Une rencontre salvatrice - Chapitre 2
Ecrit par Li@m
Ifē retira vivement sa main, alors qu’un
léger froncement de sourcils venait trahir sa réticence :
-
Je pensais que vous
deviez demeurer un inconnu, s’exclama-t-elle. N’était-ce pas là tout l’intérêt
de cet échange ?
Ce brusque changement d'attitude prit
Mayòwa au dépourvu. Alors qu'ils progressaient sereinement vers une
conversation plus ouverte, voilà qu’elle les ramenait à l’étape de départ. Une
ombre de déception passa furtivement sur son visage, mais il fit de son mieux
pour la dissimuler. À la place, il essaya de la comprendre, imaginant les
épreuves qu’elle avait pu traverser pour être à ce point sur ses gardes.
-
Je la conçois, vous
savez, votre détermination à conserver une certaine retenue, dit-il avec
sympathie. Mais pourquoi persister dans un tel anonymat alors que nous nous
entendons déjà si bien ?
Le regard d'Ifē se voila d'une soudaine
tristesse. Après un court silence, elle répondit d'une voix mesurée :
-
Les confidences que je
partagerai à mon sujet dépendront du degré de confiance que vous m’inspirez. Au
point où nous en sommes, je ne puis m’empêcher de me demander si vous en êtes
digne.
-
C’est là votre droit
le plus absolu… répondit-il en hochant légèrement la tête, acceptant sa
décision avec humilité.
Après une
courte pause, il ajouta :
-
Notre rencontre, bien
qu’issue de circonstances fortuites, n’appartient qu’à nous. Si conserver le
voile de l’anonymat vous semble préférable pour le moment, je ne puis que
m’incliner devant votre choix. Mais si cela peut vous rassurer, je m’engage dès
cet instant à respecter votre rythme et vos souhaits.
Ifē
ne répondit pas. Une profonde mélancolie sembla l’envahir, et elle
s'isola dans le silence, ses épaules affaissées et son regard,
vide, se perdant au loin. Mayòwa l’observa sans mot dire. Devinant qu'elle était
assaillie par maints questionnements, il se retint de perturber ce moment
manifestement décisif pour elle.
L’ambiance
s’alourdissait à mesure que se prolongeait cet instant de recueillement. Mais
son intuition suggéra à Mayòwa que sous la réserve de sa voisine, se cachait
une blessure qu’une seule conversation serait impuissante à panser. Quand elle
émergea enfin de son mutisme, son humeur étrange s’était mystérieusement
dissipée. Un léger sourire fleurit sur ses lèvres :
-
Ifēlēwa Ōlaïtan Balogun
est le nom que j’ai reçu à ma naissance. Mais mes proches m’appellent Ifē, ou Ōla… selon
la compagnie ou le contexte où je me trouve.
-
Alors
ce sera « Ifē » pour moi, dit Mayòwa avec entrain,
heureux de voir son attitude s'adoucir de nouveau.
La jeune femme
sourit.
-
Et vous, dites-moi,
Ōladele...
N’est-ce pas un patronyme nigérian ? demanda-t-elle, son intérêt piqué à
vif.
-
Oui, je suis Nigérian.
Mais seulement de nom. Ma famille s’est expatriée au Bénin voisin voilà quatre
générations au moins. Je me considère ainsi plus Béninois qu’autre chose. Je
suppose que votre histoire familiale est similaire. Béninoise ?
s’enquit-il à son tour.
-
Comment l’avez-vous
deviné ? interrogea Ifē, en dépit de cette troublante coïncidence.
J’aurais très bien pu être Nigériane !
-
C’est à cause de votre
accent. Il trahit vos origines. Mais tout comme vous, j’avais seulement une
chance sur deux de tomber juste.
-
Pourtant vous, vous
n’avez aucun accent. Si ce n’était votre nom, rien dans votre anglais ne
permettait de conjecturer sur vos racines ethniques…
Un sourire éclaira le visage de Mayòwa
alors qu'il la regardait, fasciné par l’énigme qu’elle incarnait. Il
reconnaissait en elle une posture qui lui était bien familière : celle du
renoncement. Cependant, en cet instant précis, il se demandait quels élans,
quels besoins avait-elle dû refouler pour en arriver là aujourd’hui, car il
savait que ces remparts de méfiance, parfois forgés pour se protéger,
devenaient trop souvent des entraves qui mutilaient l'être et l'empêchaient de
s'épanouir pleinement.
-
C’est parce que j’ai
vécu presque toute ma vie aux États-Unis, finit-il par répondre. Mes parents,
mon frère et moi-même y avions émigré quand j’avais trois ans. Mon frère,
alors, en avait sept. Mais nos parents sont retournés au Bénin depuis une bonne
dizaine d’années.
Ifē, après avoir écouté le récit de
Mayòwa, resta silencieuse un instant, troublée malgré elle par cette série de
coïncidences. Désormais, elle se demandait si ces similitudes, qu’il s’agisse
de leurs origines géographiques ou ethniques, n’étaient pas le signe du destin
qui cherchait à les rapprocher.
