ON ESSAIE DE GARDER LA TÊTE HAUTE...
Ecrit par Chelso
Je reste figée sur le seuil de la porte. De tous les Directeurs Généraux possibles, il a fallu que ce soit mon ex qui soit le boss de l'entreprise. J'oscille entre stupéfaction et remords. Même si ce n'est pas ma faute si mon père l'a passé a tabac, je me sens plus coupable que jamais. J'ai l'impression que le sort s'acharne sur moi.
D'abord son père, et maintenant lui même ? Jusqu'où la nature ira pour me punir de la faute de mon géniteur ? Lui, assis dans son fauteuil en cuir, il a l'air d'être le maître de son univers, de tout diriger, de tout gérer. Et son air impassible ajoute a ma confusion. Je ne sais quoi dire pour meubler le silence qui vient de s'installer. Monsieur KASSA, surpris, nous regarde a tour de rôle, essayant de comprendre ce qui se passe. Mon visage est sûrement le reflet parfait de mon état d'esprit intérieur, parce qu'il est de plus en plus étonné.
Yves, lui, affiche un regard neutre, on dirait presque qu'il ne m'a pas reconnue. Je le regarde, il me regarde, et Monsieur KASSA nous dévisage. Le silence s'éternise. Je ne sais pas ce que j'attends...
Qu'il se lève avec un grand sourire et me prenne dans ses bras en me chuchotant qu'il me pardonne ?
Qu'il laisse sa rage prendre le dessus et m'envoie paître ?
Qu'il éclate d'un rire ironique et loue le destin qui me remet sur son chemin ?
Vu l'état d'esprit dans lequel j'étais, je pense que tout m'aurait été préférable, plutôt que ce silence, plutôt que cet air... imperturbable. Finalement, après quelques secondes qui me paraissent interminables, il dépose le stylo qu'il avait dans la main, pose ses coudes sur le bureau, et penche légèrement la tête de côté, l'air de se demander pourquoi on le dérange, d'attendre des explications sur le pourquoi du fait que son ex se retrouve devant lui, la tête baissée, les bras croisés dans le dos et cachant une chemise dossier.
Ce geste rappelle Monsieur KASSA a l'ordre, qui se racle la gorge, et me présente :
- Bonjour Monsieur MAMA. Je vous ai parlé ce matin, d'une jeune femme qui voulait un poste dans notre entreprise, et vous avez voulu diriger vous même son entretien. Je vous présente donc Mademoiselle HOUSSOU Axuefa. Sur ce, je vous laisse vous faire votre propre idée sur elle.
J'ai toujours la tête baissée, mais j'entends mon bienfaiteur se retirer, refermant doucement la porte derrière lui, me laissant dans la fosse aux lions, sans armure, ni bouclier. Je ne sais quoi dire pour meubler le silence, quoi faire pour paraître moins nerveuse, quoi penser de son silence qui s'éternise. Puis j'entends sa voix me rappeler a l'ordre :
- Vous comptez rester a la porte, mademoiselle ?
Je suis blessée mais pas surprise. S'il a décidé de me rayer de sa vie, je peux le comprendre. Il ne veut plus rien avoir avec moi, donc il met de la distance entre nous dès le départ. Je sens des lames d'acier me transpercer le coeur, mes yeux s'embuer, mais je ne craque pas. S'il veut jouer a ça, moi aussi je peux le faire.
Après l'incident avec mon père, je l'ai appelé plusieurs fois, je suis allée chez lui a l'improviste parce que je sais qu'il m'évitait. Mais il n'a jamais voulu m'écouter. Je l'aime encore, je me suis humiliée devant ses parents pour le récupérer, mais il n'a jamais voulu me revoir ne serait ce que pour écouter mes explications, mes supplications, mes excuses. Alors même si ça me fait aussi mal que de ramper sur du verre pilé, je ne veux plus le supplier. Je le laisse refaire sa vie. Et décider de qui il veut y laisser, et qui il veut y garder.
Je prends une profonde inspiration, et j'avance, je le fixe droit dans les yeux.
La faute de mon père n'est pas la mienne.
C'est cette pensée qui m'a dirigée tout le long de l'entretien. Je ne devrais pas être aussi fière, mais j'ai été professionnelle jusqu'au bout. Il a voulu jouer les nouveaux inconnus avec moi, et je lui ai montré que ça ne me gênait absolument pas de me montrer sous cet angle. Pendant une bonne heure, il a examiné de fond en comble mon CV, m'a posé des tonnes de questions, comme pour s'assurer que l'irresponsabilité de mon père ne mettra pas en péril l'avenir de son entreprise. A la fin de l'entretien, il me dit qu'il va me rappeler.
Cette phrase, je l'ai déjà entendue plusieurs fois, et je n'ai jamais été rappelée.
