Sous pression

Ecrit par Nobody

Dalila se redressa dans son fauteuil, les yeux légèrement écarquillés, comme si elle venait tout juste de se rendre compte de la tension qui se creusait dans ses épaules. Un frisson glacé parcourut sa nuque tandis qu'elle se perdait à nouveau dans ses pensées, sans vraiment voir Soraya qui attendait une suite.

– Vicky n'était pas tout à fait comme Lisa, répéta-t-elle, mais elle avait un regard aussi acéré. Un regard qui savait tout, qui vous déshabillait en un clin d'œil, même sans dire un mot.

Elle marqua une pause, se remémorant les premiers jours dans ce nouvel environnement. Malgré ses réticences, elle avait voulu y croire, offrir à ce travail une chance de la redresser, de la faire sortir de l'ombre laissée par ses précédentes relations professionnelles.

– Dès notre première réunion, Vicky a posé les bases de son contrôle, comme un territoire qu'elle voulait marquer d'une manière ou d'une autre. Son sourire n'atteignait jamais ses yeux. C'était comme si elle avait un pouvoir sur chaque geste, chaque mot que l’on prononçait.

Dalila secoua lentement la tête, comme si ces souvenirs la prenaient dans une tornade de déception. Soraya, toujours aussi calme, la laissait s'exprimer sans intervenir, son stylo toujours posé, à peine effleurant le carnet.

– Dès le départ, Vicky a fait en sorte de m'isoler, expliqua Dalila d'une voix plus basse, comme si parler de ça pouvait la faire revivre. Elle a commencé par manipuler les autres collègues contre moi. Rien de flagrant, bien sûr. Tout était subtil, presque imperceptible. Elle s'assurait que je ne sois jamais dans la boucle des informations importantes. Quand je venais lui demander des clarifications, elle me répondait par des mots vagues, détournait la conversation, me faisait passer pour une intruse. Les autres la suivaient sans se poser de questions, comme des moutons.

Dalila s'arrêta un instant pour respirer profondément, se sentant envahie par un mélange de frustration et de colère, un sentiment qu’elle connaissait trop bien maintenant.

– Et tout ça ne faisait qu'empirer. À chaque fois que j'essayais de prendre des initiatives, elle m'interrompait. Elle m'appelait pour des "réunions improvisées" en dehors des heures de bureau, me confiait des responsabilités qu'elle savait très bien que je ne pourrais pas mener à bien à cause de l'ampleur de la tâche. Chaque fois que je réussissais à accomplir quelque chose, elle minimisait mon travail, le qualifiant de "juste acceptable" ou "moyenne".

Le silence s'étira encore, puis Soraya reprit doucement la parole, sa voix toujours aussi douce.

– Et comment as-tu réagi à tout cela ?

Dalila ferma les yeux, se sentant prise au piège dans le fil de ses pensées.

– J’ai essayé d’ignorer au début. Je pensais que ça allait passer. Mais plus le temps passait, plus je sentais la pression s’intensifier. Comme si mes moindres gestes étaient scrutés, mes décisions mises en doute. J’ai commencé à avoir du mal à dormir, à douter de moi-même. Je me retrouvais à me poser des questions simples : "Est-ce que je suis vraiment capable de faire ce travail ?" "Est-ce que je suis en train de devenir comme Lisa, cette personne que je détestais ?" Mais je savais au fond que non. Je n'étais pas elle. Je ne pouvais pas être celle qui se laissait contrôler par une autre personne.

Soraya la regardait attentivement, mais sans jugement, juste une écoute pleine de compréhension.

– Tu parles de Vicky, mais est-ce qu’il y a eu un moment précis où tu as vu que la situation devenait insupportable, que tu n’étais plus capable de supporter ce qu’elle te faisait vivre ?

Dalila hésita un moment, un mélange de honte et de colère dans les yeux, avant de répondre d’une voix basse.

– Oui, il y a eu un moment. Un jour, elle m’a fait venir dans son bureau, seule. Elle avait ce regard froid, celui qu’elle utilisait pour me faire sentir insignifiante. Elle m’a dit que "si je voulais vraiment évoluer ici, je devais apprendre à être plus subtile, plus discrète. Parce que ma manière de travailler, ma façon d'être… ça dérangeait." Et puis elle a ajouté : "Si tu veux survivre dans cet environnement, tu devras accepter de jouer selon mes règles."

Dalila s'arrêta, un tremblement passant sur sa main, qu’elle serra contre le bord du fauteuil.

– Tu as eu l’impression que c’était… une menace ?

– Oui, j’ai eu cette sensation. Mais une menace sous forme de pression subtile, un avertissement qui disait clairement que si je ne suivais pas ses règles, elle allait me faire disparaître. Pas physiquement, bien sûr. Mais… me faire sortir de son chemin. Comme elle l’avait fait avec tous les autres.

