Préparation

Ecrit par anomandaris

Addo déposa les deux tasses sur la table de chevet de la chambre et saisit la cafetière, où une eau brûlante attendait la fin de ses préparatifs depuis près de cinq minutes. Viviane, se mordant la lèvre, observa le marabout verser l'eau dans la mixture verte et gluante du fond des tasses. Puis il les couvrit avec les plats de couverts pour en faire une infusion. L'air de la pièce beige gardait encore les effluves végétaux de la préparation des ingrédients des potions, Viviane ayant gardé la fenêtre fermée, sous les recommandations d'Addo. Le grand marabout noir revint s'asseoir sur la seule autre chaise de la chambre, près de Viviane. De l'autre côté du lit, les bips réguliers de l'électrocardiogramme troublaient le silence, tandis que Viviane se demandait comment elle pourrait encore vivre sans son époux dans le coma, si jamais ces bips cessaient. La main d'Addo vint se poser sur le bras gauche de Viviane qui renifla, étouffant un sanglot qui lui remontait à la gorge.


"Dès que ça va se mélanger dans l'eau, on va aller chercher ton mari", dit Addo, rassurant. Ils se tutoyaient depuis près de quinze minutes, après plus d'une heure d'échange. Addo avait l'accent trainard des Haoussas du Septentrion camerounais, mais ses "r" prononcés étaient moins lourd, ce que Viviane attribuait à ses origines béninoises, sans en être certaine. Ces origines et son métier ‒ en plus de la régularité de Viviane à la paroisse depuis plus de dix ans ‒ rajoutaient au malaise qu'elle ressentait depuis la matinée, quand elle récupéra Addo à l'agence de voyages avec sa fille, Kathryn. C'est l'assurance de Kat aux capacités d'Addo de sauver son père qui avait fini par faire céder Viviane. Plutôt que se noyer dans le chagrin et la rancune, elle s'était raccrochée à cet ultime espoir, quitte à renier pour un temps ses croyances.


Déborah, sa fille cadette, avait déjà accepté que d'un jour à l'autre, on lui ferait un appel Visio sur Wechat pour lui annoncer la mort de son père. Quand elle se confia dessus à Viviane, cette dernière éclata en sanglots. Déborah essaya de la réconforter, mais finit par prétexter une tâche quelconque avant de raccrocher, gênée de l'effet de sa franchise sur sa mère. Richard, quant à lui, aurait pris le bus pour quitter Buea et venir dormir près de son père s'il n'était pas en pleine semaine d'examens. Chaque soir depuis les trois derniers jours, il prenait des nouvelles de l'état de Gustave. Quand on lui annonça l'avant-veille que Gustave ne se réveillerait probablement plus, Richard avait ordonné à Kat et Viviane de sauver son père, par tous les moyens possibles. Si Viviane lui avait parlé de la résignation de Déborah, ça aurait rajouté à la tension entre eux depuis que cette dernière s'en était allée en Chine. Tension que seul Gustave parvenait à apaiser. Son métier de coach de vie était bien plus qu'une vocation. C'était aussi un mode de vie qui avait charmé Viviane dès leur rencontre.


"On l'a vendu à Mpondengan, dit Addo au bout d'un moment. Mais je vais le sauver aujourd'hui. Tu vas m'aider un peu. Il faut un lien pour lui et moi. Tu es le lien.


— J'ai vraiment envie de connaitre qui est ce Mpondengan, dit Viviane. Et si c'est vraiment impossible que tu m'aides à lui faire quelque chose pour le punir.


— Ne dis pas ça. Tu risques le voir. Mais on va seulement faire le marché avec lui. N'oublie pas.


— Comment tu as su qu'on l'avait vendu ?"