-
Ce retour aux sources
de mon père, reprit Mayòwa en s'exprimant d'un ton calme et pensif… ce besoin
de reconnexion avec nos racines, je l’éprouve d’une manière différente. Chez
moi, il s’est manifesté par le désir de m'investir dans certains domaines me
tenant à cœur. Ainsi, ai-je trouvé ma voie dans des secteurs qui peuvent avoir
un impact significatif sur notre société, en particulier la communauté noire de
New York. Mon frère, lui, a continué sur la voie tracée par notre père, en
assurant la gestion du business familial.
-
Et dans quels domaines
êtes-vous ? interrogea Ifē avec une certaine tenue dans la voix, craignant
d’être indiscrète.
Le jeune homme esquissa un léger
sourire, semblant apprécier l'intérêt qu'elle portait à son parcours.
-
Je suis impliqué dans
deux secteurs principaux, commença-t-il. D'une part, il y a la technologie et
l'innovation, notamment le développement de logiciels et d'applications
mobiles. J'ai créé une entreprise spécialisée dans la conception de solutions
numériques pour faciliter le quotidien de mes congénères.
-
C'est vraiment
remarquable, dit-elle simplement, admirative.
-
D'autre part,
poursuivit le jeune homme, les yeux brillants d’enthousiasme, j'ai également
investi dans les énergies renouvelables. C'est un domaine qui tient une place
particulière en mon cœur, car je crois en l'importance de préserver notre
environnement et de trouver des solutions durables pour l'avenir. J'ai investi
dans des projets d'énergie solaire et éolienne, ainsi que dans des initiatives
liées à la biomasse.
-
C'est une cause noble
et essentielle, déclara Ifē, son regard s'illuminant à l'évocation de
l'engagement de son interlocuteur en faveur du bien-être de la planète. Nous
avons besoin de personnes comme vous, prêtes à agir et à faire une différence
dans le monde.
-
Merci, Ifē. J’apprécie
beaucoup vos encouragements, mais…
Il hésita un instant, semblant chercher
ses mots. Ifē perçut son embarras et, sans l'interrompre, l'encouragea
silencieusement à continuer.
-
Travailler sur ces
projets, c'est aussi une façon pour moi de combler un vide, de donner un sens à
ma vie, avoua-t-il alors que son regard se fit plus intense. Il y a eu des
moments où je me suis senti perdu. Je crois que j'ai cherché à me reconstruire,
à me réinventer dans ces domaines, en donnant une nouvelle direction à mon
existence.
Ifē était touchée par sa sincérité.
Elle comprenait le besoin de trouver un sens, une raison d'être dans les choix
de vie que nous faisons.
-
C'est courageux de
votre part de partager cela avec moi qui ne suis qu’une inconnue après tout,
dit-elle avec un sourire. Je suis heureuse que vous ayez trouvé une voie qui
vous anime et vous comble.
-
Je compte en effet
parmi les chanceux, répondit-il, le regard brillant de gratitude.
Après cet échange, grandement apprécié
par la jeune femme, ils demeurèrent muets un moment.
-
Eh bien, Ifē, reprit
bientôt Mayòwa, puisque votre opinion sur les ‟hommes comme moi”, est si clairement établi, je m’efforcerai de
mériter votre faveur et de vous laisser le souvenir le plus agréable qui soit
de moi. Alors, comment je me débrouille jusqu’ici ?
-
Je… je dirais que vous
n’êtes pas la pire compagnie qu’il soit imaginable d’avoir, admit-elle en
l’honorant d’un sourire franc. Parlez-moi à présent de ces lectures dont vous
avez coutume !
Un moment de silence s’ensuivit,
laissant à Mayòwa l’occasion d’organiser ses pensées. Pendant qu’il
réfléchissait, Ifē attendait avec une légère appréhension ses prochaines
paroles. Bientôt, son regard fut attiré par le visage du jeune homme dont la
peau noire luisait sous la lumière tamisée de la cabine. Sous leur
bienveillance apparente, ses yeux perçants aux reflets d'ambre semblaient
cacher une certaine morosité. Pourtant, sa bouche, aux lèvres pleines et au
sourire cordial, exprimait joie et franchise. Quant à ses pommettes hautes et
ses mâchoires larges, elles dénotaient une force de caractère. L'ensemble
dessinait les traits harmonieux d'un jeune homme séduisant, pétri de
contrastes.
Ifē se ressaisit en réalisant que
Mayòwa cherchait à établir le contact visuel. Lorsque leurs yeux se
rencontrèrent enfin, il entama une référence à la quête d'amour et de
lumière dans l'existence des hommes :
-
Certains écrivains ont
la faculté de capturer la quête universelle de l'âme humaine. Dans l’une de ses
œuvres, celui auquel je pense décrivait ce besoin profondément ancré en nous
d'être comblés par la vie, de ressentir la douce chaleur d'une affection
inconditionnelle. Il évoquait aussi ce désir, parfois dissimulé, que nous avons
tous d'être reconnus et aimés, de manière à révéler notre plus pure moelle.
Mayòwa marqua une pause, cherchant
comment exprimer ses pensées sans dévoiler les mots précis de l’auteur. Ifē
sourit en l’observant, éblouie par l’émotion qui transparaissait dans son
regard.
-
Cet auteur… Nous
inviterait-il à voir la vie comme une course vers la plénitude ? Ou une
quête de complétude à travers l'union intime avec autrui, dans l’espoir de
vaincre les obscurs tourments qui nous habitent sous le soleil d'un amour
rédempteur qui ne connaîtrait jamais de fin ?
