Monsieur Nzé
Ecrit par leilaji
****Leila
****
Je
ne sais pas ce qui s’est passé ce soir là à l’entrepôt. Il n’a pas voulu m’en
parler et je n’ai pas insisté. Avec Alexander quand il est sur les nerfs, ça ne
sert à rien d’insister. Je ne sais pas ce que je donnerai pour entendre la voix
d’Elle me rassurer. Mais je n’ai qu’à l’appeler ! Je compose rapidement son
numéro. Mes doigts cours carrément sur l’écran de mon Samsung. Je ne me suis
même pas demandé quelle heure il était à Libreville. S’il te plait Elle
décroche. J’ai tellement besoin de te parler.
Ca
sonne, une fois, deux puis trois et elle décroche.
— Hé. Petite sœur tu m’as oubliée.
— Elle ! Je suis tellement
heureuse de pouvoir te parler.
— Attends, je mets le haut
parleur, je suis au salon. Les filles veulent te saluer.
J’ai
le cœur qui se serre quand je les entends.
— Hé maman comment ça va ? me demande Béatrice,
la propriétaire du salon. Qui s’occupe de tes cheveux là-bas ?
J’ai
des larmes qui commencent à me monter aux yeux. Ah Béatrice, je m’en occupe
moi-même. Si je confie mes cheveux à quelqu’un ici, on risque bien de me les
arracher.
— J’espère que ton indien là prend bien soin de
toi ma chérie. Sinon on débarque oh.
Je
commence à pleurer tout doucement. Je n’émets aucun bruit pour qu’elle ne
devine pas la détresse émotionnelle dans laquelle je suis. C’est tellement dur
et si loin de ce que j’avais naïvement imaginé. J’essuie les larmes qui roulent
sur ma joue et me répète continuellement : « je suis forte, ça va aller, j’ai
vu pire dans ma vie ». Mais ça ne m’empêche toujours pas de pleurer. Je me
revois encore, écoutant patiemment leurs conseils avisés dans ce salon qui est
devenu un QG de gestion de crise. Je les revois encore s’extasiant sur ma
relation avec Alexander. Que ce temps me manque, quand j’avais l’espoir que
tout s’arrangerait. Qu’il fallait juste y croire et tenter sa chance. J’essaie
de me reprendre.
— Leila ? Leila ?
Je
sens l’inquiétude dans la voix d’Elle. J’essaie de me reprendre mais je n’y
arrive pas.
— Oui ? je réponds d’une voix
tremblante.
Elle
comprend tout de suite et je devine qu’elle coupe le haut parleur de son
téléphone puisque je n’entends plus les filles du salon. C’est mieux ainsi.
— Ma chérie, qu’est-ce qui se
passe ?
— C’est difficile Elle. Je suis
toujours à la case départ. Rien n’a avancé.
— Mais tu savais que ce serait
difficile, surtout que t’es loin de chez toi.
— Oui mais Alexander…
— Il te maltraite ?
— Ne va pas imaginer le pire. La
situation est difficile pour lui aussi. L’entreprise familiale est dans la
merde. Il lui reste neuf mois pour tout résoudre. Ca va être compliqué d’y
arriver même en restant optimiste.
— Mais aide le, c’est ton domaine
non ?
— Ce n’est pas le même droit, pas
la même administration, pas les mêmes règles du jeu. Il me faudrait un an au
moins pour m’acclimater au monde des affaires d’ici. Et il sera trop tard pour
les Khan.
— Leila ! Impossible n’est pas
peuls, tu ne connais pas cette expression ?
J’éclate
de rire et constate avec gratitude que ma tristesse s’est envolée. Que ferai-je
sans son soutien ? Il y a des moments où je me dis tout de même que c’est Dieu
qui lui souffle à chaque fois quoi me dire pour que je ne me sente jamais
abandonnée.
