rejoindre Neina?

Ecrit par leilaji

****Alexander****

 

A Libreville, j’étais alors tellement heureux de la voir que même si elle avait énormément changé, ce changement ne m’a pas choqué.

Mais là, dans l’environnement auquel je l’ai toujours associé dans ma mémoire, son corps n’en parait que plus lourd, ses rides plus profondes. Je regarde ces visages inconnus qui m’entourent. Qui sont-ils, que pensent-ils de moi ? Que savent-ils sur mon histoire ? Autant de questions que je me pose, autant de réponses que je n’aurai pas. Retrouver la maison de mon enfance, c’est comme faire un bref saut dans le passé. Les odeurs familières me reviennent en mémoire. Les épices qui habillent délicieusement les plats de ma mère pétillent dans mes  narines.  Même le bruit que fait le vent dans les feuillages des arbustes qui décorent le jardin me revient en mémoire et sonne comme une douce mélodie.

 

Seule manque à ces souvenirs, la présence de mon père. Sa photo orne le grand salon. Une couronne de fleur y est attachée. J’en détourne les yeux.

 

Aujourd’hui, ma mère est venue m’apporter tous les documents importants de la famille qu’elle juge utile que j’ai en ma possession. L’acte de décès de mon père était le plus insupportable à garder. Mais je ne me suis plus attardé sur ce sentiment de honte qui sans doute ne me quittera plus jamais.

 

J’ai du boulot qui m’attend mais avant toute chose, je dois m’occuper de Leila.

Hier, elle m’a vu dans un état pitoyable et … je ne sais pas ce qui s’est passé mais pour la première fois de ma vie j’ai compris que je n’avais pas à être fort tout le temps. Je me suis senti comme libéré après ses paroles de réconfort. Je ne pensais pas Leila capable un jour de remplir le rôle du roc sur lequel je dois m’appuyer pour affronter les évènements de ma vie. J’ai voulu parler à la famille, du moins aux membres présents dans cette maison mais ma mère me l’a déconseillé parce qu’elle estimait que j’étais encore en colère. Je l’ai rassuré. Elle a paru surprise de me voir aussi calme après ma crise de colère d’hier.

 

    Je vais bien « ma ». Où est Leila ? 

   Je ne sais pas, je l’ai très peu vu depuis ces derniers temps.

    C’est toi qui l’a invitée et tu ne sais pas où se trouve ton invité ?

    Elle doit être dans sa chambre.  Elle n’en sort pas beaucoup.

    A qui la faute ?

    Devdas, calme-toi !

 

Elle se tourne vers Karisma pour lui demander d’aller chercher Leila. La petite n’a pas l’air vraiment ravi d’être chargée de cette mission. Je ne connaissais pas son existence. Karisma est une des nombreuses petites filles de ma mère mais la seule qui vit ici. Comme sa mère est décédée en couche et que son père n’a pas voulu s’occuper d’elle et qu’il est parti dans une autre ville, ma mère a dû la recueillir ici chez nous. Leur relation est assez tendue. Karisma, élevée par tous et par personne de particulier s’est révélée très difficile à gérer au fil des années. Rebelle par excellence, peu travailleuse, insolente, ma mère ne sait plus trop quoi faire d’elle.

Ah la famille indienne ! Ici, ce sont souvent des familles élargies, qui peuvent abriter jusqu'à quatre générations. Outre les parents et enfants, on y retrouve les grands-parents, les belles-filles et quelques arrières-grands-oncles ou tantes restés célibataires ou devenus veufs.

Heureusement pour moi, la mienne n’abrite pas autant de monde. Il faut donc compter depuis que mon oncle est décédé : ma mère, Priyanka la seule sœur de ma mère restée célibataire, Shankar, Ranveer et Salman, cousins et neveux de mon père, qui pour je ne sais pas encore quelles raisons n’ont pas quittés la demeure, Karisma petite-fille de ma mère. On était bien plus nombreux auparavant mais au fil du temps et de la descente aux enfers de ma famille, les membres ont peu à peu quitté la forteresse. De sorte qu’aujourd’hui, cette immense bâtisse blanche abrite plus de domestiques que de membres de la famille.

 

Je regarde autour de moi et je ne me pose qu’une seule et unique question : comment vais-je faire pour nourrir tout ce monde?

 

Ma mère suit mon regard et devine à quoi je pense.

 

    Je sais que c’est une grande responsabilité qui pèse désormais sur tes épaules. Mais c’est ton devoir de fils. Et cette responsabilité te paraitra surement moins lourde si à ton tour tu construisais une famille (je vois déjà où elle veut en venir)… avec une femme pour t’épauler et un fils pour t’honorer.

