Une rencontre salvatrice - Chapitre 1
Ecrit par Li@m
AÉROPORT DE PARIS-ORLY (ORY), 10 SEPTEMBRE 2017
Le
ronronnement des moteurs berça à peine Ifē tandis qu’elle prenait place à bord
de l’avion. Tapi au fond de son élégant sac en toile, l’illustre roman de Paula
Fox, acheté de justesse avant l’embarquement, semblait chuchoter son nom. Personnages désespérés, murmurait la
couverture, telle une triste confidence.
Depuis
la disparition au printemps dernier de l’auteure, les éloges vibrants n’ont
cessé de pleuvoir au sujet de cet ouvrage. Sur les blogs littéraires qu’Ifē
avait l’habitude de fréquenter, on encensait son acuité psychanalytique, de
même que la description des tourments des personnages que Paula y rendait avec
un réalisme qui n’oubliait rien. Pourtant, lorsqu’elle tint le roman entre ses
mains, ce ne fut pas de l’enthousiasme que la jeune femme éprouva. Non !
Plutôt l'angoisse sourde du voyageur face à une mer démontée.
Ifē était consciente de sa
nature de roseau pensant, vibrante au moindre souffle du monde. En elle
sommeillait ce don autant que ce fardeau : une sensibilité prodigieuse,
qui lui faisait ressentir les aspérités de la vie avec une intensité dévorante.
À la lecture du titre, lequel
résonnait tel un écho sombre à sa propre existence, un frisson la
parcourut. Elle pressentait déjà le réveil de vieux souvenirs enfouis sous les
limons trompeurs de l'oubli. Des rêves et désirs qu'elle croyait avoir étouffés
allaient sûrement rejaillir, songea-t-elle, ravivés par deux simples mots.
Tandis que son esprit errait au gré des
lignes du roman, des chuchotements attirèrent bientôt son attention. Levant un instant les yeux de sa
lecture, elle aperçut l’inconnu de tout à l’heure, conversant tout sourire avec
l’hôtesse qui accueillait les passagers à l’entrée du compartiment où elle
était installée. À sa vue, son cœur manqua un battement. Bien qu’elle
s’attendît à le voir réapparaître d’un instant à l’autre, elle espérait secrètement
qu’il n’en serait rien.
***
Un peu plus tôt, près
du guichet d’enregistrement, Ifē avait ressenti un regard scrutateur posé sur
elle. Jetant un œil par-dessus son épaule, deux yeux sombres et les siens
s’étaient croisés. Surprise par l’intensité du trouble suscité par ce contact,
elle avait détourné la tête, feignant
l'indifférence auprès de la préposée au comptoir. Mais quelque
chose en cet inconnu éveillait en elle une attraction coupable. Incapable de résister, elle avait jeté un ultime regard en
arrière, le jeune homme n'avait pas cillé, parant son visage d'un voile
de sérénité.
Cette nouvelle rencontre, si fugace
fut-elle, avait laissé Ifē en plein désarroi. Tel un lapin pris au piège d'un
renard, elle s'était figée un instant. D'un geste machinal, elle avait laissé
courir son regard sur sa tenue, guettant la faille, la dissonance, qui aurait
motivé pareille indiscrétion. Mais rien. Ses modestes vêtements ne présentaient
nulle bizarrerie. Seulement, le regard de l'inconnu ne l’avait point lâché,
pesant sur elle comme une chape de plomb. Et tandis que ce dernier
disparaissait dans un dernier sourire espiègle, Ifē s'était sentie sombrer peu
à peu dans les sables mouvants de l'anxiété.