Soraya, d'un signe de tête, invita Dalila à poursuivre.

– À ce moment-là, j’ai compris que je ne pouvais plus rester dans cette situation. Cela ne faisait que deux mois que j'étais là et ma santé mentale était mise à rude épreuve tous les jours. Mais il fallait que je parte d’une manière qui ne me laisse pas sans options. J’ai commencé à préparer ma démission, discrètement. Et quand je l’ai enfin donnée, Vicky n’a pas réagi comme je l'avais imaginé. Elle a souri, un sourire que je n’oublierai jamais, celui qui disait : "Tu crois que tu as pris le contrôle, mais tu viens de me faire un cadeau."

Le poids de cette remarque fit se tendre les muscles de Dalila, qui serra les poings sur ses genoux, comme si elle voulait évacuer la rage qui était montée en elle.

– Et ce jour-là, tout s’est joué. J’ai quitté ce poste, j’ai quitté cette ville, comme un départ forcé, pour échapper à ce joug invisible mais réel qu’elles avaient sur moi. Mais, au fond, ça n’a pas suffi.

Dalila se leva soudainement, ses yeux brillaient d’une lueur féroce, presque incontrôlable.

– Je n’étais pas libre. J’étais toujours coincée dans ce même cycle, ce même piège. Même en changeant de travail, même en fuyant… il y avait toujours cette part de moi, cette colère enfouie que je n’avais jamais su gérer. Elle était là, en moi, prête à ressurgir à chaque faux mouvement, à chaque personne qui osait me mettre sous pression.

Soraya resta calme, observant sa patiente avec une tranquillité imposante.

– Dalila, as-tu l’impression que cette colère est toujours là, encore présente en toi, à ce jour ? Est-ce que tu as trouvé un moyen de la gérer ?

Dalila baissa la tête, comme si la question venait d’ouvrir une porte sur une réalité qu’elle n’avait pas envie de voir. Elle se mordit les lèvres, ne sachant quoi répondre.

– Parfois, je crois que j’ai changé, mais… je n’en suis pas sûre. C’est comme si je pouvais sentir cette colère, juste sous la surface, prête à exploser. Et ça, ça me fait peur. Parce que je ne veux pas redevenir celle que j’étais à ce moment-là.

Soraya marqua une pause, puis lui parla avec douceur.

– Nous allons travailler ensemble pour apaiser cette colère, Dalila. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut effacer d’un coup, mais chaque pas que tu feras vers la compréhension de cette colère te permettra de retrouver ton calme, ton équilibre.

Dalila ferma les yeux, ses lèvres frémissant, comme si elle cherchait à accepter cette vérité, mais n’arrivait pas à la digérer totalement. Le silence s’étira entre elles, dense et lourd de sens.

Elle se sentait comme si elle venait de sortir d'un profond puits de boue, ses pensées encore embourbées par le tumulte intérieur qu'elle avait essayé de repousser. Elle s'étira et jeta un regard furtif vers la fenêtre, où l’obscurité de la nuit enveloppait la ville. La pluie battait contre les vitres, créant une sorte de symphonie inquiétante, un écho de son esprit tourmenté.

Soraya observait, attentive, les gestes de Dalila sans dire un mot. Elle savait que la fin de la séance ne serait pas le dénouement de cette rencontre, mais un point d'arrêt temporaire avant que le tourbillon ne reprenne.

– Je vais devoir partir, dit Dalila en ajustant son manteau avec une brusque légèreté, comme si cela allait effacer la lourdeur qui pesait sur elle.

Soraya hocha la tête en silence, ses lèvres restant scellées. Elle savait que Dalila avait besoin de temps, mais chaque échange avec elle était un petit pas en avant dans l’exploration de ses propres démons. Cette fois-ci, pourtant, quelque chose avait changé. Elle pouvait sentir que la jeune femme était sur le point de franchir un seuil important. Un seuil qu’elle avait redouté mais qu’elle ne pourrait plus éviter.

– Dalila, murmura Soraya, avant que tu partes, n'oublie pas que ce n’est pas juste une question de travailler sur toi, mais aussi de comprendre comment ton environnement a contribué à ce que tu es devenue. Si tu clames ton innocence, tu dois m'aider à t'aider, il faut qu'on avance mais c'est déjà bien pour aujourd'hui, je te revois demain.

Dalila se figea une seconde. Ces mots, presque trop simples, résonnèrent en elle. Elle n’avait pas encore vraiment réfléchi à la manière dont son environnement, ses relations, et surtout ses rapports de pouvoir, avaient joué un rôle dans son parcours. Jusqu’à ce jour, elle se voyait comme une victime, mais peut-être y avait-il plus que cela.