Mayòwa hocha légèrement la tête, visiblement
impressionné par la façon dont Ifē avait su capter l'essence de ses propos.
-
Serait-il
Français ? ajouta-t-elle soudain.
Le jeune homme acquiesça une nouvelle
fois.
-
L’œuvre dont il est
question est L’inespérée de Christian
Bobin, dit-elle sans hésiter.
-
Bon, je reconnais
avoir offert un peu trop d’indices, ce qui a rendu la chose facile à deviner.
Mais les règles demeurent inchangées. À votre tour maintenant de jouer.
-
D’accord…
Ifē se perdit un instant dans pensées,
le regard voilé par des souvenirs lointains. Elle se retrouvait face à un choix
difficile, car elle avait tant d’œuvres marquantes à évoquer ! Très tôt
pendant son enfance, elle avait développé une certaine affinité pour la
solitude. Ce qu’elle appréciait particulièrement dans cet état, au-delà de la
peur qu’il pouvait susciter, c’était l’occasion unique qu’il lui offrait de se
recueillir auprès d’elle-même. Mais certains jours, ses angoisses la
tourmentaient, la laissant telle une étrangère dans son propre corps.
En ces instants, elle se refugiait dans
les livres, quêtant désespérément un écho à son être intérieur. Alors elle
lisait jusqu’à l’épuisement, dévorait des pages entières, scrutant chaque
phrase, chaque paragraphe. Quand elle trouvait un passage qui semblait la
décrire, elle le lisait encore et encore, se demandant : est-ce moi ? Les livres lui avaient
souvent servi de bouée, un moyen de s’extraire des ténèbres qui parfois la
submergeaient. Aussi loin que remontait sa mémoire, ils avaient toujours fait
partie de sa vie, fidèles compagnons de cette quête d'elle-même, de cette lutte
pour se trouver lorsque se sentait perdue.
Lorsqu’elle crut tenir le roman
parfait, Ifē se racla doucement la gorge, puis murmura d’une voix
ténue :
-
Dans l’une de ses
œuvres, une écrivaine, française en l’occurrence, interroge sur la nature même
de l’existence humaine. Comment définir ce qu’est vivre ? Est-ce éprouver
le besoin des autres, ou souffrir de leur absence ? Ou bien, ajouta-t-elle, sa
voix teintée d'une pointe de mélancolie, n'être pas habité par ces sentiments
reviendrait-il à ne pas exister pleinement ?
Ses yeux brillaient d'une lueur presque
suppliante, comme si elle cherchait la réponse à une question qui la hantait
depuis toujours. L’instant d’après, elle paraphrasa l’auteure, décrivant la
douleur du manque et de la solitude.
-
Auriez-vous une idée
de qui il s’agit ici ? interrogea-t-elle enfin.
Un froncement de sourcils trahit la
perplexité de Mayòwa.
-
Karine Giebel dans… Juste une ombre ? dit-il, un peu
incertain. Mais ce ne sont pas ses mots exacts si c’est bien elle que vous
tentiez de citer.
-
Waouh, je suis…
waouh, s’écria Ifē, admirative, un sourire pincé aux lèvres. Vous devez être un
lecteur très attentif pour reconnaître les thèmes évoqués par cet extrait dans
des contextes si différents.
-
J’accepte le
compliment, répondit Mayòwa. Mais Karine G. s’inscrit plutôt dans les thrillers
policiers ! Cela sous-entend que…
-
Comme je vous l’ai
dit, le coupa Ifē, je lis de tout. Et pour percer les gens à jour, quoi de
mieux que ces romans ?
-
Je vous l’accorde…
dit-il simplement, sans se formaliser de sa réaction un poil abrupt.
-
Bien que ses écrits
s’inscrivent dans la catégorie « polar », nombreux sont-ils à offrir
une perspective profonde sur les nuances de l'existence humaine. J’ai cependant un autre
extrait, reprit Ifē, et je doute cette fois-ci que vous réussissiez à trouver
ses références.
-
J’accepte le pari,
répondit le jeune homme, arborant un sourire engageant.
Ifē redevint silencieuse, regardant
Mayòwa avec une attention curieuse, comme si elle le jaugeait encore. Après un
moment de réflexion, elle se retourna vers lui, prête à partager ses
mots :
-
« Les livres sont mes amis, alliés fidèles
dans les moments taciturnes. Dans leurs pages, je trouve refuge et réconfort,
et découvre des mondes alternatifs où m'évader. Les mots écrits par d'autres
deviennent les miens, me donnant une voix quand la mienne se perd. Les livres
sont mes échappatoires et dans leur univers, je trouve la clé pour mieux
m’apprivoiser. »
Elle se tut un instant, scrutant la
réaction de son compagnon. De son côté, lui la considéra d’un œil
interrogateur.
-
C'est magnifique,
dit-il enfin. J’avoue ne pas connaître ce texte, mais il capture parfaitement
l'essence du lien que vous avez avec les livres. Je gage que c’est vous qui
l’avez écrit. Si c’est le cas, alors vous avez un véritable don pour exprimer
votre connexion aux mots. Je suis curieux de
savoir quels auteurs vous inspirent particulièrement.