***
QUELQUES INSTANTS APRÈS
Le murmure des voyageurs affairés
emplissait l'air d’une douce harmonie. Pourtant Ifē se sentait seule, isolée
au sein de ce ballet incessant. Alors qu’elle rejoignait la zone d’embarquement, une brise soudaine
balaya l’enceinte de l’aéroport, emportant du même coup son billet. D'un
geste maladroit, elle tenta de le rattraper, mais ses doigts se refermèrent sur
le vide. Ridicule, se sentit la jeune femme. Le
fragile morceau de papier entama alors une valse aérienne, frôlant un instant
le désastre d'une envolée sans retour. Le cœur emballé, Ifē le vit descendre en
spirale puis poursuivre sa course folle au-dessus du sol… jusqu'à ce qu'une
main agile vienne y mettre un terme. C’était celle de l’inconnu.
Celui-ci s’avança vers elle d’une
démarche aisée. Son regard accrocha à nouveau le sien. De ses yeux émanaient des éclats
de bienveillance et un mystère troublant. L’élégance discrète de sa mise, son
assurance, tout en lui respirait un charme face auquel Ifē se sentit intimidée.
Lorsqu’il lui adressa un
sourire teinté d’une fine moquerie, elle se demanda s'il ne
venait pas de lire en elle, comme dans un livre ouvert :
-
La classe éco est indigne de vous, glissa-t-il en jetant un
œil au billet. Permettez-moi vous offrir mieux. D’après la rumeur, les voyages
en classe économique sont fort peu agréables en cette période de l’année.
Ifē l’observa un instant tandis qu’au
fond d’elle, curiosité et méfiance se livraient un subtil duel. Elle jeta un
regard interrogateur autour d’elle, quêtant une réponse à cette proposition
étrange. Les autres voyageurs ne semblaient pas avoir remarqué cet aparté
singulier, tant ils étaient absorbés dans leurs propres occupations. Reportant
son attention sur son vis-à-vis, Ifē sentait sa curiosité l'emporter sur sa
prudence. Mais elle se ressaisit bien vite, refusant de céder à une impulsivité :
-
Et pourquoi ferais-je
cela ? s’enquit-elle prudemment.
-
Parce que je crois
qu’il serait profitable pour vous d’accepter, répondit-il avec un calme
suprême. Pardonnez-moi, mais je perçois en vous un parfum de mélancolie.
J’ignore s’il s’agit d’un accès passager ou d’un mal plus tenace. Quoi qu’il en
soit, je sens enfouis en vous des mots qui n’aspirent qu’à s’évader. Je
souhaite simplement vous en offrir l’occasion.
Ces paroles laissèrent Ifē sans voix.
Plus éloquente que maint discours, l'expression de son visage criait sa
stupeur.
-
Je devine vos pensées,
reprit le jeune homme. Vous ne me connaissez pas, n’est-ce pas !
Ifē, toujours muette d’étonnement, se
demandait si elle était transparente aux yeux de cet inconnu.
-
Peut-être cela vaut-il
mieux ainsi, continua-t-il sereinement. Je suppose que vous embarquez pour New
York, ville immense aux mille visages. Quelles sont donc les chances que nos
routes se croisent de nouveau une fois parvenus à destination ?
La jeune femme demeura un instant
silencieux. Elle envisageait d'accepter, bien qu'une once d'hésitation la
taraudât encore. Entre l’audace de saisir une opportunité en or d'une part, et
la sagesse de ne pas agir inconsidérément de l'autre, son cœur balançait. Les
minutes filaient en une lente litanie, érodant son calme. Enfin, dans un
souffle presque inaudible, elle allait murmurer je dois y réfléchir, mais son interlocuteur la devança :
-
Voici l’offre
faite ! À vous désormais de prendre le risque d’accepter, ou non.
Sur ces mots,
l’inconnu prit congé, abandonnant Ifē seule
avec ses pensées confuses. Tandis qu'il s'éloignait d’un pas altier, elle crut
déceler en lui une pointe d'arrogance. Pourtant, rien dans ses paroles ou dans
son maintien ne venaient étayer cette impression diffuse.
Grand
et noir, les cheveux taillés court, l’inconnu avait beaucoup de séduction dans
les traits. Il dégageait une aura d’accessibilité, et ses manières témoignaient
d’une profonde aisance sociale. Ifē, pourtant, avait appris à se méfier de ces
individus trop lestés de certitudes ou trop
sûrs de leur propre charme.