Elle se tourna vers Soraya, une lueur de réflexion passant dans son regard.

– Je reviendrai. Mais… je dois aussi avancer de mon coté, essayer de reconstruire quelque chose de plus stable.

Soraya lui adressa un sourire serein, mais empli de compréhension.

– Prends ton temps, Dalila. Parfois, il faut savoir s'éloigner pour mieux se retrouver. Mais n’oublie pas que tu n’es pas seule. A demain.

Dalila acquiesça, puis sortit du bureau, laissant derrière elle un silence qui semblait encore plus lourd. Elle passa dans le hall de l’immeuble, l’air frais de l’extérieur la frappant immédiatement en pleine face. Ce contact avec la réalité extérieure la rappela brusquement à ses préoccupations immédiates. Elle ne pouvait pas se permettre de s'attarder sur ses démons intérieurs plus longtemps. Elle avait un nouveau travail à commencer. Un travail qui, elle l’espérait, lui offrirait une échappatoire, une chance de repartir à zéro. Mais même alors, une question persistait en elle : pourquoi fallait-il qu’elle se retrouve toujours dans cette dynamique destructrice ?

Le lendemain matin, Dalila se réveilla avec la sensation d’avoir à la fois tout effacé et rien changé. Le dernier entretien avec Soraya l’avait laissée dans un état de suspension. Elle se leva lentement, ses mouvements encore ensommeillés par la nuit agitée qu’elle avait passée. Le matin s’étirait, avec des rayons timides qui perçaient à travers les volets. Ce calme contrastait fortement avec les agitations internes qu’elle ressentait. C'est à ce moment précis qu'un souvenir s'imposa à elle. Son premier jour au sein de l'entreprise où travaillait Vicky. 

Elle avait quitté son précédent poste et accepté une nouvelle offre dans une entreprise plus grande, avec plus de responsabilités. C’était une opportunité en or, mais il y avait un détail qui la hantait : la perspective de croiser Vicky, sa nouvelle collègue. Le nom avait réveillé une petite étincelle d’inquiétude en elle. Elle savait que cette femme, bien qu’apparemment sympathique et professionnelle, pourrait devenir une nouvelle source de tension, comme Lisa avant elle.

Dalila prit une grande respiration et enfila son manteau. Le froid de l’hiver semblait décupler son anxiété, chaque pas qu’elle faisait vers le métro l’éloignant un peu plus de son ancienne vie et la rapprochant d’une inconnue qui, au fond d’elle, ne semblait guère plus prometteuse.

Arrivée au travail, elle fut accueillie par un visage souriant et chaleureux, celui de Vicky. Elle était là, à l’entrée, prête à lui faire faire un tour du bureau et à lui présenter ses collègues. Dalila se sentit à la fois soulagée et nerveuse. Vicky semblait vraiment désireuse de bien faire, mais Dalila savait qu'il était trop tôt pour se faire une idée précise. Elle ne pouvait s’empêcher de comparer chaque geste, chaque regard, avec ceux de Lisa. Était-ce la même dynamique qui allait se développer ? Ou allait-elle enfin trouver un espace où elle pourrait réellement s'épanouir sans avoir à faire face à des rivalités inutiles ?

Vicky la guida à travers les différents services, et bien que Dalila ait essayé de rester attentive, elle sentait cette tension montante en elle, une tension qu’elle ne pouvait totalement maîtriser. Chaque sourire de Vicky semblait trop parfait, trop poli. Il y avait une sorte de façade derrière cette cordialité qui la dérangeait. Elle s’efforça de rester polie, mais ses pensées étaient ailleurs, déjà prises dans les tourments qu’elle avait toujours portés en elle.

Mais c’était la pause déjeuner qui allait révéler des signes plus clairs. Vicky l’invita à s’asseoir à une table où plusieurs autres collègues étaient déjà installés. L’un d’eux, un homme au regard perçant et au sourire facile, engagea la conversation avec Dalila, et bientôt la table se transforma en une petite scène de tensions invisibles, comme si les non-dits se tissaient sous les paroles échangées. Dalila sentit cette lourdeur revenir. Les premières fissures de la complicité semblaient déjà apparaître. Mais cette fois-ci, elle se sentait plus préparée à affronter la situation. Elle avait appris de son passé avec Lisa.

Cependant, quelque chose dans l'attitude de Vicky, une petite touche de calcul dans son regard, fit monter en elle un frisson d’inquiétude. L’histoire ne s’était-elle pas déjà jouée ailleurs, sous d’autres formes ?

Au moment où elle prit son sac pour partir pour sa nouvelle séance avec son amie et présentement psychologue, une pensée traversa son esprit : si l’histoire se répétait, elle ne pourrait plus reculer.

Chaque détail compte...