Prologue 3: Judicaël Dos Santos

Ecrit par Owali

*** Judicaël Dos Santos ***

Les notes de Solar de Keith Jarrett s’égrènent, vives, incisives et harmonieuses dans le piano bar.  L’endroit sent le cigare, l’after shave et de lourds relents d’alcool. 

Ma place est ici, dans ce lieu feutré et exiguë, en marge de la société frénétique, là dehors, juste derrière ces murs. 
Abidjan et son bourdonnement incessant m’agacent… 

Je porte mon verre de rhum à mes lèvres, le regard dans le vide.

- Allez Jude, sois pas radin, offres nous un verre. Souffle Christian à mon oreille.

- Oui, Jude sois pas radin, renchérit son comparse.

Je feins de les ignorer et concentre toute mon attention sur les accords du piano. Comme Saül face à la harpe de David, le doigté fabuleux de l’artiste a le don de me détendre. Sauf que je n’ai rien d’un grand roi. Je suis juste un ancien chroniqueur sur Facebook repéré par une importante maison d’édition. Ma vie a pris un tournant décisif ce jour-là : fric, célébrité, tours du monde et les femmes qui se donnent à moi dans un désir crédule de frôler ma gloire. Tout le monde à part moi s’entend à me définir comme… C’était quoi déjà l’expression du Times ? Ah oui!
« Le mélange explosif du sex-appeal, de l’audace et du génie à l’état pur. Le feu et la glace en un homme charismatique et brillamment cynique ». Brillamment cynique… L’expression à deux balles quoi, ils auraient pu trouver mieux.

Cela va faire des années que j’essaie de percer sans succès le mystère de cet engouement envers ma personne. S’ils savaient… s’ils savaient que je n’écris que pour me débarrasser de ces voix qui me hantent depuis l’enfance. 
De ces personnages qui pour les autres ne sont que pure fiction mais qui pour moi sont des êtres faits de chair et de sang. 

J’ai hâte d’achever ce nouveau manuscrit. Encore un nouveau… Un de plus... Au moins j’en aurai terminé avec Christian et son larbin et ils s’envoleront aussi brusquement qu’ils avaient pris place dans mon esprit. Je n’en peux plus de leurs apparitions intempestives dans ma vie.

Brrrrr… Brrrr. 

Mon téléphone vibre dans la poche de mon blazer. Un appel de mon agent. Encore… 

A contrecœur, je descends de mon siège au bar et m’éloigne à grands pas du bruit. La lumière du jour m’aveugle presque lorsque je passe l’entrée.

- Allô ! Henry ?

- Enfin j’arrive à t’avoir. Dans quel trou paumé es-tu encore allé te fourrer ? j’essaie de te joindre depuis hier soir figures-toi. Lâche mon agent d’une traite sans respirer. Il fatigue à toujours être derrière mon dos.

- Déjà, respires, ça te fera du bien. 

Henry pousse une exclamation agacée à l’autre bout du fil mais honnêtement je me fiche totalement de ses états d’âme. 

- Je crois que tu outrepasses un peu tes attributions Henry. Aux dernières nouvelles tu es mon agent pas ma baby-sitter. Mais vu que tu as tellement l’air de te soucier de mon sort, sache que je me suis douché et ai pris correctement mes repas.

- Un autre que moi t’aurait laissé tomber depuis avec tes caprices de star, tu le sais ça ? Il pousse un soupir résigné et je l’imagine en train de se pincer l’arête du nez comme il aime à le faire quand effectivement je suis d’humeur capricieuse. Ecoutes, je suis débordé, la promotion de ton dernier livre me prend la tête et je n’ai vraiment pas envie de polémiquer ce matin. Je t’appelle pour t’informer que j’ai reçu un mail de l’assistante de RACH, tu vois un peu de qui je parle ? La tête pensante de l’association « Nos écrivains ont du talent »... Tu es l’heureux bénéficiaire d’un voyage tous frais payés sur une île paradisiaque à Zanzibar. Et ne t’avises pas de dire non, je te veux en forme à ton retour pour la tournée africaine de ton livre ! Alors pour une fois dans ton existence, facilites-moi la tâche.

Henry me connaît décidément comme sa poche. En d’autres circonstances, j’aurai dit non. Surtout que je ne me définirais pas comme un écrivain à talent mais plus comme un conteur mis sous la lumière des projecteurs par un jeu de hasard. 
Je jette un soupir las en observant Christian me faire les gros yeux. 
Peut-être arriverais-je à échapper à mes personnages sur cette île. C’est quand même un trou perdu en pleine mer… Ou peut –être suis-je simplement en train de me bercer de douces illusions. Dans tous les cas, Henry n’a pas si tort que ça. J’ai vraiment besoin de souffler après la folie de ces dernières semaines. La sortie de mon livre n’a pas été de tout repos et ce n’est pas prêt de finir vu que la promotion se poursuit.

- Je ne compte pas refuser Henry. Confirme ma présence à RACH. Je te laisse t’occuper des formalités, je trouve ça barbant. Dis-je avant de raccrocher sans préambule.

Visage levé face au soleil, je m’étire longuement en faisant craquer les os de mes épaules. Zanzibar, murmuré-je, pensif… 

Voyons voir ce que ce séjour pourra apporter à ma vieille âme blasée…


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Auteur: Alyssa Anthony (Page Facebook: A la croisée des chemins. Destins de femmes)

LE CERCLE