D’après son expérience, les hommes de ce genre-là avaient souvent une trop
haute opinion d’eux-mêmes. Toutefois, étrangement, elle songea
que peut-être, en cet homme, gisait la promesse d'une exception. Tel un souffle
ténu, un fol espoir naquit en elle... Et
si mes préjugés me trompaient ?
*
* *
RETOUR
DANS LE PRÉSENT
Installée depuis une vingtaine de
minutes, Ifē demeurait absorbée par la scène qui se déroulait devant ses yeux,
sans toutefois la comprendre. L’inconnu avait abordé l'hôtesse en usant, à son
goût, d’une familiarité déplacée. Glissant une carte dans sa main, il la
désigna ensuite d’un geste de la tête avant de disparaître.
Ifē en était là, se demandant ce qu’il
pouvait bien manigancer lorsqu’un homme s’approcha pour occuper le siège
voisin. Ce dernier, jugea-t-elle, était beaucoup trop corpulent pour être à
l’aise dans un siège aussi étroit. Elle se demanda alors comment il ferait pour
tenir pendant tout le vol. Le gros monsieur s’inclina
légèrement :
-
Excusez-moi mademoiselle, murmura-t-il, tout en se frayant un
passage pour rejoindre son siège près du hublot.
La
jeune femme n’était pas au bout de ses peines lorsque son autre voisin, une
dame d’un âge fort avancé, vint à son tour s’installer. Lorsque celle-ci
commença à tousser de manière intempestive, Ifē regretta immédiatement son
manque de décision, priant désormais que l’inconnu reparaisse tel un preux chevalier,
pour la sauver d’un périple qui s’annonçait d’ores et déjà calamiteux. Ce fut
la jeune hôtesse, comme si elle n’attendait que ce moment, qui vint exaucer ses
vœux.
-
Mademoiselle ???
-
Balogun !
répondit-elle avec empressement, jetant son roman dans son sac.
-
Très
bien... Puis-je voir votre billet ?
Ifē le lui tendit. L’hôtesse,
un sourire charmant aux lèvres, parcourut brièvement le
document puis d’une voix chaleureuse, dit :
-
Il semblerait qu'une
regrettable confusion se soit produite concernant votre place. Veuillez nous
excuser de ce désagrément. Si vous voulez bien me suivre, nous avons aménagé
pour vous une place à l'avant. L'ensemble du personnel tient à vous présenter
ses excuses les plus sincères pour cette erreur.
Même si cela était
improbable, Ifē se leva sans hésiter, accompagnée des regards interrogateurs
des autres passagers. Un sourire empreint de gratitude éclaira son minois
tandis qu’elle suivait l’hôtesse jusqu’à sa nouvelle place, en classe affaires,
où l’inconnu l’attendait avec un sourire triomphant.
***
Le nouveau siège d’Ifē était spacieux
et doté d’un doux revêtement. Lorsqu’elle s'y installa, elle savoura
instantanément la sensation de luxe et d'intimité offerte par ce compartiment.
Une part d'elle-même ressentait à la fois de la perplexité, et un certain
sentiment de privilège. L'atmosphère ouatée et l'espace individuel plus
généreux semblaient tellement étrangers à ses voyages habituels.
Pendant quelques instants, la jeune
femme resta là, se laissant imprégner par cet environnement exclusif. Quand
elle eut fini son exploration, elle posa les yeux sur son sac qu’elle tenait
fermement contre elle, évitant délibérément de croiser le regard de son voisin. Celui-ci, tout en gardant son attitude tranquille, fit
un signe de la main à l’hôtesse chargé de leur confort qui s’approcha :
-
Pouvons-nous obtenir
quelque chose à boire, s’il vous plaît ? demanda-t-il poliment.
-
Absolument monsieur,
que préférez-vous ? répondit l’hôtesse.
-
Surprenez-moi !
répliqua-t-il en souriant d’un air bonasse.
