Tumultes

Ecrit par Meritamon

Enfant, j’étais à la fois fascinée et terrifiée par les puits. Il y avait l’attraction qu’exerçait l’eau quand je m’y penchais pour voir mon reflet. Il y avait l’écho que me renvoyait ma voix qui ricochait sur les parois lisses. Enfin, il y avait tout ce qui pouvait s’y trouver ou que mon imagination inventait: un génie, un esprit, une ondine qui faisait miroiter notre âme au fond de l’eau. Sans compter, toutes les histoires réelles ou inventées d’enfants imprudents tombés, à trop se pencher, attirés par une force mystérieuse, ou une créature charmeuse et malfaisante, qui finissaient les os brisés et noyés. J’étais une enfant curieuse, qui aimait rôder autour des puits, forçant même mes grands-parents à condamner le leur, pour finalement installer une conduite pour l’eau courante. J’avais 9 ans.

La fermeture du puits d’eau coïncida à la découverte que je faisais de mes sens. J’appris toute seule, lors d’une journée solitaire, qu’en croisant mes cuisses, assez fort, cela créait un enchaînement de sensations agréables. Et, les sensations agréables se transformaient souvent en grande honte, une fois déclenchées. Bien évidemment, je ne parlais à personne de cette découverte, même quand mes doigts explorèrent ce nouveau puits de possibilités.

L’étranger qui se tenait en face de moi exerçait sur moi la même fascination que le puits de mon enfance. Une chose que je ne pouvais expliquer émanait de lui. C’était dangereux et excitant à la fois. 

La voix enrouée de désir, il me demanda si je le croyais vraiment insensible. Il ajouta crûment qu’il ne savait pas où me la mettre en premier.

 « Dans ta bouche? » Il m’empoigna le visage, puis, avec son pouce, força mes lèvres à s’entrouvrir et effleura mes dents.

« Entre tes seins ? » Ses mains vinrent se placer en coupe sur ma poitrine qu’il palpa à travers le tissu de la robe. 

J’avais arrêté de respirer, incapable d’ôter mon regard du sien. Il glissa ses mains à mes hanches, souleva lentement ma robe. Surprise, je me mordis la lèvre et, pour ne pas chanceler, je m’agrippai à lui alors qu’il introduisait adroitement son index et son majeur en moi. Il eut un sourire fugace sur les lèvres.

« Tu mouilles déjà… ».

Il poussa un soupir de regret quand on frappa à la porte, attendit une minute, le temps de se ressaisir et partit ouvrir pendant que je replaçais ma robe. Je pris soin de glisser l’enveloppe de billets de banque dans mon sac.

 

Taher, mon frère aîné de 4 ans, apparut, attifé pour la soirée, chapeau sur la tête et sa fausse Rolex au poignet, Il sentait l’AXE à des kilomètres. Il n'y allait jamais de main morte avec le déodorant. Il faisait en sorte qu’on ne le saisisse pas lui Taher mais à la place une odeur artificielle, un éclat, du strass et des brillants.

Taher m'apostropha avec colère lorsqu'il me vit dans la chambre de notre hôte.

-          Qu'est-ce qu'elle fout là, elle?

-          Elle vient avec nous, annonça simplement Alexander.

-          Pas question, Xander! C'est une gamine! Toi, ramasses tes affaires et montes te coucher.

Sans même me laisser le temps de broncher, mon frère me saisit par le bras. Je me débattis violemment. Il n'eut pas le choix que de relâcher son étreinte.

-          Tu l'as entendu? Je viens avec vous. T'es con ou quoi?

-          Une autre fois, Éva. L'un de nous doit rester avec maman… me dit-il avec un regard appuyé, j’ai peur qu’elle ne se sente pas bien ce soir.

-          J’étais là hier et tous les soirs de cette semaine, j’ai le droit de vivre aussi!

Ousmane, mon autre frère qui était resté dehors, en entendant le grabuge, passa la tête dans l'embrasure de la porte entrouverte et annonça « Dis-leur pourquoi tu veux tant sortir, hein? Je parie que tu vas faire ta putain! »


-       Ne me parle pas ainsi toi. C'est quoi votre problème?