Il lui sourit chaleureusement, montrant
un intérêt sincère pour en apprendre davantage sur elle et ses affinités
littéraires. Ifē, bientôt s’abrita à nouveau dans le silence, laissant les
paroles du jeune homme flotter avant de répondre, nostalgique :
-
Les auteurs qui
m’inspirent ? Il y en a quelques-uns, particulièrement des femmes noires
auxquelles je peux facilement m’identifier, Maya Angelou, Toni Morrison,
Chimamanda Ngozi Adichie, entre autres. Parmi les plumes qui touchent mon âme,
il en est d'autres, des romancières françaises notamment, dont la finesse du
style résonne en harmonie avec la mienne. Les mots de Delphine de Vigan ou
encore de Katherine Pancol semblent parfois danser au rythme de mes émotions,
créant une connexion profonde entre les histoires que racontent leurs romans et
mon cœur. Quoi qu’il en
soit, je suis emplie de gratitude envers les écrits de toutes ces femmes
inspirantes pour avoir été là pour moi quand j’en avais besoin. Sans eux, il y
a longtemps que je me serai égarée, car ils ont illuminé ma vie de leur lueur
précieuse.
-
J’imagine bien…
murmura Mayòwa, visiblement touché par les mots d’Ifē, mais surtout heureux de
la voir se dévoiler peu à peu. Bien, un dernier extrait ? demanda-t-il.
Celui qui trouve l’auteur ou l’œuvre gagne.
-
C’est entendu !
Mais chargez-vous de fournir les thèmes. Je crois être meilleure pour la partie
la plus difficile. Vous n’êtes pas le seul à avoir des muscles ici, dit-elle en
référence au physique du jeune homme.
_Elle
a même de l’humour, se dit Mayòwa, ravi d’une telle
découverte. C’était la toute première fois depuis leur rencontre que la jeune
femme semblait lâcher prise, abandonner cette implacable maîtrise d'elle-même.
Il trouvait dommage qu’elle ne s’autorisât pas plus souvent à s'offrir ainsi,
sans retenue. Il la trouvait déjà belle, mais ce sourire enfantin qui éclaira
son visage à l’instant, il la rendait sublime à ses yeux. Mayòwa chercha dans
sa mémoire une œuvre à la fois intense et délicieusement énigmatique, un
passage qui, en l’entendant, ferait deviner à Ifē toutes ces choses qu’il n’aurait
jamais l’occasion de lui dire.
-
Voyons si vous avez
autant de muscles que vous le prétendez.
Ifē répondit par un hochement de tête,
prête à relever le défi.
-
J’ai trouvé,
lança-t-il.
Il commença à évoquer un extrait
explorant la subtilité de cette passion amoureuse qui ne pouvait être
concrétisée. Il décrivit cette affection que l'on ressent parfois pour l'autre,
ce sentiment d'aimer sans toutefois pouvoir se le dire ouvertement, par pudeur
ou par crainte d’en souffrir. L'auteur suggérait qu'il valait mieux garder pour
soi cette douce mélancolie, telle une blessure intime qu'on ne saurait
transmettre.
Quand il acheva sa lecture, Mayòwa
remarqua le regard empreint de tristesse dont Ifē le fixait. Elle ignorait
l'auteur de ces mots.
Mais au fond, elle espérait qu’il les ait inventés, pour elle, car en
les écoutant,
elle fut l'espace d'un instant transportée six ans en
arrière,
dans les pages du roman Longtemps
j’ai rêvé d’elle de Thierry Cohen. Ifē se revoyait dans la peau de
l’héroïne du livre, qui avait grandi en s’imaginant être une autre.
Lorsqu’elle avait lu le roman, Ifē s’y
était un peu reconnue, car elle aussi avait toujours ressenti une espèce de
dissonance avec le monde alentour. À
l’époque, elle était dans sa 21e année, mais il y avait chez elle
cette absence semblable à celle de Lior, que le présent n’avait jamais vraiment
su contenir. Son esprit errait dans l'avenir, rêvant d'une rencontre
salvatrice : celle d'un homme, à l'âme tout aussi cabossée que la sienne,
taillé sur mesure pour combler tous les vides intimes de son être.
En même temps, en regardant Mayòwa, Ifē
perçut très distinctement sa peine, conséquence d’une histoire amoureuse qui
peut-être aurait pu être mais qui n’a pas été finalement. Soudain, elle comprit
que sous son masque de séducteur, il dissimulait aussi ses propres
vulnérabilités. De son côté, Mayòwa fut troublé par le regard pénétrant d’Ifē
qui l’enveloppait d’une intensité si puissante, qu’il en fut astreint au
silence. Il ressentait un lien spécial entre eux, comme si leurs expériences et
leurs quêtes se rejoignaient en un point commun.
Suite à cet échange chargé en émotions,
un long silence s’installa. Mayòwa avait le nez plongé dans une revue
financière et Ifē l’observait discrètement, déjà nostalgique de sa voix chaude
et de la douce caresse de son regard. Bien qu’à peine une heure se fût écoulée
depuis leur rencontre, elle paraissait ne plus pouvoir se passer de lui.
-
Vous ne me parlez
plus... murmura-t-elle, les yeux tout contrits.
Mayòwa, ravi de la voir enfin prendre
plus de risque, referma son magazine :
-
Serge Joncour.
-
Plaît-il ? dit
Ifē, cherchant à comprendre.
-
L’auteur dont les mots
vous ont laissée interdite tout à l’heure, c’est Serge Joncour. Quant à
l’œuvre, il s’agit de L’amour sans le
faire.