Addo eut un rire bref. "Gustave savait aussi. Pourquoi il ne t'as pas dit ça ? Il savait depuis tout petit. Un sorcier de son village lui a dit. Moi je sais parce que je vois. Depuis tout petit. Dès que je suis à côté de quelqu'un, je peux… voir." Il avait le regard vague pendant qu'il parlait, comme les premières minutes après son arrivée dans la chambre de Gustave. Il reporta son attention sur Viviane quand il continua, glaçant le sang de la quadragénaire à mesure qu'il parlait, ses mots ravivant des souvenirs si intimes à Viviane qu'elle sut qu'il n'était pas un charlatan. "Je te vois à la sortie du lycée, et lui qui t'attend. Tu ne l'aimes pas encore, mais il t'amuse beaucoup. Des chocolats, beaucoup de chocolats. Tu aimes ça, et il a toujours aimé t'acheter ça. Puis vous êtes ensembles. Tu lui promets qu'il sera le premier et seul homme de ta vie. Ton père dit non. Vous vous disputez. Papa ne te paie plus l'école pendant des mois. Tu apprends que Gustave a une fille. Kathryn. Tu te disputes avec lui. Il est pauvre, et tu veux beaucoup fréquenter. Papa meurt et tu es l'aînée. Tu acceptes la proposition de son collègue, comme tu es l'aînée de la famille. Mama est trop vieille, et puis… ne pleure pas. Je ne voulais pas.


— Non, ça va", murmura Viviane, qui décrocha son sac à main du dos de sa chaise pour en tirer un mouchoir, qu'elle frotta sur son visage. "Je n'ai jamais dit à personne pourquoi j'avais accepté de me fiancer à Hervé. Maman était vieille, et on avait besoin d'argent. Avec Kat, Gustave et ses petits jobs ne pouvait pas encore prendre mes problèmes de famille au-dessus. Hervé était le fils du patron de l'entreprise où papa travaillait, et il a payé toutes nos scolarités, à moi et mes petits frères.


— Il était gentil et méchant. Il donnait les chocolats et il tapait. Même quand tu étais enceinte il tapait. Tu as perdu l'enfant après ça." Il haussa le sourcil quand il poursuivit : " Hervé a failli tuer Gustave. À cause de toi.


— Oui, admit Viviane à contrecœur. Hervé était très jaloux, et il était en train de me trainer de force pour rentrer d'une boîte, alors que je ne faisais que danser. Gustave était colporteur de nuit à l'époque. Il nous a vus nous disputer, et il a pris ma défense, alors que je l'ai supplié de nous laisser tranquille. Hervé faisait beaucoup de sport, et Gustave…" elle s'interrompit pour regarder la récente cicatrice qui courait sur la joue gauche de son époux ‒ souvenir d'un bout de bois de comptoir routier ‒, paisible sur son lit.


C'était drôle comme la vie faisait des cycles. En près de trente qu'elle connaissait Gus, lundi dernier était la deuxième fois qu'elle s'était trouvée en salle de réanimation avec lui. À chaque fois par sa faute. Mais cette fois, ce n'était pas que la sienne. Ça faisait près de deux semaines qu'ils se disputaient à propos de Kathryn Etoka, leur fille fantasque qui voulait arrêter ses études de droit ‒ après déjà deux arrêts d'études universitaires, de langues puis de philosophie ‒ pour embrasser une carrière de tenniswoman. Gus soutenait sa fille, Viviane non. Le pic de la dispute se déclencha au supermarché ce matin-là, pendant leurs emplettes. Gus avoua qu'il finançait Kat dans le dos de Viviane depuis près d'un mois, et qu'il avait même déjà engagé en secret un prof de tennis pour lui donner des cours particulier. Viviane le soupçonnait jusque-là de donner de l'argent à Kat à son insu, mais il avait dépassé ses espérances, la trahissant pour la première fois en vingt-cinq ans de mariage. Furieuse, Viviane voulut rentrer toute seule après qu'il lui dit qu'elle se comportait comme son père à l'époque de leur rencontre. Elle avait oublié son sac à main dans sa voiture pour payer ses courses, et c'est en partant le chercher de l'autre côté de la route ‒ elle refusa l'aide de Gustave, amusé de son oubli, voulant faire la paix en payant ses courses avec sa propre carte ‒ que se produisit l'accident.