Mais
si au moins, il n’y avait que ça. Vivre dans cette maison est devenue ingérable
au quotidien. Le pire, ce sont les femmes. Celles de la famille ou les
domestiques, c’est du pareil au même. Elles m’ignorent dans le meilleur des
cas, où me font me sentir de trop dans le pire. Et Alexander n’est quasiment
jamais là pour essayer de calmer le jeu.
C’est
pénible. Très pénible.
On
cogne à ma porte. Je dis rapidement au revoir à Elle et raccroche après lui
avoir demandé d’embrasser ses enfants pour moi. J’espère que c’est Alexander.
Ca fait bien deux semaines que je ne l’ai pas vu. Il travaille énormément et
quand il a du temps libre, il supervise les travaux de rénovation de la maison.
Je ne sais pas vraiment si c’est le bon moment pour entreprendre d’aussi gigantesques
réparations mais le processus est lancé et je ne peux plus rien y faire.
J’ouvre
la porte. C’est Karisma. Cette gamine est très étrange. Elle joue celle qui se
fout bien que je sois là mais je la sens toujours sur mes pas, épiant mes moindres
gestes. A croire qu’on lui a demandé de m’espionner. Cette idée me fait froid
dans le dos. Mais je ne lui en veux pas trop. Parce qu’après Alexander m’a
raconté, je sais qu’elle et moi avons
beaucoup en commun. Nous avons toutes les deux perdu nos mères et pas vraiment
connu nos pères. Alors rien que pour ça, je lui laisse le bénéfice du doute.
— Vous avez pleuré ?
Toujours
droit dans le mil avec elle, sans jamais prendre de gants. Elle tient un
plateau repas en main et j’ai faim ! Je lui fais signe d’entrer dans la chambre
qui m’a été dévolue. Elle avance sans hésiter. C’est la seule de la maison à me
parler sans façon et sans faire semblant d’être effrayé par ma seule présence.
— Merci pour le repas.
— Remerciez plutôt Shankar.
Shankar
c’est le cuisinier de la maison. Cet homme doit bien avoir au moins 50 ans et
il a toujours un regard lubrique quand il me reluque. Mais sa cuisine est une
vraie merveille.
— Alors vous avez pleuré ou pas ?
— C’est assez difficile d’être
loin de chez soi.
Elle
s’assoit sur mon lit et me regarde manger avec mes mains que j’ai soigneusement
lavées.
— Ca l’est encore plus de ne jamais se sentir
chez soi, marmonne-telle plus pour elle-même que pour moi.
— Crois-moi, je te comprends.
— Vous ne devriez pas vous dire
qu’ils vous traitent ainsi parce que vous êtes noire. Il y a une fille à
l’école, une américaine qui voulait se marier avec son petit ami. Une blanche. La
famille de Naseer a refusé. Ils se sont suicidés ensemble. Ca a choqué toute
l’école. Sauf moi bien sûr. Les indiens sont si … si communautaires.
— Oh.
C’est
vrai que je n’avais pas pensé qu’ils faisaient la même chose aux européennes.
En fait, ils veulent seulement se marier entre eux. Je la regarde. Karisma
n’est pas aussi jolie que les autres jeunes filles de son âge, mais son regard
vert délavé pétille de malice. Ca lui donne un petit charme. Et puis j’aime sa
peau sombre comme la mienne, même si elle la déteste. Ses yeux n’en paraissent
que plus spéciaux. Je lui fais la remarque et elle m’avoue avoir plusieurs fois
tenté de s’éclaircir le teint. Je suis époustouflée par cet aveu. Selon elle,
c’est très courant et de nombreux produits sont en vente sur le marché.
Je
me sens seule, je prolonge la conversation.
— Et toi t’es amoureuse ? T’as
quel âge ?
— Ca ne sert à rien.
— Comment ça ?
— Je suis trop noire de peau et sur les photos
je ne suis pas top et beaucoup de familles choisissent les futurs brus par
photos et je n’ai aucune dot puisque mes parents sont pas là et les études ce
n’est pas trop mon truc alors…
Ca
en fait des « et » dans une même phrase.