-
C’était beau, et très
intense.
-
Je sais, répondit-il
avec enthousiasme. C'est incroyable comme de simples mots peuvent créer des
ponts entre les êtres, poursuivit-il, ému. Je n'ai pas écrit ces paroles, mais
je suis heureux de les avoir partagées avec vous, et surtout ravi de voir la
révolution qu’elles ont suscitée en vous. C'est comme si pendant ce court
instant où vous étiez absorbée dans vos souvenirs, vous m’aviez ouvert les
portes de votre univers intérieur, me permettant d’établir cette connexion
singulière mais vraie avec une personne faite du même bois que moi.
Ifē demeura muette, refoulant ses
émotions sous son masque de réserve. Touchée par les paroles de cet étranger
qui lui offrait son amitié le temps d’un voyage, elle aurait voulu lui en dire
davantage, fendre son armure pour lui permettre de la voir dans sa vérité.
Cependant, sa circonspection tenace l'en empêchait encore. Elle entendit
soudain le jeune homme rire en la regardant :
-
Que se
passe-t-il ? demanda-t-elle.
-
Rien, répondit-il.
-
Alors pourquoi me
dévisagiez-vous avec cet air moqueur ? Insista-t-elle.
-
Je crains que la
réponse ne vous déplaise.
-
Dites-le quand
même !
-
C’est parce que vous
êtes très belle.
-
Cessez donc je vous
prie ! Je sais qu’il n’y a rien en moi qui vaille un tel éloge.
-
C’est si triste à
entendre que je peine à le concevoir ! Si seulement vous pouviez percevoir
à travers mes yeux toute la grâce dont vous rayonnez.
Ifē, gênée de croiser le regard de
Mayòwa, baissa les yeux. Ce dernier continua :
-
Veuillez pardonner mon
audace, mais je ressens la nécessité de vous persuader de vos propres attraits.
Ifē, il émane de vous une aura belle et sensible. Vous la tenez enfermée,
n’aimez pas la montrer, et pourtant, elle est là, dans chacun de vos sourires,
dans vos yeux, dans votre voix. Votre peau, claire, luit d'une luminosité
céleste qui magnifie votre visage. Vos traits sont gracieusement ciselés, avec
ces sourcils épais d’un noir dense, ce nez fin et ces joues qui rehaussent avec
élégance le profil de votre visage. Vos lèvres sont charnues et délicieusement
ourlées. Puis juste au-dessus, à droite, ce grain de beauté discret apporte un
charme supplémentaire à votre expression déjà ravissante. Votre regard est profond et expressif. Il
révèle une sensibilité extraordinaire qui me laisse totalement conquis. C’est
comme si chaque émotion y trouvait son écho. Enfin les nattes de votre longue
chevelure, par leur charme, viennent mettre en valeur votre beauté brute,
témoignant de votre fierté à l’égard de votre noble héritage africain.
Ifē, une nouvelle fois émue par ces
mots, sentit une légère chaleur monter à ses pommettes. Elle commença à
entrevoir une vision différente d'elle-même, à travers les yeux de cet homme
qui semblaient la voir avec une clarté éblouissante.
-
Et puis... ajouta ce
dernier, j’essaie de deviner les péripéties ayant tissé la trame de votre vie.
Dites-moi votre histoire ?
Le cœur d'Ifē se mit soudain à battre
plus fort. Surprise par cet appel à se dévoiler, elle sentit bientôt la peur
s’insinuer en elle. Bien qu'ils aient sympathisé, Mayòwa restait un inconnu
pour elle... Un plaisant inconnu, certes, mais un inconnu tout de même. Puis la question de ses origines lui revint
à l’esprit : Ōladele, béninois... c’était trop beau pour être vrai. Un
espion au service de son grand-père ? Cela se pouvait-il ? Trop de
questions se heurtaient dans sa tête, mais elle refusait de se laisser envahir par
l’angoisse. Elle avait besoin de croire en la sincérité de ce rapprochement
entre eux. Après un long moment d'hésitation, elle se résolut à parler :
-
Je suis… hum… avocate
à l’aide juridictionnelle de la cour fédérale du district sud de New York.
-
Non, s’opposa le jeune
homme. Ce n’est pas la partie de votre histoire que je souhaite le plus
connaître. Sauf si je me rends coupable d’un acte moralement répréhensible un
jour, ajouta-t-il avec une pointe d’humour. Vous n’auriez pas oublié ce que je
vous ai dit dès nos premières paroles échangées ! Je sens en vous des mots
qui ne demandent qu’à sortir. Parlez-moi, Ifē, dévoilez-moi l’essence même de
votre être, racontez-moi vos joies et vos chagrins, vos craintes les plus
drôlement surprenantes, celles que vous dissimulez dans vos intermittences.
La bienveillance qui illuminait les
yeux de Mayòwa sembla souffler sur les précédents doutes de la jeune femme
telle une brise légère. Elle détourna son regard un instant, le temps de
rassembler ses pensées. Le silence l'enveloppa comme une caresse familière, lui
offrant l'occasion de s'écouter respirer, de sentir les battements de son
propre cœur.
-
Rien dans ma vie n’est
digne d’intérêt, finit-elle par déclarer.
