Les Échos des Ombres
Ecrit par Nobody
Dans le bureau feutré de Soraya, Dalila tourna la tête vers la fenêtre, son regard troublé suivant le mouvement lent des feuilles balayées par le vent et s’enfonça un peu plus dans le fauteuil moelleux, comme si elle cherchait à se cacher. La voix douce de la psychologue flottait dans l’air, mais chaque mot semblait s’enliser dans le brouillard de ses pensées. Soraya ne disait alors plus rien pendant un moment, laissant à sa patiente le temps de rassembler ses pensées. Finalement, Dalila prit une inspiration, prête à replonger dans les souvenirs qu’elle avait tenté d’enterrer.
– Dalila, reprit Soraya avec patience. Tu disais que ta relation avec Lisa n’a fait qu’empirer. Raconte-moi ce qui s’est passé ensuite.
Dalila soupira. Sa main joua nerveusement avec l’ourlet de son pull.
– Lisa et moi… tout a commencé bien, tu sais ? Quand elle est arrivée dans l’équipe, elle était chaleureuse, presque amicale. Mais ça n’a pas duré. Très vite, tout a changé. Elle a commencé à me contredire lors des réunions, à critiquer mes propositions devant les autres… Comme si elle cherchait à me rabaisser. Lisa était le genre de personne qui devait toujours avoir le contrôle. Au début, je pensais qu’on pouvait travailler ensemble malgré nos différences. Mais c’était faux.
Soraya resta immobile, un carnet posé sur ses genoux. Ses yeux marron étudiaient Dalila avec une attention bienveillante, mais perçante.
– Pourquoi, selon toi, elle agissait ainsi ? demanda doucement la psychologue.
Dalila haussa les épaules, un rire amer échappant de ses lèvres.
– Parce que j’étais une menace. Enfin, je crois. On me l’a dit, tu sais ? Un collègue.
Elle se redressa légèrement, le regard soudain empreint de colère.
– Tu sais ce qui m’a fait exploser ? La réunion de projet en décembre. J’avais travaillé des semaines sur une nouvelle stratégie pour améliorer notre communication interne. Lisa s’est levée devant tout le monde et a détruit mon travail. Pas de critiques constructives, juste des attaques personnelles. Elle a dit que mes idées étaient naïves, irréalistes… Qu'elles montraient mon manque d’expérience. J’ai… j’ai perdu mon calme.
– Que s’est-il passé ensuite ? poursuivit Soraya, sa voix toujours mesurée.
Dalila ferma les yeux, comme pour repousser les images, mais elles s’imposèrent à elle avec une clarté douloureuse.
– Je lui ai crié dessus. Devant tout le monde. Je lui ai dit qu’elle était jalouse, qu’elle avait peur que je lui fasse de l'ombre. Et puis… je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça, mais ça m’a échappé. J’ai hurlé que si elle continuait à me pourrir la vie, je la tuerais.
Elle ouvrit les yeux, rencontrant le regard de Soraya, qui restait calme, presque impassible.
– Il y avait des témoins. J’ai vu les regards choqués, entendus les murmures. Je savais que je venais de franchir une limite.
– Comment as-tu réagi après coup ? demanda Soraya.
– J’ai su que je ne pouvais plus rester. Lisa en a profité pour me faire passer pour une folle. Alors j’ai donné ma démission ce jour-là. Mais je ne suis pas partie les mains vides. Amid m’avait déjà trouvé un poste ailleurs, et c’est comme ça que j’ai rencontré… Vicky.
À l’évocation de ce nouveau nom, Dalila se tut, une ombre traversant son visage. Soraya attendit, laissant le silence s’installer, avant d’inviter doucement Dalila à poursuivre.
– Vicky était différente de Lisa, murmura-t-elle finalement. Mais… pas tellement, en fait. Elle était sournoise, manipulatrice, mais d’une manière plus subtile. Avec Lisa, tout était frontal, brut. Avec Vicky… c’était insidieux.
Elle s’interrompit, ses mains se tordant nerveusement sur ses genoux.
– On y reviendra. Revenons à Lisa pour conclure ce passage, suggéra Soraya, orientant doucement la discussion. Que ressens-tu aujourd’hui en repensant à ce moment ?
Dalila se pencha légèrement en avant, ses coudes sur ses genoux, son visage entre ses mains.
– Du regret. Pas pour ce que j’ai dit… Mais pour la manière dont j’ai laissé tout ça me consumer. Je n’aurais jamais dû me laisser atteindre à ce point. Lisa était toxique, mais c’est moi qui lui ai donné ce pouvoir sur moi.
La psychologue hocha lentement la tête, prenant note de ces paroles avant de changer légèrement de ton.
– Nous parlerons de Vicky dans un instant. Mais avant, j’aimerais te ramener dans le présent, Dalila. Que ressens-tu en me racontant tout cela aujourd’hui ?
Dalila releva la tête, son regard fixant un point dans le vide.
– De la peur. Parce que je ne sais pas si je suis réellement passée à autre chose. Je me demande si… si je ne suis pas encore cette personne, celle qui explose sous la pression. Ce que je ne t'ai pas dit c'est que ce n'était pas la première fois que je la menaçais devant témoin.
Un silence suivit, mais il fut interrompu par la sonnerie du téléphone de Soraya. Elle s’excusa rapidement et décrocha, laissant Dalila seule avec ses pensées. À travers la fenêtre, le ciel s’assombrissait, annonçant la tombée de la nuit.