— Moi aussi je suis noire de peau. Mais ton
oncle m’aime comme ça.
— C’est parce qu’il n’a pas grandi ici.
On
peut aussi voir les choses ainsi. J’ai fini de mangé et je me rince les doigts.
On bavarde encore un peu et je me rends compte à quel point cette gamine est
malheureuse ici. Elevée par toutes les femmes de la maison mais aimée de
personne en particulier, on se rend facilement compte que son attitude rebelle
l’aide à attirer l’attention des siens sur elle.
On
frappe de nouveau à la porte. J’espère que ce n’est pas la mère de Alexander.
Je n’ai pas encore bien digéré ce qu’elle pense de ma relation avec son fils et
avec tout le respect que je lui dois, je préfère m’abstenir de lui dire plus
qu’un bonjour. Ca pourrait dégénérer sans que je ne puisse l’empêcher.
Quand
j’ouvre la porte, Karisma me bouscule et disparait avec le plateau repas sans
que je n’aie pu la remercier de me l’avoir apporté.
— Salut.
— Entre !
— Tu sais très bien que je ne peux pas. Ca ne se
fait pas ici. Toi et moi … seuls dans une chambre.
— Et si j’ai envie de toi je fais quoi ?
— Leila !
— Tu es devenu tellement puritain. Tu t’éloignes
de moi Alexander.
— Je suis extrêmement fatigué. J’ai eu une
semaine très difficile et …
— Et que crois-tu que ça a été pour moi ? Une
sinécure ?
Le
ressentiment commence à se faire entendre dans ma voix et je ne veux pas lui
mettre la pression. Je me calme.
— On a besoin … de pouvoir se retrouver … rien
que tous les deux.
J’ai
la douloureuse impression de lui quémander du temps à deux. Il y a quelques
temps encore, on vivait rien que lui et moi dans notre bel appartement au bord
de mer. Et là, on ne peut même pas se voir ? Il y a quelques temps encore, il
dirigeait une société florissante et moi j’exerçais dans un prestigieux cabinet
? Et maintenant plus rien de tout ça ne compte.
— Je vais y remédier, laisse moi
du temps.
Mais
déjà son téléphone sonne, il répond puis dit à la personne de le retrouver dans
son bureau dans une trentaine de minutes. Il est 20 heures 10 à ma montre.
— Laisse-moi du temps Lei, je vais y remédier.
Il
s’en va.
Quand
il m’appelle Lei. Je ne peux strictement rien lui refuser. Je vais lui laisser
du temps.
****Un
mois plus tard****
Karisma
et moi, sommes devenues des partenaires d’affaires. Cette gamine est marrante.
Elle monnaie tout service qu’elle me rend : plateau repas, visite en ville...
Comme elle m’occupe l’esprit avec ses délires d’adolescente, je me prête
aisément à son jeu.
Enfin,
mais là sa demande dépasse tout.
— Je ne peux pas faire ça. C’est
n’importe quoi !
— Si tu m’aides, je te rendrais autant de
services que tu veux pendant une semaine au moins. Allez, s’il te plait.
Je
m’assois sur mon lit en me rendant compte que ma chambre est devenue tout mon
univers depuis que je suis en Inde.
— Réexplique moi d’abord et je
verrai ce que je peux faire.
Elle
s’assoit sur le lit avec moi, je ne compte plus le nombre de fois où on a
marchandé sur ce lit.
Je
me suis battue avec un garçon et …
— Karisma !
— C’était un gros con.
— Surveille ton langage s’il te plait.
— Il a dit que … que j’étais …
— Donc quand un idiot de garçon t’embête, toi tu
réagis comme une idiote de fille c’est ça ?