-
Laissez-moi en juger,
insista Mayòwa ! N’en avez-vous pas marre de vous tenir en laisse,
contrôlant chacun de vos gestes à tout instant ? Je comprends mieux à
présent pourquoi votre visage portait la trace de la lassitude lorsque nos
regards se sont croisés la première fois.
-
De la lassitude,
dites-vous ? fit Ifē, étonnée.
-
Oui, de la lassitude !
répéta-t-il. Dites-moi si j’ai tort mais je crois deviner que vos journées vous
imposent un devoir constant d’activités. Sans cela, vous pensez que votre vie
n’a aucun sens, que personne ne veut de vous ou que personne ne vous aime.
Alors, la seule solution que vous avez trouvée est de remplir chaque jour d’une
liste interminable de choses à faire, histoire de chasser l’ombre de vide qui
vous envahit dès votre réveil le matin.
Ifē sourit, une fois de plus surprise
par la facilité avec laquelle Mayòwa semblait lire en elle, comme s'il était
l'auteur du roman de sa vie.
-
Vous avez peut-être
raison, admit-elle en essuyant une larme rebelle qui lui picotait les yeux.
Mais je n’aime pas m’étendre sur ma vie. Au fil des années, j’ai pris
l’habitude de taire tout ce qui hurle en moi. C’est le seul moyen que j’ai
trouvé de ne pas éveiller mes tourments. Aussi, serais-je embêtée de vous
ennuyer avec mes problèmes de famille.
-
Permettez-moi
d’insister, dit Mayòwa. Il vient un temps où il faut bien s’ouvrir, même à un
inconnu. Sans quoi, vous risquez à la longue de faire obstacle au bonheur dans
votre vie, vous condamnant ainsi à rester prisonnière de la solitude.
-
La solitude, répéta
Ifē avec ironie. Je la connais bien celle-là. Elle est une vieille amie.
-
Quelle est la
principale cause de chagrin dans votre vie ? demanda Mayòwa. Dites-le sans
réfléchir. Donnez la première réponse qui vous vient.
-
Le sentiment de n’être
à ma place nulle part. En quelque lieu où je me trouve, je la ressens toujours,
cette étrangeté, cette sensation d’inadéquation, de ne pas convenir. Quand
j’étais au lycée, je m’imaginais que les autres s’y prenaient différemment que
moi, qu’ils connaissaient la formule du bonheur. Je me disais qu’il devait
exister dans cette notion même de bonheur un code auquel tous avaient librement
accès mais qui à moi, seulement à moi, pour une raison inexplicable, échappait.
Certains jours, ce sentiment devenait si insupportable que j’aurais voulu
l’éteindre comme on actionne un interrupteur, pour que tout s’apaise enfin…
Elle s’arrêta là et se refugia dans un
long silence que seule vint troubler la voix grave de Mayòwa.
-
Est-ce de vous-même
que vous parliez lorsque vous citiez cet extrait de Juste une ombre ? Avez-vous l’impression de ne manquer à
personne ?
-
J’ai grandi avec le
sentiment que personne ne voulait vraiment de moi. Mon père, mon grand-père,
enfin… ma famille. Quand mon père mourut, je n’étais encore qu’une toute petite
fille. Je n’ai quasiment aucun souvenir de lui. Il fut la première personne à
m’abandonner. Puis ce fut au tour de ma mère qui, après cette tragédie, sombra
dans une dépression si profonde qu’elle ne parvint jamais à en sortir. Mon
grand-père qui, dès le départ, avait maudit l’union de mes parents parce que
maman était catholique, une mécréante selon ses dires, ne tarda pas à la bannir
du foyer familial. Sans remords, il m’avait arraché à son affection, lui
interdisant de me voir. Les quatre premières années de ma vie, je les ai vécues
privée des soins de ma mère. Mais, c’est elle qui en a perdu l’esprit.
-
N’importe qui de sensé
deviendrait fou qu’on lui arrache son bébé, dit Mayòwa.
Un autre moment de silence gêné
s’installa entre eux.
-
Ne prenez pas cet air
si sérieux, dit Ifē en notant la gravité dans l’expression de son
interlocuteur.
-
Vous penseriez que je
suis dépourvu de cœur autrement, dit ce dernier.
-
Dites-le alors, quelle
tristesse, n’est-ce pas ? Je vous avais bien prévenu.
-
Vous devez le haïr,
votre grand-père.
-
Oui ! Mais aussi
odieux soit-il, il est la seule figure paternelle qu’il me reste. Écoutez… je
n’ai plus envie de ressasser ces histoires tristes. Je préfère que vous me
confiiez quelque chose de votre intimité pour changer.
-
Que souhaitez-vous
savoir ?
-
Tout ! Dans la
mesure du possible, j’entends. Mais vous pouvez commencer en me révélant la
cause de vos propres chagrins.
Devant tant de perspicacité, les
mâchoires de Mayòwa manquèrent de se décrocher de surprise.
-
Qu’est-ce qui vous
fait penser que je suis habité de chagrins ?
Ifē laissa entrevoir un sourire fugace.
-
Lorsque je me retrouve
entourée d’inconnus, j’ai tendance à réprimer l’expression spontanée de mes
émotions. J’ai néanmoins développé cette aptitude à capturer les subtilités
émotionnelles sur le visage des autres, un peu comme lire entre leurs lignes.
C’est une sensibilité acquise depuis mon plus jeune âge.