Ifē observa l’hôtesse s’éloigner puis
réapparaître quelques instants plus tard, un plateau à la main. Sur celui-ci
était posé un verre, accompagné d'une serviette blanche arborant le logo de la
compagnie aérienne.
-
Un mojito sans alcool
sur de la glace pilée, dit-elle en tendant la boisson au jeune homme. J’espère
que cela vous plaira.
-
Oh je n’en doute pas.
-
Et pour la
demoiselle ? demanda l’hôtesse, faisant preuve de courtoisie envers Ifē.
N’ayant aucune envie particulière, Ifē
le signifia à l’hôtesse, et celle-ci partit aussitôt proposer ses gentilles attentions
à un autre passager qui en avait besoin. Au même instant, une voix provenant du
cockpit annonça que l’avion s’apprêtait à décoller. Ifē se redressa et remarqua
du coin de l’œil que l’inconnu la regardait. Embarrassée, elle laissa échapper
un soupir discret. Se demandant un instant si elle devait l’aviser de son
inconfort, elle se tourna finalement vers lui et articula timidement :
-
Savez-vous qu’il n’est
pas… poli de dévisager les gens ainsi ?
L’inconnu eut un sourire, puis regarda
brièvement autour de lui. Prenant un moment pour réfléchir, il se pencha vers
elle :
-
Vous avez tout à fait
raison, dit-il. Je suis désolé si j’ai pu paraître impoli à vous scruter ainsi.
Seulement, dès l’instant où je vous ai aperçue dans la file de passagers au
poste de contrôle de sécurité, j’ai été intrigué par le charme que dégagent vos
traits, et par votre petit air rêveur. Je ne voulais pas vous mettre mal à
l’aise. Quant à mon invitation, ce n’était qu’un hommage naturel, sincère et
totalement désintéressé à votre beauté.
Ifē, surprise par cette réponse, sentit
un léger flottement en son cœur. En observant attentivement l’inconnu, elle fut
saisie par son regard, y décelant une intensité qui éveilla sa curiosité. Il y
avait en lui quelque chose qui l’intriguait aussi. Mais elle ne pouvait pas
encore pénétrer complètement la nature de cette fascination naissante.
-
Je... je vous remercie
pour votre honnêteté, dit-elle d'une voix hésitante. Peu de gens sont capables
de se montrer aussi francs ou délicats. Je suppose que je peux comprendre votre
conduite, mais j'aurais apprécié une certaine discrétion.
L'inconnu inclina légèrement la tête,
reconnaissant sa demande :
-
Je vous présente mes
excuses une fois de plus, réitéra-t-il avec sincérité. À partir de maintenant,
je respecterai votre espace. Il serait dommage de gâcher notre rencontre par
une maladresse de ma part.
Ifē sentit une chaleur étrange se
répandre en elle. Les paroles de l’homme semblaient sincères, et elle
commençait à percevoir une profondeur en lui qui allait bien au-delà de son
élégance physique. L'avion commença à se mettre en mouvement tandis que le
silence entre eux se prolongeait. Songeant à ce qu’il lui avait dit dans le
hall avant l’embarquement, Ifē se demandait si elle devait engager une
conversation ou simplement profiter de cet échange de regards furtifs.
Consciente de sa propre tendance au repli, elle prit une inspiration profonde.
Manifestement, elle cherchait le courage de se confier un peu plus. Surmontant
enfin son embarras, elle demanda :
-
Quel… était l’objet de
votre voyage en France ?
-
La Bourgogne ! répondit-il avec enthousiasme, et plus
précisément le Mâconnais. J'ai toujours rêvé de visiter les vignobles de cette
belle région, partir à la rencontre des vignerons, découvrir le processus
d'élaboration du grand vin français, et vous ?
-
Le Morvan ! dit Ifē en l’imitant, ses lèvres s’étirant
en un sourire timide. J'ai voulu me retirer quelques jours, seule, au cœur de
la nature, loin de l'agitation du monde pour trouver le calme intérieur.
