Malick (1)

Ecrit par Meritamon

Taher Barry.

 

J’avais la moitié de l’esprit embrumé par l’alcool lorsque je la vis partir avec Alexander. J’aurai juré qu’elle me fuyait du regard. Je savais qu’elle lui plaisait à cet homme, ma petite sœur. Éva plaisait à pleins de garçons. C’était ainsi depuis quelques temps.

Elle avait vite grandi, un peu comme une vigne sauvage. Personne dans la famille ne l’avait vu venir ce moment où la petite fille vive et maligne s’était transformée en femme. Même pas notre mère, prise dans le tourment de la séparation avec notre père.

Éva était une femme-enfant comme dans la chanson.


Elle me méprise. Je le vois, je le sais. J’ai l’impression d’avoir perdu l’aura que j’avais auprès d’elle. Tout ce que je sais faire, c’est lui gueuler des ordres. Et, je m’en veux de l’avoir frappé ce soir, sans l’écouter ni même prendre la peine de la comprendre, horrifié par ce qui se disait d’elle. Mon sang n'avait fait qu'un tour lorsque je l'ai vue dans cette chambre avec notre hôte. J'espère qu'ils n'ont rien fait ensemble. Je devrais appeler notre tante Mariam, qu'elle vienne la prendre pour quelques jours chez elle. Histoire de calmer les choses. J'ai l'impression que nous avons perdu le contrôle sur elle, moi le premier. Seigneur!  Existe-t-il un manuel quelque part pour m'aider à élever cette fille?

 

J’aperçois Malick Kaba. Sale gosse de riches. Il parait qu’ils ont couché ensemble. Lui aussi. Comment est-ce arrivé vu la profonde inimité qu’ils avaient l’un pour l’autre, une inimité qui remonte depuis l’école primaire? Ils ne se sont jamais appréciés tous les deux. Je fais un signe au garçon parce que je veux lui parler. Il m’évite et va se réfugier au fond du bar, la queue entre les jambes. Que s’est-il donc passé entre lui et ma sœur?

 

Malick était un foutu enfant de riches qui narguait la terre entière et exigeait que tout lui soit donné sans qu’il lève le petit doigt. Son père,  un Général de l’armée, proche du pouvoir, avait accumulé une fortune colossale grâce aux contrats en armement qu’il octroyait à la Russie. Sa mère, quant à elle, était issue d’une famille de négociants de tissus très prospère.

Malick et Éva sont très différents. Pour se moquer, Éva disait qu’il se trouvait tout en haut dans la pyramide de la chaîne alimentaire, niveau carnivore féroce; alors qu’elle faisait partie de ceux qui se font manger tout crus dans la savane. Il était très populaire, elle l’était moins, parfois pour de moins bonnes raisons. Malick avait tout le temps une bande de copains et de filles dans son sillage, des courtisans qu’Éva jugeait dépourvus d’intérêt. Éva, elle rasait les murs de l’école, inapprochable, le nez plongé dans des bouquins. Elle avait cette façon de snober les gens qui ne la rendait pas très sympathique et qui l’isolait. Probablement qu’elle ne s’en rendait pas compte ou faisait-elle exprès de ne pas s'en rendre compte.


Possédant un rare talent pour le basketball, les parents de Malick lui préparaient un grand avenir et espéraient qu’il rejoigne une équipe universitaire quelque part en Amérique du Nord et plus tard qui sait, la NBA. La rumeur courrait que lors ses dernières vacances aux États-Unis, monsieur avait la double nationalité, il aurait participé à des camps de sélection et quelques écoles avaient manifesté leur intérêt de le recruter une fois le lycée achevé. Après tout, il était à sa dernière année de lycée, fournissait le minimum d’efforts dans ses études, et se consacrait entièrement aux entraînements. Il connaissait son statut de privilégié et tenait à le faire savoir. Tout ça pour dire que ma sœur le méprisait. Malick le savait et entre eux c’était réciproque.  Je pense que cette situation leur convenait bien, à tous les deux. J’étais au courant qu’il ne l’appelait jamais par son prénom. Elle était « la sœur de Taher ». Point. Il mettait personnellement une attention à lui rappeler qu’elle vivait dans l’ombre de son frère aîné, c’est-à-dire moi. 