 

Leila apparait. Elle a tiré ses longs cheveux en une queue de cheval, ce qui lui donne un air juvénile.  Elle porte une tunique sur une jupe toute simple et droite de couleur marron. J’ai l’impression qu’elle est fatiguée et qu’elle n’a pas beaucoup dormi, comme moi. Quand elle s’approche de la table suivie de Karisma, je me lève et lui tire la chaise à côté de la mienne pour qu’elle s’attable avec nous. Elle jette un petit coup d’œil aux alentours. Je la rassure en lui confirmant que les autres se sont déjà levés de table.

 

Elle salue ma mère puis s’assoit et regarde tout ce qui est proposé. Culinairement, Leila n’est pas très curieuse alors je doute qu’elle remplisse son assiette. Je demande à une domestique de lui servir du café. Ce qui est vite fait. C’est une working-girl, elle a besoin de sa dose de caféine tous les matins pour bien démarrer sa journée.  Ma mère la regarde puis lui explique ce qu’il y a sur la table. C’est assez impoli de ne pas manger ce qui est proposé par l’hôtesse. Alors je lui fais signe d’écouter.

 

    C’est le petit déjeuner  typique de l’Inde du Sud composé d’idlis, de vadais, de chutney à la tomate ! C’est vrai qu’il n’y a rien de sucré et effectivement il est rare d’avoir des aliments sucrés à table le matin en Inde. Les idlis sont des gâteaux blancs salés réalisés avec des lentilles noires (qui ne sont pas noires d’ailleurs) et de la farine de riz. Du Chutney à la tomate. C’est une petite sauce tomate. Il existe des centaines de façon de les préparer avec les ingrédients qui plaisent à chacun. Voici un beignet salé typique de l’Inde du Sud le masala vadai !

 

****Leila****

 

Ca me fait bizarre de voir autant de nourriture sur la table le matin. Et surtout que ce soit de la nourriture salée. Maman aussi cuisinait salé très tôt le matin : du riz, avec un peu de haricot blanc, une sauce tomate bien pimentée et des morceaux de viandes de bœuf, le tout saupoudré de gari. Avec de tels petits-déjeuners, on pouvait facilement passer la journée sans manger.

 

****Karisma ****

 

Alors c’est lui mon oncle ? Le rebelle qui n’a jamais voulu rentrer chez lui après que le grand-père l’ait chassé. Celui à qui on veut acoquiner Neina-miss-je-suis-une-princesse ! Ca promet. Il n’a pas l’air facile. Le plus curieux, c’est cette femme qui l’a accompagné. On ne parle plus que d’elle dans cette maison et du rôle qu’elle joue dans la vie de mon oncle. Les domestiques ont peur de l’approcher, c’est trop drôle. Elle est jolie. Mais pas aussi jolie de Neina, il faut bien l’avouer. Elle porte une belle bague. On dirait une bague de fiançailles, comme dans les films américains. Vu comment, il la regarde, je suis sûr que c’est sa copine. Franchement moi, je m’en fous complètement de ce qu’ils font ensemble. Du moment que ça empêche cette pimbêche de Neina d’entrer dans la famille, je suis bien contente qu’il soit amoureux d’une autre femme. Même si elle n’est pas indienne. Oui mais noire, ce n’est pas gagné non plus.

 

****AleAlexander****

 

Leila mange ce qui lui a été servi de bonne grâce et en bonne togolaise, le fait que ce soit très épicé ne la dérange pas du tout. Elle fait honneur au plat et mange habilement avec sa main droite. Ma mère est assez étonnée. Il faut dire qu’elle ne sait pas que ceux de l’Afrique de l’ouest mangent aussi avec les mains.

 

L’atmosphère se détend un peu.

 

*

**

 

****Un peu plus tard dans la journée****

 

Nous nous sommes rendus à l’une des enseignes de l’entreprise Bits Business center afin de louer une voiture un peu moins voyante que la vieille Rolls Royce qui nous a cherché à l’aéroport et qu’on ne sort plus que pour les grandes occasions. J’ai opté pour une Toyota Rav 4 qui me rappelle un peu Libreville. Je ne voulais pas non plus empêcher ma mère de se déplacer comme elle le voulait. 

Après la location, je conduis Leila à un rendez-vous dans un cabinet d’avocats d’affaires assez réputé situé en plein centre ville. Elle m’a dit qu’elle ne peut pas rester juste à la maison comme une bonne à rien et attendre que je vienne lui raconter ma journée. Elle a besoin de s’occuper de quelque chose, le temps que je règle les problèmes de l’entreprise familiale. Elle a même ajouté qu’elle pourrait surement m’aider à y voir plus clair en auditant si les documents sont en anglais.

 

Je la dépose et je m’en vais.  Elle me dit qu’elle prendra un taxi pour rentrer.