-
Le vin et la solitude… deux grandes sources de sagesse,
murmura l’inconnu avec déférence. Mais je constate aussi, avec beaucoup de
plaisir, que nous étions dans les mêmes contrées. La Bourgogne est une région
magnifique, une terre de reconnexion intense où l'on se sent immédiatement
apaisé. L'air y est vif et parfumé des odeurs de vignes. Les couleurs durant
l'automne sont une merveilleuse symphonie rouge et or.
-
Le Morvan, d’après mon expérience, a cette capacité à vous
faire oublier votre âme qui court. Le silence et la lumière changeante dans les
bois m’ont ramenée à l'essentiel. Je me suis sentie imprégnée de cette
simplicité de la nature qui met en perspective nos vies trop souvent
compliquées.
L'inconnu observa Ifē un moment puis
dit d'une voix chaleureuse :
-
Vous avez raison... La
simplicité et la paix intérieure sont de véritables trésors. Et pour beaucoup,
le voyage entre parfaitement dans cette quête.
-
Le voyage... et la
rencontre de personnes qui savent l'apprécier, osa-t-elle ajouter en le
regardant dans les yeux, souriant timidement.
Un silence s'installa entre eux,
confortable, empreint de sérénité. Le bruit feutré des moteurs de l'avion se
mêlait au fond musical apaisant diffusé par les haut-parleurs. C’était une
musique classique, qui aidait les passagers à se détendre pendant le vol. Ifē
regardait pensivement par le hublot tandis que son voisin l'observait
discrètement, comme s'il cherchait à deviner ce qui se cachait derrière son air
méditatif. Après un long moment, elle tourna la tête vers lui et dit :
-
Il n’est pas habituel
pour moi de converser ainsi avec des inconnus.
-
C’est normal, répondit
l’homme en hochant la tête avec compréhension. La méfiance est saine, surtout
pour une dame. Cependant, permettez-moi de vous assurer que mes intentions sont
honorables, et que je n'ai d'autre but dans cette conversation que celui
d'échanger avec quelqu'un qui, comme moi, apprécie les petits moments de vérité
qui illuminent nos vies.
Il marqua une pause, avant d’ajouter.
-
Je ne cherche pas à
vous convaincre. Vous avez le droit d'avoir toute la méfiance que vous
souhaitez envers un étranger. Mais sachez que je suis heureux de cette
rencontre, même brève, car elle m'a permis de croiser un regard, en
l’occurrence le vôtre, et d'écouter une voix, révélateurs d’une âme.
Ifē percevait la profondeur des paroles
du jeune homme avec une intensité comparable à celle des émotions ressenties
lors d’une première plongée dans les eaux denses de l'océan. Chaque mot qu’il
prononçait éveillait sa curiosité, comme si elle découvrait un nouveau monde
riche de promesses et de possibilités. D’un autre côté, ces paroles, bien que
pleines de sens et empreintes de poésie, semblaient trop séductrices à son
goût. Cela mettait un peu mal à l’aise et tendait à renforcer sa réserve.
-
Et moi, je ne souhaite
point vous vexer, mais…
Elle s’interrompit, baissa les yeux,
craignant de mal formuler sa pensée. Lorsqu’elle les releva, elle croisa le
regard de son interlocuteur, et se trouva instantanément frappée de stupeur par
la beauté et le mystère qui s’y déployaient. Elle sentit alors les limites de
sa propre résistance s'estomper, laissant place à une soif irrépressible de
connaître les secrets dissimulés derrière ces beaux yeux noirs. Mais sa volonté
de s’ouvrir se heurta à sa trop grande prudence, un bien vilain défaut qui lui
avait déjà coûté tant de relations enrichissantes par le passé. Sentant que
l’inconnu la contemplait toujours, elle toussa discrètement puis, d’une voix
contrite, dit :
-
La vérité est que les
hommes comme vous m’inspirent peu confiance généralement.
-
Les hommes comme moi ? répéta le jeune homme.