Lorsque Soraya raccrocha, elle se tourna de nouveau vers Dalila avec un sourire d’excuse.
Dalila hocha la tête, mais ses pensées semblaient encore accrochées à Lisa.
Elle ferma les yeux, et un nouveau souvenir s’imposa à elle, clair comme du cristal.
Cela s’était passé un mercredi, en fin de journée. Dalila s’était accrochée à son clavier, concentrée sur un rapport urgent, quand Lisa était entrée dans son bureau comme une tornade.
– Dalila, j’ai besoin que tu refasses cette présentation, maintenant, avait-elle ordonné en jetant un dossier sur son bureau.
Dalila avait levé les yeux, incrédule.
– Mais c’est toi qui a validé la version actuelle hier soir. Pourquoi faudrait-il que je recommence ?
Lisa avait croisé les bras, ses lèvres pincées dans une moue exaspérée.
– Parce que je viens de changer d’avis, et c’est toi qui es responsable de ce projet, pas moi.
– Ça ne marche pas comme ça, Lisa ! Je ne peux pas tout refaire parce que tu changes d’idée sur un coup de tête !
Le ton de Dalila avait monté d’un cran malgré elle. Les regards curieux de leurs collègues s’étaient tournés vers elles, amplifiant la tension.
– Je ne tolérerai pas ce genre de réponse, avait rétorqué Lisa, impassible. Si tu ne veux pas refaire ce travail, alors peut-être que tu n’es pas faite pour ce poste.
C’en était trop. Dalila s’était levée d’un bond, renversant sa chaise.
– Tu crois que je vais te laisser m’humilier devant tout le monde ? Tu te prends pour qui, Lisa ? Je n’en peux plus de tes abus !
Lisa n’avait pas reculé d’un millimètre, bien au contraire.
– Peut-être que tu devrais partir, Dalila. Franchement, ça rendrait les choses plus simples pour tout le monde.
Le sang de Dalila n’avait fait qu’un tour. Une rage qu’elle ne reconnaissait pas l’avait envahie.
– Si je pars, tu devrais te méfier, Lisa. Parce que si je reviens, ce sera pour te faire taire à jamais !
Un silence glacial avait envahi la pièce. Tous les regards des personnes à l'extérieur du bureau mais qui avaient assisté à leur échange houleux étaient braqués sur elles, choqués par la menace explicite de Dalila.
Lisa avait souri, presque triomphante, en chuchotant :
– Merci, Dalila. Merci de me donner exactement ce dont j’avais besoin.
Retour au présent – Soraya observe et questionne
– Tu l’as menacée de mort, une deuxième fois, répéta Soraya, son ton neutre mais ses yeux scrutant attentivement Dalila.
– Oui, murmura Dalila. Mais… Je ne le pensais pas. C’était la colère, juste la colère.
Elle croisa les bras, comme pour se protéger de l’onde de jugement qu’elle sentait venir.
– Et Lisa ? Est-ce qu’elle a fait quelque chose après ça ?
Dalila hocha lentement la tête.
– Elle m’a dénoncée, bien sûr. À la direction. Mais je suis partie avant que ça ne devienne officiel.
- Est-ce que tu en as parlé à quelqu’un à l’époque ? Demander de l'aide ?
Dalila secoua la tête, amère.
– À quoi bon ? Lisa avait cette manière de manipuler tout le monde. Elle avait réussi à se mettre le directeur dans la poche. Chaque fois que je voulais expliquer ma version, il me coupait la parole en disant qu’elle avait déjà tout réglé. C’était humiliant. Et ça n’a fait qu’empirer.
Soraya posa son stylo et se pencha légèrement en avant.
– Pourquoi crois-tu que tu as réagi ainsi ?
Dalila haussa les épaules, évitant le regard de Soraya.
– Je ne sais pas. C’était comme si… comme si quelque chose en moi éclatait, une part que je ne contrôlais pas.
Soraya nota quelque chose dans son carnet avant de reprendre.
– Et ton nouvel emploi, celui où tu as rencontré Vicky… Comment était-ce ?
Dalila soupira, comme si elle n’attendait que cette question.
– Ahmid m’avait aidée à décrocher ce poste. Je pensais que ce serait un nouveau départ, mais…
Elle marqua une pause, cherchant ses mots.
– Je me suis trompée. Vicky était différente de Lisa, mais pas moins toxique.
– Raconte-moi votre première rencontre, proposa Soraya.
Dalila ferma les yeux, se laissant envahir par le souvenir.
Elle était arrivée dans cet open-space lumineux avec un mélange d’espoir et d’appréhension. Tout semblait plus calme, presque apaisant. Mais cette impression n’avait pas duré longtemps.
Vicky, sa collègue directe, lui avait été présentée dès son premier jour. Une femme d’une trentaine d’années, élégante, avec un sourire si large qu’il paraissait presque menaçant.
– Enchantée, Dalila, avait-elle dit en lui tendant une main ferme.
Mais le regard qu’elle lui avait lancé disait autre chose : "Bienvenue dans ma zone de contrôle."
Dalila sentit son estomac se nouer, mais elle avait souri, déterminée à faire bonne impression.
– Enchantée, Vicky. J’espère qu’on pourra bien travailler ensemble.
Vicky avait ri, un son léger mais teinté de quelque chose de froid.
– Oh, ne t’inquiète pas, ça se passera bien… tant que tu fais les choses à ma façon.