Il ricana méchamment:

-     Tu as oublié? Je vais te rappeler les faits alors. La fois dernière, en boîte de nuit, quand je t’ai chopé avec le foutu libanais qui vend des motos bon marché là... Vous faisiez quoi, tous les deux? Putain, un foutu arabe! 

-          On ne faisait que danser! Où est le problème?  Répliquai-je, sans succès, choquée.

Il était déjà parti sur sa lancée, il avait bu et il était impossible de l’arrêter. Il devenait facilement vulgaire quand il avait un coup dans le nez.

-      Et C'est quoi ce qui se raconte sur toi depuis quelque temps? Si jamais les parents apprennent ça, ils t'internent. Il y a des mecs qui se vantent partout qu'ils t'ont touchée... putain, même des potes à nous! Quel est ton problème?

-     Tu crois tout ce qu'on te raconte, toi?  Toi aussi, tu crois à ces foutues rumeurs? Des larmes pointaient dans mes yeux et j’essayai de réprimer le tremblement de ma voix.

-          Éva, Il se dit des choses, voilà! Je m’en fous si elles sont vraies ou fausses. Ça a dû commencer quelque part. Qu’est-ce que tu veux que je fasse quand j’entends que ma sœur est impliquée dans des histoires sordides de… de cul?

 

-          Est-ce vrai? lança Taher qui était resté silencieux tout ce temps. Il me regarda médusé. Il se passa la main sur le front. "J’hallucine ! Toujours à se chercher des emmerdes cette gamine. Ça te plaît de te faire une réputation de salope? "

-          Je fais ce que je veux! Et d’ailleurs c’est votre problème si vous croyez tout ce qu’on raconte.

Putain! Je bouillais de rage. C'était typique. Eux, ils pouvaient s'Envoyer en l'air sans problème, et on les acclame, ils font leur macho et se pavanent comme des paons. Et quant à moi, sans raison, je suis la salope. Celle qu'il faut enfermer. J'en eus des larmes aux yeux.


-   As-tu pensé aux autres, petite égoïste? reprit Taher, Ce que ça ferait à notre famille? Il ne reste plus qu’à te marier avant que tu sois engrossée. C'est la seule façon de te contenir.

-     Ce que ça ferait à notre famille. Es-tu sérieux? Notre famille à nous n’existe plus! Tu as des nouvelles de papa, toi? Et maman? Tu la vois?  Seulement quand elle sort voir ses marabouts et puis il y a vous deux, vous les loosers... 

Taher me gifla avant qu’Alexander puisse s’interposer entre nous. Furieux, il les sortit de la pièce pendant que des grosses larmes roulaient sur mes joues.

  • Fichez-lui la paix, vous deux!

Il leur donna une taloche sur la tête à chacun. Les garçons, qui l'adoraient et l’avaient du coup adopté, ne répliquèrent pas. Ils grommelèrent que Xander me connaissait mal, qu’il devait se méfier de mon apparence de bonne fille de famille. Je répliquai qu’ils ne valaient pas mieux, l’un était tout le temps ivre et l’autre était abonné aux mauvais coups, toujours dans des combines louches. Pourtant, Ils n'eurent pas le choix de me tolérer dans le décor. 

 Du coup je me mis à penser à quand remontait la dernière fois que j’ai aimé mes frères? Qu’ils furent mes modèles? Probablement avant qu’ils aient décidé de prendre la place abandonnée par notre père et de vouloir m'éduquer, sans trop réussir.  Puis, je détestai ce qu’ils étaient à ce moment, des clowns. Je détestai la vie que nous menions : nous étions fauchés la plupart du temps et il y avait la maladie de maman. Il y avait que cette femme-là, ce soleil que nous avions vu briller et qui nous a réchauffés enfants, s’éteignait parce que l’homme qu’elle avait aimé toute sa vie lui avait brisé le cœur. Il y avait notre père qui, à 50 ans voulut vivre une seconde jeunesse et se découvrit une passion pour une femme plus jeune. Il nous abandonnait tout simplement, un beau matin, sans un mot et se refit une nouvelle vie. À partir de là, les choses ne furent plus les mêmes. Ma mère eut une dépression, elle s’enfermait à la maison la plupart du temps, n’osant pas se montrer en société, en partie à cause de la peur du jugement, de la honte et surtout la douleur.