 

****Leila. ****

 

Je suis reçue par Monsieur Louis Tari, associé Relecom & Partners en Inde, et je lui explique d’entrée de jeu les motifs de ma visite. Je lui parle de mon expérience professionnelle avec The Firm, de mon nouveau statut d’associée, de mon envie de trouver quelque chose dans mon secteur pour une petite durée et aussi de l’éventualité d’aider mon « partenaire » à redresser l’affaire familiale. Il me sourit de manière indulgente et me donne un bref aperçu du monde des affaires en Inde. Déjà, le système légal n’est pas le même, ça je le savais déjà. Le Gabon a calqué son droit sur le droit français et l’Inde est plus proche de la Common Law, le système anglais. Mais je ne savais pas que la différence serait aussi … insurmontable. Il me parle des lenteurs administratives, du timing à l’indienne, des multiples autorisations et passe droit à obtenir à chaque étape. Plus il parle et plus je comprends qu’il essaie de me décourager mais avec la manière.

 

    Monsieur Tari, vous pouvez me dire le fond de votre pensée vous savez. Je peux encaisser comme une grande fille.

    Vous êtes diplômée d’une université qui nous est inconnue ici. Votre expérience là-bas ne sera pas valable ici. L’Inde fonctionne encore à l’ancienne. Il vous sera très difficile de trouver du travail ici. Très difficile.

 

Il continue sur sa lancée. Et je respire à fond pour écouter le reste.

 

Après être partie du cabinet d’avocats, j’ai un peu visité la ville et fais quelques petites emplettes pour mieux m’acculturer au pays et changer d’idée. Mes nouveaux vêtements vont m’aider à  passer un peu plus inaperçu. L’Inde est un pays qui ne laisse jamais indifférent les voyageurs. Libreville n’a rien de comparable à Mumbai. Les tours sont hautes, le luxe insolent dans les magasins et les indiennes sont belles. Bien entendu la ville africaine n’est pas aussi développée que Mumbai mais j’avoue que d’autres autres choses m’ont choquées ici!

Tout d’abord, Mumbai vit à cent à l’heure. Les taxis, voitures et porteurs ne s’arrêtent quasiment jamais de défiler sur les mille et une routes qui transpercent la ville de toutes parts. Le son des klaxons est un chant continu qui devient à la longue assourdissant. Se frayer un chemin parmi les échoppes, les vaches et les vendeurs ambulants est ardu et décourageant.

Ensuite, les trottoirs sont des lieux de vie à part entière, puisque à certains endroits, des familles entières dorment, cuisinent et se lavent à la vue de tous. La misère est tellement visible et crue par endroit qu’on se sent vite privilégié, béni par le ciel. A Libreville, la pauvreté n’est pas aussi criarde, jamais je n’ai vu autant de mendiants, familles entières ou juste des enfants, ça fait tellement de peine. Mais une fois qu’on a donné quelque chose à l’un, on se retrouve vite encerclé par d’autres et parfois on est obligé de mettre fin à cette charité.

Bien entendu, il y a aussi les imbécile qui s’éloignent de vous quand vous passez ou vous font des sourires bêtes. Je les ignore royalement.

 

****Trois heures de courses plus tard.****

 

Je me rappelle de notre conversation juste avant que je ne rentre.

    Alors ta journée ?

 

Il prend son temps pour me répondre.

 

    Tu veux la version longue ou courte ?

   Si c’est une mauvaise nouvelle, la version courte et si c’est une bonne nouvelle, la longue avec tous les détails.

   Ce sera la courte alors et comme on est au téléphone, je préfère encore.

 

Je m’installe confortablement dans le taxi que j’ai emprunté, de toute manière on est coincé dans un embouteillage monstre, alors il m’aidera à patienter.

 

   Je t’écoute.

    Quand mon père est décédé, ma mère a dû laisser l’oncle Aamir administrer la société officiellement même si en réalité c’est elle qui prenait les décisions essentielles. Et mon très cher oncle a comment dire les choses sans te faire comprendre que c’était un enculé de première… Non mais franchement, il a bien fait de crever avant que je ne le vois parce que je lui aurais fait manger les putains d’actes qu’il a signé…

 

Il est en train de se mettre en colère. Je suis choquée ! Ce ne sont pas les termes habituels de Alexander ça ! Mais qu’a-t-il donc découvert qui le mette dans cet état ?

 

   Alexander calme-toi. Je ne comprends rien…

   Bon. La société est endettée jusqu’au cou. Il me reste 9 mois pour tout payer sinon, la banque saisira tous nos actifs. Absolument tout. 9 mois Leila. C’est impossible de redresser la situation en 9 mois.

 

Quelle journée de merde !