Il arqua un sourcil, curieux de savoir
ce qu'elle sous-entendait. Ifē détourna momentanément les yeux, sentant une
chaleur subite lui monter aux joues. Elle douta un court instant avant de
répondre :
-
Oui, les hommes comme
vous. Je veux dire… séduisants,
ajouta-t-elle, le regard fuyant. Vous… ou du moins, ils ont coutume de porter
un regard excessif sur leurs seules expériences et point de vue, omettant de
considérer l’opinion d’autrui avec la mesure appropriée.
-
Et d’où tenez-vous
cette théorie ?
-
Je ne sais plus…
peut-être de tous ces romans à l’eau de rose que j’ai eu l’occasion de lire.
Elle esquissa un léger sourire,
aussitôt remplacé par un nuage de tristesse qui se répandit sur son front.
L’homme le remarqua sans s’y attarder pour autant, espérant qu'au cours de leur
échange, Ifē accepterait de s'ouvrir à lui et, si elle le souhaitait, de lui
confier ses chagrins.
-
Croyez-vous donc aux
fables si chèrement prônées par ces récits ? interrogea-t-il d’un ton
léger.
-
Pourquoi les
qualifiez-vous de ‟fables” ?
-
Non, je refuse de
croire que vous comptez parmi celles qui assimilent ces histoires à de la vraie
littérature. Vous-même êtes consciente de l’incongruité d’une telle
considération. N’est-ce pas la raison de ce sourire fugitif ?
Ifē sourit en réalisant à quel point sa
première impression de lui était juste.
-
Toutes les lectures ne
se valent-elles pas ? demanda-t-elle en se tournant pour lui faire face.
-
À mon avis, et ce n’est rien de plus que cela, ce type de récits
appartient au genre paralittéraire, cette masse large de textes qui n’ont que
peu d’utilité, et dont la lecture n’enrichit pas vraiment l’esprit. Selon moi,
y consacrer du temps n’est qu’un acte de plaisir purement sensuel.
-
C’est pourtant une des
raisons de leur succès auprès du public, ne trouvez-vous pas ? Car si vous
les dénigrez, vous devez bien admettre que les polars, les bandes dessinées,
les romans sentimentaux, entre autres, sont de fait, ceux qui réunissent le plus
grand nombre de lecteurs.
-
Certes, répliqua
l’homme, mais cette popularité ne signifie pas qu’ils sont nécessairement bons.
-
Et inversement, votre
mépris ne veut point dire qu’ils sont mauvais. Chacun a ses goûts et plaisirs,
et il faut savoir faire la part des choses, ne point confondre évasion et
culture, divertissement et réflexion. Puis, il existe des livres à la fois
populaires et bons, qui plaisent et instruisent, émeuvent et éclairent,
touchant aussi bien cœur qu’esprit. Ces livres-là sont nombreux. Il suffit de
garder l’esprit ouvert pour aller au-delà de la première impression qu’ils
véhiculent...
L’inconnu ne répliqua pas, se
contentant d’examiner sa surprenante voisine, cherchant à percer son mystère.
Elle aussi l’observait, tentant de décider si elle devait le trouver captivant
ou prompt à juger. Mais plus que tout, elle était curieuse de savoir ce qu’il
avait à dire sur les livres qu’elle avait aimés, sur les auteurs qu’elle avait
admirés ou critiqués. Pendant ce moment intense entre eux, le jeune homme se
dit tout bas : quelle sagacité ! Elle est belle, mais pas seulement. Elle
semble dotée d’une intelligence qui lui permet de débattre d’un sujet aussi
épineux que la littérature. J’ai peut-être trouvé mon autre.
-
Je crois reconnaître
en vous mon alter ego, murmura-t-il en plissant les yeux, prenant tout à coup
un air drôlement mystérieux. Seriez-vous mon âme sœur ?