Il y avait aussi les marabouts. Il en venait chez nous tous les jours, de toutes sortes : des devins, des joueuses de cauris, des féticheurs avec leurs attirails repoussants, des supposés « hommes de Dieu », des sortes de saints à longues barbes blanches et tuniques sales, des illuminés qui concoctaient des potions, ordonnaient des sacrifices d’animaux. Et, il y eut tous ces poulets sacrifiés, des rouges, des noirs, des coqs blancs, et les brebis blanches succombèrent à leur tour, puis les chèvres tachetées, quelques vaches selon l’humeur des prédicateurs. Et, moi je devins végétarienne pour de bon, à voir tant d’animaux sacrifiés sans succès, sans que mon père revienne à la maison.

Pendant ce temps, la pension battait de l’aile, nos employés faisaient ce qu’ils voulaient, la comptabilité n’était pas à jour, on ne recevait plus souvent grand monde, seulement quelques touristes au passage ou certains habitués.

Nous changions aussi, mes frères et moi. Nous ne discutions pas ouvertement de cet abandon, pourtant chacun de nous en était affecté d'une façon ou d'une autre et chacun essayait de guérir ses démons dans ce qu'il aimait le mieux : le sexe, l'alcool et les fêtes. La seule chose qui nous rapprochait était l'amour pour notre mère et peut-être la pension qui nous faisait vivre, même si les fins de mois étaient difficiles à boucler. 


Nous avions la froide lucidité que nous perdions contrôle petit à petit sur notre vie, sur notre corps et nos rêves. 

 

L'ambiance était lourde dans l'auto qui se faufilait dans les embouteillages du samedi soir. Nous étions tous conscients qu'une ligne avait été franchie et que les choses s'effondraient autour de nous. Taher en premier. C’était la première fois qu'il me frappait et le regrettait. Il n'en fit pourtant rien paraître, essaya de cacher son ressenti. À la place, il continua de ricaner et d'envoyer des vannes dans l'auto avec Ousmane, en écoutant la musique trop fort, se mettant au défi de choper des filles. Assise sur la banquette arrière, je lui en voulus plus que tout de me traiter de la sorte. Parce que j’avais été jadis très proche de lui, parce qu’il m’avait tant aimée.

Était-ce vrai tous ces racontars? La rumeur était terrible dans ce coin du monde. Pour un rien, elle enflait comme un fleuve et pouvait emporter des vies. 

Au début, les histoires qui circulaient sur mon compte, alimentées par la jalousie, glissaient sur moi sans m’atteindre. Je pensais alors être faite d’une armure infaillible: l’indifférence. Ensuite, des parents interdirent leurs enfants de me recevoir chez eux, les mères s’affolèrent pendant que je recevais des avances à peine voilées des pères, on parlait de moi dans les assemblées de parents d’élèves. Ce fut la période la plus solitaire de ma vie. Il fallait tous les jours que j’encaisse les railleries de certains élèves, les regards de biais dans les couloirs, les chuchotements des bonnes filles de famille, les regards indignés des pucelles effarouchées. Je fus cataloguée comme la fille à éviter, la meuf facile. Tout cela à cause d’un événement qui avait troublé l’ordre et dans lequel je fus malgré moi, impliquée. Je fus convoquée par la direction du lycée catholique que je fréquentai pour troubles au climat de l’école. Le directeur, le père Osòrio, m’imposa un uniforme strict: longue jupe ample et chemisier blanc sans informe pour dissimuler ma lourde poitrine. Je devais enlever l’anneau que je portais à mon nez et le piercing sur ma langue était inapproprié même si cela était à la mode. Mes cheveux devaient être attachés, en tout temps; surtout pas de maquillage ni de vernis à ongles. Le contrôle sur mon corps était total, pour chaque centimètre de peau qui dépassait, Mr Camara, le surveillant, trouvait un prétexte pour me renvoyer pour la journée à la maison. Et, on me renvoya finalement de l’équipe de volley-ball pour mes shorts jugés trop courts. Je m’en plaignis un jour au Père Supérieur Osòrio.

Candeur et décadence