L'ombre de l'étranger se
décuplait dans l'obscurité. Il est pareil à un nuage noir et menaçant de pluie.
Il va m'engloutir tant son désir est féroce. Il ne fut pas long qu'il trouva un
chemin en moi. Je laissai échapper un cri étouffé, je fermai les yeux alors
qu'il imprimait à mon corps soumis et tremblant sa domination. J'eus
l'impression d'être la coque d'un bateau sur laquelle viennent cogner
férocement les vagues de la mer. J'étais au milieu d'une tempête. Les sens
exaltés, je perçus chaque détail qui m'entourait: du cuir glacé de la banquette à la buée posée sur
les vitres, du bruit sourd quand il m'emplissait à celui de boue vaseuse de
mon intimité; de la morsure causée par ses dents sur mes seins. Il a une manière
particulière d’aimer, pensai-je. On dirait qu'il est affamé. Un animal affamé.
Lorsque la tempête passa, que je repris mon
souffle, mon ventre incendié se soulevant et s'abaissant au rythme de ma respiration saccadée, il me tendit un bout de
Kleenex pour m'essuyer l'intérieur de mes cuisses de sa semence, parce que la
fichue capote avait éclaté.
-
J’en ai partout… marmonnai-je, contrariée.
-
Tu prends la pilule, n’est-ce pas?
-
Oui, mais ça ne change rien, je n’aime pas ça qu’on
vienne en moi.
Il eut seulement un sourire amusé et m’embrassa.
-
Tu t’habitueras à ma façon de faire.
J’avais oublié que j’avais accepté de lui
appartenir. Sans conditions.
C’est alors que j'aperçus, à travers les vitres
embuées de la voiture, les gyrophares des camions des pompiers qui nous
dépassèrent à toute allure. Je sus qu'un malheur était arrivé.
Ma mère avait mis le feu à la bâtisse comme elle
s'était jurée de le faire. Je me rhabillai en panique en pensant à elle.
-
Qu'est-ce qui se passe? me demanda Alexander.
-
C'est Maman.... Il faut qu'on rentre!
Puis, je lui montrai les pompiers qui se
dirigeaient vers ma maison.
-
Il est arrivé quelque chose de grave.
Nous foncions à notre tour à leur suite. Xander me
prit la main, je me rendis compte que je tremblai comme une feuille.
-
Ça ira, me rassurait-t-il, en vain.
J’aurai dû rester avec maman.
Au loin, nous aperçûmes le brasier; notre maison
brûlait dans l'aube naissante. Je vis ma mère en robe de chambre, les pieds
nus, les cheveux hirsutes, de la suie tachait ses vêtements de nuit, hagarde au
milieu des badauds. Je me précipitai vers elle, l’examinai pour m’assurer qu'elle
n'avait rien, qu'elle n'avait pas été brûlée, puis je la secouai, en pleurant:
-
Pourquoi tu as fait ça? Pourquoi ?! C'Est
notre maison, c'est tout ce qui nous reste!
Elle continuait de rire, hystérique.
-
Quand il apprendra ce que je viens de faire, il reviendra! Ton père rentrera à la maison!
-
Ça ne le fera pas revenir! Qu’est-ce que tu crois?
Des hommes qui quittent leurs femmes, ça arrive tout le temps. Ils peuvent même en épouser quatre s'ils le veulent. Tu devrais
passer à autre chose! Il nous faut passer à autre chose!
Je criai de rage. Des voisins accoururent pour me séparer d'elle. Je continuai de lui hurler tout ce que je gardai pour moi, que je n’osai avouer.
- Quel monstre d'égoïsme tu es! tu es une folle! Papa et toi, vous nous avez tout pris ! Vous ne nous laissez rien...
La nuit de l’incendie, c’était un dimanche, les
pompiers s’étaient battus pour sauver le maximum. Grâce à leurs efforts et au
fait qu’il n’y eût pas de vent ce jour-là, le feu n’atteignit pas les chambres
de la pension, mais ne fit aucun quartier à notre maison. Nous perdîmes presque
tout.
Le grand jardin qui faisait notre fierté était
aussi resté intact.
Lorsque Taher et Ousmane se précipitèrent une
demi-heure plus tard, il n’y avait plus rien qui existait. L’ambulance avait
emporté ma mère à l’hôpital, à l’aile psychiatrique exactement. Chez les fous. J’étais
anéantie et prostrée en face de la maison, dans les bras de Xander.
-
Tu étais où? Me lança Taher, avec reproches, des
larmes dans ses yeux. Tu devais rester avec elle...
-
Vous étiez où, vous ? répliquai-je. Puis une colère
sans nom emplit tout mon être, une haine sans filtre, je lui fis savoir ce que
je pensais de lui et surtout la question qui me brûlait les lèvres : « Tu
lui as donné quoi comme drogue, cette fois ? ».