Lettre 6
Ecrit par Alex_Akah
Laurent Assa
12 Juillet 1978
Abidjan.
Mon cher amour,
Aujourd'hui, je dois aller chercher mes résultats du baccalauréat.
Je suis plutôt confiant. Enfin, je l'étais, jusqu'à ce que maman
m'appelle dans sa chambre et me fasse asseoir sur ses jambes. Je sais,
je suis définitivement trop vieux pour ça. Mais maman n'a pas l'air de
s'en rendre compte, alors je ne peux que supporter.
Donc, j'étais
plutôt confiant - en Dieu d'abord, et en mes propres capacités - puis
maman m'a fait venir et m'a fait asseoir comme un bébé.
Elle a joué
avec mes joues pendant au moins 5 minutes, avant de pousser un profond
soupir et de me dire: "tu sais, Famien*, je crois en toi. Et je te sais
très intelligent. En plus, je t'ai vu étudier de ton mieux pour cet
examen. Mais on a déjà vu ici des gens brillants qui ne l'obtiennent
pas, à cause des tricheries ou autre. Alors je veux que tu saches que si
jamais tu n'as pas le bac, ce n'est pas grave. Romains 8,28 dit que
tout concoure au bien de qui aime le Seigneur. Donc peu importe les
résultats, on va se réjouir, parce que ce sera la volonté de Dieu."
Elle a ensuite insisté pour qu'on prenne un temps de prière, afin de
confier tout ça à Dieu, et prie que s'Il le veut, que je fasse partie
des 40 et quelques pourcent admis au bac, selon les infos de tata
Agathe, qui travaille au ministère de l'éducation nationale.
Je me
suis difficilement retenu de lui dire que Dieu n'aimait pas qu'on le
dérange avec des faux soucis, et que même si le taux de réussite était
de 1%, j'allais en être. Des fois qu'elle me sortirait encore: "tu es
d'une suffisance atroce, Laurent."
Mais à toi, je peux bien
avouer que son laïus a ébranlé ma confiance en moi. En plus, elle m'a
appelé Famien, chose qu'elle ne fait que quand elle est extrêmement
sérieuse.
Du coup, je suis un tout petit peu stressé. Pour éviter
qu'elle s'en rende compte, je suis venu m'enfermer dans ma chambre, et
j'ai fait semblant de dormir.
A vrai dire, ce n'est pas tant
de rater le bac qui me fait peur, c'est plutôt le contraire. J'ai peur
d'avoir le bac et de devoir rentrer à la fac. Je n'ai que 16 ans. J'ai
beau être supérieurement intelligent, les réalités de l'université sont
les mêmes pour tous. Sans compter que je risque de me faire bizuter du
fait de mon jeune âge, par les étudiants des autres années (la preuve
que l'intelligence et l'âge ne sont définitivement pas corrélés).
Si
je décide d'aller à l'étranger, ce sera pire. Aucun membre de ma
famille ne vit hors du pays. Certes, je suis assez responsable et
autonome, mais je doute d'être capable de prendre soin de moi comme
maman le fait. Mes compétences culinaires n'arrivent pas à la cheville
des siennes, et je déteste faire le ménage. Je ne vais pas survivre un
mois, tout seul.
Encore que ça, ce sont juste des questions
logistiques qui peuvent être résolues. Le vrai problème, c'est que
vais-je faire? Je dois être le seul de ma classe à ne pas savoir quoi
répondre à cette question.
Tout le monde sait s'il veut faire médecine, droit, mathématiques, sciences économiques...
Tout le monde, sauf moi.
Franchement, nous demander de choisir ce qu'on va faire pendant les 20 prochaines années, juste comme ça?
La majorité d'entre nous a à peine 18 ans. A cet âge la, et ceci peu
importe le niveau de maturité, c'est juste impossible de décider de ce
qu'on va faire pour le reste de sa vie.
Aucun de nous n'a
d'expérience nécessaire pour prendre ce genre de décisions, qui nécessite réflexion profonde et connaissance parfaite de soi. Combien
d'ados de 18 ans se connaissent vraiment? C'est justement l'âge où on se
cherche, où on tâtonne, où rien n'est certain.
Généralement, on se
laisse influencer par l'entourage, on choisit de se tourner vers la
matière dans laquelle on avait le plus d'aptitudes au lycée, ou on se
laisse porter par sa passion.
Cependant, ce qui marche pour les uns
ne marchera pas forcément pour les autres; une aptitude au lycée peut
devenir une lacune a la fac, et la passion s'essouffle.
Bien sur,
pour certains, ça marche, pour une raison ou une autre; mais pour la
majorité, on laisse les parents et/ou les circonstances choisir ou nous orienter, et à 40 ans; on se retrouve à travailler plus pour le
salaire que pour le développement et l'épanouissement personnel.
Je refuse que ceci m'arrive. Comme je refuse de jouer au poker avec mon
avenir. Donc j'ai décidé de prendre une année sabbatique. Je ne sais
juste pas encore comment l'annoncer aux parents.
J'entends déjà maman hurler et papa lui dire que c'est sa faute si j'ai les manies de petit blanc.
Enfin, on verra bien au moment venu.
Je dois y aller. Je te tiendrais au courant des résultats.
Je t'aime,
Laurent Assa.
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Famien: prince