Le stress des derniers coups psychologiques que j'ai eu, le choc de constater que la famille d'Yves nous tombe dessus, la douleur de l'indifférence de mon ex envers moi, le manque créé par l'absence de drogues dans mon organisme depuis maintenant un moment, et maintenant cette phrase anodine... Je craque, je serre les poings, je le fixe dans les yeux, et j'explose.
Mais au moment où je vais ouvrir la bouche pour sortir tout ce que j'ai sur le coeur, l'image de mon petit frère me pose devant les yeux. Imdad. C'est pour lui que je me bats autant. Son image agit sur moi comme un dissolvant. Toute ma colère, tout mon ressentiment part en fumée.
Je suis consciente de l'étonnement d'Yves. Il y a quelques secondes, j'étais une boule de fureur, et là je me métamorphose devant lui, devenue presque insensible a tout, et surtout, très calme. D'une voix atone, un sourire froid sur mes lèvres, je le remercie de m'avoir accordé de son précieux temps, et je prends congé.
A aucun moment, notre vie personnelle n'a été abordée. Comme quoi, il a vraiment tourné la page...
Le soir, je retrouve maman et Imdad autour du dîner. Maman est ailleurs, elle a l'air d'avoir des scorpions sous ses fesses... Je me demande ce qu'elle a depuis quelques jours. Même si elle n'est pas normale, d'habitude, depuis la disparition de papa, elle a perpétuellement l'air sur des charbons ardents. Pour leur changer les idées, je raconte comment l'entretien s'est passé.
A la fin, lorsque je mentionne le nom de Monsieur KASSA, reconnaissante, je vois maman qui sursaute. Elle lève vers moi un regard indéchiffrable, et me demande des précisions sur ce monsieur en question. Ravie de la voir enfin manifester un intérêt pour quelque chose, je réponds a toutes ses questions. Mais au fur et a mesure que je réponds, son visage s'assombrit. Je ne la comprends décidément pas. Elle me pose des questions, j'y réponds, et elle tire une tête d'enterrement.
De toute façon, n'ayant pas la tête a réfléchir, je vais me coucher.
Tiens... Mon père n'est toujours pas rentré. Ça ne m'étonne même pas.
Trois jours passent. Je continue d'écumer les entreprises, puisqu'il est évident qu'Yves ne me rappellera pas.
L'échéance donnée par son père pour déguerpir approche de plus en plus. Et d'autres créanciers de papa se sont pointés et nous ont dépouillé petit a petit. La télé, le réfrigérateur, les meubles, toutes nos possessions partent l'une après l'autre.
La veille de notre expulsion de l'appartement, je reçois un appel d'un numéro inconnu. L'appréhension me tord les tripes. Avec la quantité de mauvaises nouvelles qui nous tombent dessus, j'ai même peur de décrocher.
C'est la voix d'Yves qui m'accueille. Mon coeur fait une embardée, vire a 360 degrés, et descend dans mon estomac. Platonique, il se contente de demander si c'est bien mademoiselle HOUSSOU. Lorsque je lui confirme mon identité, il me déclare tout de go :
''Après analyse, vous êtes apte pour le poste actuellement libre dans ma société. Vous commencerez ce lundi.''
Je suis choquée, je bredouille : '' Ce lundi, c'est-à-dire demain ?! ''
Il me répond sèchement.
- Mademoiselle, j'ai cru comprendre que vous aviez clairement besoin de cet emploi. Et en urgence. Maintenant, si cela ne vous convient pas, vous n'êtes pas obligée.
Mortifiée, j'accuse le coup et lui répond que je serai là.
Je suis encore en train de réfléchir a cet appel lorsque la sonnerie retentit dans la maison. J'entends mon frère aller ouvrir.
Quelques instants plus tard, il rentre dans ma chambre, le visage fermé. Je comprends tout de suite. Encore quelqu'un qui vient réclamer son dû.
Cette fois-ci, ce sont nos plus beaux draps, et la plupart de nos vêtements qui y passent.
Y'a t'il quelque chose dans cette maison que mon père n'aie pas joué ?
Je suis tellement amère...
Merci, père !
Notre situation financière étant quasi morte, quelle n'est pas ma surprise ce jour là, quand je vois mon frère sortir et revenir plus tard, avec pour nous, des plats a emporter, marqués du logo du meilleur traiteur de la ville, sous prétexte de fêter dignement mon emploi.
Trop cher pour nous.
Une alarme rouge se déclenche dans un coin de ma tête.
- Imdad, où est-ce que tu as trouvé les moyens pour acheter tout ça ?
Il me regarde, hausse les épaules, et ignore ma question.
J'ai beau le tanner, il ne me répond pas.
Et je commence a avoir peur.
Qu'a t'il fait ??