Elle était au téléphone quand la voiture fonça sur elle, aussi n'entendit-elle pas le cri d'avertissement de Gustave. Les témoins de la scène dirent l'avoir vu courir sur les derniers mètres pour la rattraper. Tout ce qui hantait Viviane chaque fois qu'elle s'assoupissait depuis trois jours c'était l'affreux klaxon de la Jeep, qui roulait à près de cent kilomètre-heure sur une route d'habitude chargée, mais déserte ce lundi-là. Sur le coup, Viviane ne sentit qu'un violent coup sur son côté gauche qui l'envoya bouler sur le trottoir central. Étourdie et le bras écorché, elle n'entendit même pas le crissement de pneus de la voiture peu avant son impact avec Gustave, qui s'envola en un arc de près de deux mètres de haut jusqu'à près de dix mètres plus loin, sur un comptoir de friandises non loin de leur propre voiture. Ceux qui virent la scène poussèrent des cris qui tirèrent Viviane de sa torpeur. C'est quand elle regarda derrière elle et vit le jogging bleu de Gus dépassant derrière le comptoir renversé que Viviane devint sourde au reste du monde, aveugle sous les larmes qui l'inondaient, titubant plus qu'elle ne courut jusqu'à lui, hurlant si fort qu'elle en eut la voix rauque jusqu'au lendemain.


"C'est de la faute de Kat, dit-elle en ravalant un sanglot.


— Et tu as pris la bonne décision", dit Addo d'une voix égale.


La potion infuse déjà, pensa Viviane, soudain lasse. Il est trop tard pour faire marche arrière. Je ne pourrai pas vivre si je ne lui parle pas une dernière fois. Et c'est de la faute de cette… imbécile.


"C'est elle qui m'a parlé de toi, dit Viviane. Comme si Dieu voulait que ça se passe comme ça.


— Eleggua peut très bien faire ce genre de choses. Mais seulement si Bumba l'a laissé venir s'amuser avec nous depuis sa dernière visite. Eleggua, le destin, est vicieuse. Elle fait trop de désordre. Beaucoup de travail pour les voyants, à l'époque. Mon arrière-grand-père m'a raconté ce temps-là. Et aussi comment Mpondengan les avaient abandonnés."


Mpondengan, dernier né du dernier dieu créateur. Ce nom signifiait "Voit toujours" dans le dialecte natal de Gustave, les Duala. Les noms avaient beaucoup de pouvoir, aussi Addo avait choisi ce nom pour désigner ce gardien du monde des rêves. Addo parlait de Mpondengan comme d'un homme, mais quand Viviane le comparait à d'autres dieux, ce dernier lui disait qu'il était plus grand que tous les petits dieux. Addo avait ajouté qu'il était condamné à veiller sur le reste de l'humanité, pour avoir kidnappé et tué le caméléon, messager du Grand dieu Bumba, qui leur offrait par la bouche de l'animal l'immortalité. Mpondengan devint le premier homme immortel et tua le caméléon pour obtenir le pouvoir d'invisibilité. Le lézard, second messager, s'en vint dire le contraire du message initial aux premiers Hommes, qui furent condamnés à mourir dès lors. Leurs descendants finirent par trouver Mpondengan grâce à l'éléphant. Ils le torturèrent pendant cinq jours et lui coupèrent cinq doigts. Mpondengan s'échappa avec l'aide du pangolin, et lui offrit en cadeau un accès direct au monde des rêves, où Mpondengan se retrancha pour fuir la vengeance de ses frères. De ces doigts poussèrent cinq plantes, dont l'iboga. Les feuilles de l'iboga étaient indispensables pour le rituel de plongée consciente dans le monde des rêves.


Depuis ce jour, Mpondengan résidait dans le monde des rêves, détruisant les songes les plus dangereux, mais dévorant quelquefois des âmes humaines pour son bon plaisir, ou pour obéir à un sorcier. Le sorcier responsable de la mort future de Gustave avait convoqué Mpondengan sur lui depuis son bas-âge après avoir vu quelle destinée lui réservait Eleggua. Le rôle de Mpondengan dans la destinée était encore flou pour Viviane, mais elle savait qu'elle devait lui donner une âme liée à celle de Gustave et elle, si elle ne voulait pas le voir dévorer l'âme de Gustave. Et son choix était fait.


"La potion est prête", dit Addo en lui tendant une des tasses. "Tu es prête ?


— Est-ce qu'on l'est vraiment pour ces choses-là ?" Addo sourit. "Moins d'une heure. J'espère que ça suffira. Et que personne n'ouvrira la porte pendant notre voyage.


— Ne t'inquiète pas, la rassura Addo. Si quelqu'un entre, il nous verra juste en train de dormir." Il s'était rassis pendant qu'il parlait, et but le contenu de sa tasse sans grimacer, ce qui détendit Viviane. Il se tourna vers elle. "Bois."


Elle s'exécuta.

Mpondengan