Mayòwa, frappé par l’invraisemblance de
ce qu’elle disait, eut un subtil mouvement des sourcils. Cela incita Ifē à
poursuivre :
-
Quand nous jouions
tout à l’heure, et que vous avez cité cet auteur que je ne connaissais pas, le style de votre lecture, quoique
raffiné, laissait deviner une fêlure secrète. D’ailleurs, mon intuition, bien
souvent fidèle, m’offrait des aperçus délicats de cette observation.
Mayòwa resta un moment silencieux. Son
regard semblait suggérer quelque ressouvenir toujours douloureux. Une lueur
morne traversa rapidement ses iris. Puis, d'une voix empreinte de sagesse, il
murmura :
-
Après tout ce que vous
m’avez confié, je vous dois bien une ou deux confidences. Aussi voilà : le
chagrin a forgé mon être, m'a appris la valeur des promesses et la fragilité de
nos rêves. Mais les épreuves, tous les êtres humains en traversent. Ce sont
elles qui nous enseignent la patience, la compassion… Alors disons simplement
que j’ai connu ma part de désillusions, comme bien d’autres.
Ifē hocha lentement la tête. Elle
souhaitait en savoir davantage, mais sa propre inclination à la prudence
l’engageait à respecter la retenue de Mayòwa.
-
Je comprends,
dit-elle. Parfois, quelques mots suffisent pour saisir l’essentiel.
-
Le futur reste toujours incertain,
reprit le jeune homme… Ce qui compte est d'apprendre des méprises du passé pour
avancer plus sereinement.
-
Les épreuves, quoique
douloureuses, nous rendent plus ouverts aux autres, à leurs chagrins, ajouta
Ifē pensivement.
-
Ce que je retiens
surtout est que parfois, les épreuves les plus sombres nous offrent la lucidité
nécessaire pour apprécier la beauté des moments simples, comme celui que je
partage avec vous en cet instant précis.
Un sourire illumina le visage d'Ifē.
Baissant les yeux un bref instant, elle se laissa délicieusement imprégner de
leur échange. Puis, comme une transition naturelle vers une nouvelle facette de
cette conversation, elle releva le regard et dit d’une petite voix :
-
J’aimerais que vous me
parliez à présent de votre plus douce ivresse. Cette chose à laquelle vous êtes
accro, car chacun a la sienne. Si
j’étais joueuse, je gagerais sur les livres. Complexes, sombres… Plus ils sont
de cette trempe-là et plus vous les aimez. C’est dans cet univers que vous vous
reconnaissez le mieux, n’est-ce pas ?
-
Vous avez raison,
répondit-il. J’aime la littérature, surtout les classiques français,
Baudelaire, Zola, Flaubert, Proust. Je les considère comme de vrais artistes.
J’aime aussi écouter l’âme des gens, lire les mots qui s’y bousculent. J’aime
la beauté évoquée par la peinture, la musique. Parmi mes grandes passions,
figure aussi le vin.
-
Je l’avais bien
deviné, observa Ifē avec un sourire franc, lorsque vous partagiez avec moi
l’objet de votre voyage en France.
-
Je suis conscient
qu'en tant que musulman, la dégustation du vin est perçue comme une
désobéissance. Toutefois, laissez-moi vous entretenir de ce qui, pour moi, fait
tout le sel de cet univers, au-delà des interdits religieux.
Ifē hocha doucement la tête en signe
d’assentiment.
-
Tout d'abord, il y a
ces grands vins français, des joyaux de terroirs qui narrent aux dégustateurs
l'histoire millénaire de leur région. Un verre de Château Margaux, par exemple, se révèle être une traversée
sensorielle à travers les âges, une rencontre avec la noblesse du Médoc. La
complexité des arômes, la douceur en bouche, la subtilité des tanins... ce sont
autant d’éléments qui créent une expérience inoubliable pour les papilles. Mais
le vin ne se limite pas aux seules frontières de la France. J'ai aussi été
impressionné par les crus italiens, à l’image d’un Amarone della Valpolicella Classico, qui dévoile toute la
profondeur et la chaleur méditerranéenne. Les vins espagnols comme le Tempranillo de la Rioja, avec leur
caractère corsé, n’en sont pas moins fascinants. Même au-delà de l'Europe, le
voyageur avide de découvertes trouve des perles rares à déguster. Les nectars
californiens de Napa Valley sont une ode à la puissance. Quant aux Shiraz australiens, avec leur audace
fruitée, procurent au palais une explosion de saveurs incomparables. Je sais
que ma passion pour le vin peut sembler étrange, voire incongrue, au regard de
ma foi musulmane. C'est sans nul doute une faiblesse que j'admets. Mais je ne
puis m'empêcher d'apprécier ces breuvages.
Alors qu'elle écoutait Mayòwa lui
décrire avec ferveur sa fascination pour le vin, Ifē fut envahie par un mélange
d’émotions ambivalentes. D'abord, elle fut agréablement surprise par
l’ouverture avec laquelle il lui livrait cette facette de lui. Cependant, cet
état se mêla rapidement à une légère inquiétude.
La jeune femme se sentait partagée
entre l'admiration d’une part, et la préoccupation d’autre part, quant aux
dilemmes éthiques que soulevait cette passion pour le vin, surtout dans le
contexte de leur religion à laquelle elle-même était très attachée. Mais malgré
ses propres réserves, une petite courbe indulgente se dessina sur ses lèvres,
témoignage tacite de la considération qu'elle portait à l’honnêteté de Mayòwa.