Ifē demeura interdite devant cette
interrogation. Après une légère hésitation, elle répondit par un sourire
pudique qui amusa son voisin. Au même instant, l’avion s’éleva dans les airs et
les légères secousses dues au décollage la firent s’agripper fermement à son
siège. Quelques secondes plus tard, elle se détendit.
-
Pardonnez ma question si elle vous a
perturbée, dit l’homme en lui offrant un petit sourire chaleureux. N’ayez
crainte, il n’est pas dans mes habitudes de presser les gens.
-
Il n’y a pas lieu de
s’excuser, mais merci… répondit Ifē sobrement. Et puis, je ne suis pas sûre que
l’âme sœur existe vraiment de toute façon.
-
Peut-être que non. Il
me plaît néanmoins d’y croire, répliqua-t-il avec un clin d’œil suggestif. Quoi
qu’il en soit, je suis ravi d'avoir eu cette brève joute oratoire
avec vous.
Ifē acquiesça, souriant. Elle se sentait plus à l'aise
maintenant, et souhaitait en savoir plus sur lui :
-
Vos propos, tout à
l’heure, reprit-elle, si je devais en juger, je dirais que vous lisez beaucoup.
-
Je présume que c’est
pareil pour vous, dit l’inconnu.
-
Oui, souffla Ifē...
Personnellement, je lis un peu de tout, sans parti pris ni préjugé. Cependant,
mes lectures portent davantage sur tout ce qui peut m’aider à mieux pénétrer
l’esprit humain.
-
Je vous prie de ne pas
vous méprendre à mon sujet, car j’ai l’impression que vous le faites déjà. Il
m’arrive, même fréquemment, de compter parmi mes lectures des ouvrages traitant
des affaires de cœur. Toutefois, ceux que je prends plaisir à parcourir n’ont
rien de semblable aux histoires ‟à l’eau de rose” dont vous semblez être
friande.
Ifē
parut intriguée :
-
Dites alors, quel est
le dernier roman sentimental que vous avez lu ?
-
À ce compte-là, nous
risquons fort de nous ennuyer au bout de cinq secondes. Puisque nous nous
dirigeons tous deux vers New York, essayons de rendre les choses plus…
stimulantes. Qu’en dites-vous ? Après tout, nous disposons d’un long temps
à occuper.
-
Je…
Elle hésita un
court instant.
-
Que
suggérez-vous ?
-
À l’évidence, vous
avez de grandes connaissances littéraires, commença-t-il. Je propose donc que
nous jouions à un jeu tout simple : je vous donnerai des thèmes, des
situations ou personnages, sans citer textuellement. Vous devrez deviner
l’œuvre ou l’auteur à partir de ces indices, puis nous inverserons les rôles,
et ainsi de suite. Qu'en pensez-vous ? Est-ce un défi digne de vos talents de
lectrice ? conclut le jeune homme en lui tendant la main.
Sans réfléchir, Ifē la saisit. Remuée
par ce contact, elle articula, indécise :
-
Je… oui... c’est...
c’est d’accord !
Ifē ne comprenait pas ce qu’il lui
arrivait. D’ordinaire peu encline à parler aux inconnus, elle se trouvait face
à cet inconnu et oubliait volontiers ses principes. Il la forçait à sortir de
ses habitudes et cela lui plaisait, devait-elle admettre. Il ne la traitait pas
comme l’avaient toujours fait la plupart des gens. Elle, l’étrange créature
dont il fallait se méfier, ou cette pauvre chose fragile avec laquelle il
fallait prendre des gants. À force, elle commençait à apprécier sa spontanéité
qui contrastait avec sa propre méfiance excessive. Par-dessus tout, elle aimait
la manière dont il la contemplait. Elle se laissait bercer par la musique de
son regard, et en redemandait.
Tandis que son esprit s’égarait ainsi,
il lui sembla entendre au loin l’inconnu l’interpeller.
-
Excusez-moi, dit-il
sans relâcher sa main. Je ne crois pas que nous nous soyons présentés. Mon nom
est Mayòwa Ōladele,
mais vous pouvez m’appeler simplement Ayò.