Il lui arrivait d’utiliser notre pension pour y ramener des filles, vu qu’il ne pouvait faire ces choses-là dans sa maison sans que sa mère fasse des histoires. La mère Kaba voulait protéger son champion de fils. Quel scandale s’il engrossait une de ces filles ou s’il chopait une maladie vénérienne. Finie la carrière prometteuse de basketteur! Malick me payait alors grassement pour sa petite besogne à la pension. C’était de l’argent facile pour nous puisque ça aidait à combler les déficits de la pension. Les fins de mois commençaient à être difficiles avec les revenus qui manquaient. Éva me maudissait puisqu’elle était chargée de faire le ménage dans la chambre après le passage de Malick et des filles qu’il ramenait. Elle se plaignait sans arrêt qu’il était un gros dégueulasse, qu’il s’arrangeait pour laisser traîner exprès ses capotes souillées dans le but de lui gâcher la vie, qu’elle n’était pas une esclave. Elle me rappelait aussi que la pension n’était pas un bordel et qu’il y avait un certain standing à maintenir. Et Malick, quand il l’entendait, se contentait de ricaner sous son nez et la narguer devant les poulettes qu’il interchangeait à un rythme effréné. Même s’il était terriblement narcissique et se croyait tout permis, il me respectait. En partie, parce que j’arrivais à lui fournir les choses qu’il avait besoin de temps en temps, à savoir certaines substances dont il raffolait. Avec moi, il savait garder sa place, malgré son argent.

 

Qu’est-ce qui avait bien changé chez lui et qui avait pu attirer l’attention de ma sœur ?

 

J’avoue que l’une des choses qui l’avantageaient, outre son argent et sa popularité, était son physique. C’est vrai que son entraînement intensif au basketball donnait des résultats fabuleux, son torse s’était élargi, ses biceps et ses épaules s’étaient développées. Il était une espèce de dieu grec conscient de sa perfection. Ça enrageait ma soeur! Il y avait aussi que regarder Malick jouer était plus qu’un plaisir pour les yeux. C’était un grand athlète qui adorait son sport et y excellait. Eva ne pouvait lui enlever ses qualités malgré son antipathie envers lui. Peut-elle qu’elle eût éprouvé une attirance pour lui à un certain moment.

Je me souviens de ce match auquel j’avais assisté avec Éva, de tout le show que Malick avait fait sur le court, d’Éva qui refusait obstinément de le regarder jouer et pourtant, l’observait discrètement par-dessus son livre ouvert. Il s’en était peut-être douté.

Pendant la pause, Malick l’avait interpellée dans les gradins.


-          Hey! La petite sœur à Taher. Je te parle!

-          J’ai un nom, gros con! lui avait-elle répliqué, sans sourciller.

Le joueur avait laissé aller son regard sur Éva, appréciateur.

-          Tu as grandi depuis la dernière fois, tu deviens une femme. Si j’étais tes frères, je garderais un œil sur toi. 

-          Seulement tu n’es pas mon frère, Malick.

-          Heureusement pour moi, avait-il rétorqué, en hochant la tête d’un air entendu, sourire narquois peint sur sa face.  « Quel gâchis sinon! ».

À mon retour des toilettes, j’avais retrouvé Éva tremblante de colère, qui me raconta la scène que je choisi de minimiser.

-          Ok, c’est tout?

-          Comment ça "c’est tout"? Ce crétin me lance des obscénités et c’est tout ce que tu as à dire? Avait-elle réagi, déçue que je n’eusse pris sa défense de façon énergique. Elle avait espéré mieux de moi. Seulement Malick était un bon client, qui payait très bien, ce qu’Éva ignorait. De plus, je n’avais pas très envie de le prendre à parti devant ses fans, au risque de me faire lyncher par le public.  Je lui parlerais en privé, c’était inutile de faire une scène devant tout le monde.

-          Écoute, Malick et toi, c’est la même histoire depuis des années, depuis l’école primaire quasiment, pour cette histoire de vélo qu’il t’avait pris.

-          Volé, avait-elle rectifié. Éva est tellement rancunière.

-          Volé, si tu veux. Vous ne vous appréciez pas beaucoup…

-          Laisse-tomber! Je me défendrai toute seule, avait-elle dit en haussant les épaules. Elle s’était levée, avait lancé un regard noir à Malick qui continuait de la narguer et avait filé, légère et droite sur ses baskets blanches. La plupart des garçons avait tourné la tête dans sa direction, la plupart la désiraient. Je frémis d’inquiétude. À ce moment précis, je me rendis compte qu’elle n’était plus la petite fille qu’elle avait été.

 
Candeur et décadence