Ce dernier, observant une courte pause
de réflexion, laissa flotter dans l’atmosphère confinée de l’avion les
dernières saveurs de son éloge. Puis, d'un ton plus introspectif, il
reprit :
-
Par moment, il
m’arrive aussi de savourer le réconfort de la solitude. Elle m’offre une plage
de quiétude propice à mes lectures…
Ifē demeura pensive un court instant.
-
Tous ces éléments que
vous me dévoilez successivement forgent en mon esprit un portrait saisissant de
votre individualité ! observa-t-elle avec douceur. Et si vous me racontiez à
présent l’amour ! Que représente-t-il selon vous ?
-
Pour moi, l’amour
n’est rien de plus que de la violence. Quand il est submergé de solitude,
l’être humain s’imagine bien souvent que trouver l’amour le rendra plus
heureux. Mais c’est faux, car ce n’est pas le rôle de l’amour. L’amour, je
crois, est fait pour nous révéler notre propre résilience, jusqu’où nous
pouvons endurer le manque quand l’autre nous abandonne. Mais finalement, tout
est une question de degré, à quel point on est disposé à ressentir les choses.
Ifē resta silencieuse. Elle se
demandait si elle devait interpréter sa conception de l’amour comme une
tendance au contrôle dans ses relations, ou à la méfiance envers l’intimité
amoureuse. Mais au fond d’elle-même, elle ne pouvait s’empêcher de
penser : waouh… quel fabuleux personnage ! Elle trouvait ses mots intelligents et
pleins de tournures surprenantes. On dit souvent que rien n’est plus proche de
l’absolu qu’un amour en train de naître, et en cet instant, Ifē sentait quelque
chose se dérober en elle. Elle était consciente du caractère irrationnel de ses
espoirs. Pourtant, elle désirait déjà être aimée de lui. Elle cherchait
avidement à lire ce sentiment dans son regard. Mais il le détournait sans
cesse, craignant sans doute de se laisser à nouveau percer à jour.
-
Puis-je vous faire un
aveu ? dit-elle soudain, puis s’interrompit.
Fixant le jeune homme, elle lui montra
le dos de sa main gauche. Il déduisit à l’alliance or ceignant son annulaire
qu’elle était mariée.
-
Quel âge avez-vous
déjà ? s’enquit Mayòwa, avec une pointe d’ironie pour masquer son trouble.
Ifē accusa son humour avec un sourire
gêné, puis répondit :
-
Il n’est pas délicat
de poser ce genre de question à une femme.
-
Excusez-moi, Ifē, si
j’ai eu l’air de vous... Je ne...
Il se tut, ne sachant pas comment
formuler sa pensée.
-
Il n’y rien à excuser,
dit-elle en comprenant son embarras, parce qu’il est décédé.
Ce propos fut suivi d’un énième
silence, que ne tarda pas à suspendre la voix douce d’Ifē.
-
C’était mon ami. Nous
étions ensemble à la fac de droit. Quelques semaines avant notre diplôme, il
m’avait avoué être atteint d’un cancer colorectal incurable. Sachant sa fin
proche, il a souhaité me léguer un bien immobilier reçu en héritage. Puisque je
n’étais ni américaine ni de sa famille, …
-
Il vous avait demandé
de l’épouser, devina Mayòwa.
Ifē acquiesça de la tête, émue.
-
Oui… pour simplifier
les choses.
-
Je suis désolé,
dit-il.
-
Non, ce n’est rien…
Vous ne saviez pas ! Bien sûr, ce n’était pas un amour passionnel comme on
en voit au cinéma, mais je l’aimais. Le perdre fut l’une des épreuves les plus
dures que j’ai eu à surmonter ces dernières années. Ça fait deux ans déjà et je
vais mieux, vraiment. Mais parfois, je me sens si seule.
-
J’imagine très bien...
La solitude, elle peut être très violente, que l’on ait 15, 30 ou 60 ans,
conclut Mayòwa en lui adressant un sourire réconfortant.
Après ce bref retour dans le passé, la
suite du voyage se poursuivit paisiblement. Ifē, qui voyageait pour la première
fois en classe affaires, fut agréablement surprise par la qualité des repas qui
leur furent servis à bord. L'équipage avait veillé à offrir une expérience
gustative raffinée et diversifiée tout au long du vol. Les deux amis se
régalèrent de délicieuses entrées aux accents méditerranéens, de plats
principaux équilibrés, accompagnés de légumes frais et de sauces savoureuses.
Les desserts, quant à eux, étaient de véritables œuvres d'art culinaire, aussi
plaisants pour les yeux que pour le palais.
Une fois arrivés à New-York, ils
passèrent le poste d’inspection ensemble et se rendirent au carrousel pour
récupérer leurs valises. Ifē ayant eu les siens en premier, tendit la main à
Mayòwa :
-
Au revoir, Ayò… Grâce
à vous, ce voyage fut des plus divertissants.
-
J’en suis extrêmement
heureux, j’espère que nous nous reverrons très bientôt.
-
Cette perspective me
réjouit, fit-elle en posant sa main libre sur le cœur avant de se retourner et
s’éloigner.