— Hééé. Je ne suis pas une
idiote…
— Moi aussi, j’ai perdu ma mère et jamais connu
mon père. Mais j’ai tout fait pour réussir ma vie. Et je crois que tu devrais
faire la même chose. Arrêter de faire la gamine…
— Je n’ai pas besoin de leçon de moral et t’es
comme les autres finalement. Tu ne veux pas m’aider.
Elle
se lève et saute par terre prête à s’en aller. Je sens comme un pincement au
cœur parce qu’elle m’a comparée aux autres.
— Je vais t’aider.
***
Je
viens de croiser Neina dans les couloirs de l’entreprise de Alexander. J’ai
évité de lui dire bonjour et elle a fait de même. Je ne suis pas d’assez bonne
humeur pour échanger d’hypocrites amabilités avec elle. J’arrive à grands pas
devant son assistante et demande à cette dernière de m’annoncer quand son
téléphone sonne. Elle me souriait et son sourire a disparu. A présent, elle
évite de croiser mon regard. Qu’est-ce qui se passe ? Je lui répète ma demande
une fois qu’elle raccroche son combiné. Elle fait mine de regarder sur l’agenda
posé devant elle et m’annonce que ça ne sera pas possible que je le rencontre.
Non
mais elle blague là !
J’insiste
poliment. Elle m’oppose un refus catégorique. Je ferme les yeux un bref instant
puis décide de l’appeler avec mon téléphone, après tout je n’ai pas besoin de
passer par elle. Le téléphone sonne sans qu’il ne décroche. Je remercie quand
même l’assistante et sors du bureau. Je suis déjà passablement énervée. Je
tente de lancer une nouvelle fois un appel vers Alexander quand je le vois dans
le bureau de Neina dont la porte est légèrement entrouverte. Je lance l’appel
une dernière fois et le vois faire un geste inimaginable. Il regarde son
téléphone (donc je suppose qu’il voit mon numéro s’afficher) et coupe l’appel
puis le met dans la poche de son pantalon.
Je
suis …
Je
suis …
Verte
de rage !
Je
lui envoie un message. Il le lira quand il voudra.
****Alexander****
Leila
vient de m’appeler mais je ne peux pas décrocher pour le moment. J’ai besoin de
mettre les choses au point avec Neina.
— Ne te donne pas plus d’importance que tu en
as.
— Mais je ne comprends pas ce que tu me reproches
Devdas.
— La prochaine fois qu’il y a un client dans mon
bureau et que tu entres sans te faire annoncer. Si tu m’entends dire que je
suis occupé, sache que c’est une manière très polie de te dire de dégager de
mon bureau. C’est compris ?
— Oui. Ne te mets pas en colère,
ce n’est qu’un malentendu.
Je
respire un grand coup et sors de son bureau.
Cela
fait déjà huit heures d’affilées que je travaille et je suis complètement
éreinté. Mais je ne peux m’arrêter, je dois continuer. Je finirai bien par comprendre
ce qui se trame dans cette entreprise. Je finirai bien par comprendre ce que la
famille Oberoi me veut. J’ai juste besoin de temps pour ça.
Mais
du temps, malheureusement je n’en ai pas plus tellement. Il ne me reste plus
que huit mois.
Et
je sens que Leila est en train de craquer à force de tourner en rond chez moi
comme une panthère en cage. Leila, je l’ai complètement oublié ! Il faut que je
la rappelle. Je sors le téléphone de ma poche et m’apprête à l’appeler quand je
vois qu’elle m’a envoyé un message.
*
**
****Leila****
Je
n’arrive pas à croire que je suis en train de faire ce que je suis en train de
faire. J’avance avec Karisma sur mes talons et j’ai sorti de mon placard pour
justifier notre petit mensonge, mon plus beau sari. J’ai l’air d’une dame et
c’est l’effet recherché.
Karisma
a été convoqué par un de ses enseignants qui a souhaité rencontrer ses tuteurs.
— Pourquoi tu me demandes à moi ?
—