 

Quand je rentre de mes aventures indiennes, je trouve tout le monde assis au salon et bavardant gaiment entre eux tandis que Alexander et sa mère se sont retirés sur la terrasse. Alexander sirote un tchai en faisant la grimace (thé au lait outrageusement sucré qui me donne mal au ventre parce que je ne digère pas bien le lactose). Il porte une veste bleue marine et à l’air très soucieux. Depuis qu’on est en Inde, j’ai comme l’impression de voir enfin ses manières d’indien ressurgir du plus profond de lui. Comme il parle avec sa mère, je ne veux pas le déranger.

 

    Tu n’aimes pas notre thé ?

   On en sert partout même au diner d’affaire alors il vaut mieux que je m’y habitue. C’est vrai que c’est très loin du thé classique. Trop de lait, trop de sucre. 

 

Au moment où je veux lui envoyer un message pour lui signaler que je suis là, leur conversation prend une autre tournure qui attire ma curiosité.

 

   Leila n’est pas encore rentrée ?

   Elle visite un peu la ville.

   Toute seule.

   C’est une grande fille maman, elle a l’habitude de faire les choses toute seule. Par ailleurs, j’ai dû me mettre au travail immédiatement après l’enterrement d’oncle Aamir. Je n’ai pas le temps de jouer au touriste avec elle.

   Alors que dis-tu pour la société?

   Tu savais pour le cautionnement et tout le reste ?

    Je n’y comprends rien à tout ça moi. Mais un avocat m’a expliqué que tout allait très mal.

    Je ne comprends pas comment tu as pu le laisser …

   Ce n’était pas à moi de l’en empêcher mais à toi. C’est toi qui as abandonné ton héritage.

 

Il semble agacé par les dires de sa mère. Je le comprends un peu. Si on doit lui répéter à chaque fois qu’il a abandonné son père, ça ne va pas être gagné.

 

   Il commence à se faire tard. Je vais appeler Leila pour savoir où elle est. Alexander, dit-il après avoir regardé sa montre

 

Il s’éloigne de sa mère.  

 

    En parlant de Leila. J’espère qu’elle comprend par elle-même maintenant.

   Comprendre quoi ?

 

Il revient sur ses pas.

 

   Qu’elle n’a pas sa place ici. J’ai apprécié à sa juste valeur son geste là bas. Mais je voulais qu’elle vienne elle-même voir les réalités de l’Inde et surtout les réalités de ta famille. Je voulais que ce soit elle qui te libère de … de cette folie que tu ressens pour elle. Tu comprends aisément pourquoi Neina travaille dans l’entreprise maintenant. Son père a pensé que comme ça vous pourrez vous fréquenter et apprendre à mieux vous connaitre. Je le concède, c’est encore une enfant, elle a été trop gâtée. Mais elle fera une bonne épouse si je m’occupe un peu d’elle. Nous avons besoin de l’argent des Oberoi. Et moi, je veux que des rires d’enfants égaient à nouveau cette maison. Leila ne te donnera rien de tout ça Devdas. Tu l’aimes, je le comprends mais ton devoir est au dessus de ce que tu ressens pour elle.

 

J’en ai assez entendu. Je croyais avoir une alliée en la mère de Devdas mais il n’en est rien en réalité.

Je croyais pouvoir travailler ici, mais ce ne sera pas possible. 

Je croyais que le plus dur était derrière nous et bien c’est faux.

Je croyais que le problème d’enfant ne se posait qu’entre lui et moi. Mais sa famille s’en mêle.

 

   Vous vouliez me donner une bonne leçon c’est ça ? j’interviens en m’avançant sur la terrasse.

 

Ma voix les surprend tous les deux et ils se tournent vers moi.

 

    Et toi Alexander tu n’as pas jugé bon de me dire tout à l’heure que Neina allait travailler avec toi ?

    Ca n’a aucune importance Leila, crois moi. Le pire est ailleurs. L’entreprise a de réelles difficultés. J’espère que tu pourras auditer, tu as le don pour débusquer les failles dans la gestion de n’importe quelle entreprise.

 

Je m’apprêtais à lui expliquer qu’il ne pourra pas compter sur moi et que mes connaissances ne lui seront d’aucune utilité au pays des vaches sacrées quand Karisma vient nous rejoindre sur la terrasse en courant.

 

   Uncleji, uncleji… hurle-t-elle en lui tendant un téléphone. Les entrepôts sont en train de bruler…

 

Il prend l’appel en fourrageant dans ses cheveux.

 

   Oui ? (après un moment d’écoute) J’arrive tout de suite.

 

Il raccroche et passe une main nerveuse dans ses cheveux. Il a l’air sonné.

 

    C’est Neina. Il faut que j’aille voir ce qui se passe.

   Je viens avec toi.

    Reste ici, intime –t-il d’un ton autoritaire.

 

Et il est parti.

Rejoindre Neina.

 A suivre 

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