Une rencontre salvatrice - Chapitre 3
Ecrit par Li@m
New York souriait sous un ciel
éblouissant lorsqu’Ifē y arriva. Installée dans son Uber, le bruit étouffé de
la circulation et le brouhaha fusant des rues de Manhattan lui rappelaient à
quel point cet endroit ne lui avait pas manqué. Tout autour d’elle, la ‟ville
qui ne dort jamais” déployait son incessante effervescence. Mais alors que son
taxi s'engouffrait dans les artères animées, le regard de la jeune femme fut
attiré par un spectacle qui éveilla en elle une profonde admiration.
Le soleil
commençait sa lente descente à l'horizon, baignant New
York de ses lumineuses teintes orangées.
Ses reflets, qui dansaient
sur la façade de verre des gratte-ciels, faisaient miroiter celle-ci comme une
surface d'eau agitée. Le souffle court, Ifē était saisie
par la beauté hypnotique de cette fresque mouvante.
S’appuyant
contre le dossier de son siège, elle poussa un soupir apaisé. Puis elle ferma
doucement les paupières, comme pour imprégner sa mémoire de cette scène,
qui lui offrait un répit fugace dans l'agitation urbaine. Lorsqu'il rouvrit les yeux, la magie opérait
toujours. Mais à présent, elle se sentait elle-même immergé dans ce tableau
éphémère, peint par le soleil avant que la ville ne sombre dans la nuit.
À 18h33, le taxi la déposa devant son
immeuble à Washington Heigts, quartier hispanique situé au nord de Manhattan et
accueillant de nombreux immigrés. Lorsqu’elle monta à l’appartement, celui-ci
lui parut étrangement vide. Le souvenir d’Adenikē dans la cuisine, fredonnant
gaiement tout en cuisinant, et leurs éclats de rire devant leurs sitcoms
préférées lui manquèrent soudain. Le silence ambiant la ramena à la réalité de
son quotidien. Tout à coup, la mission humanitaire de sa meilleure amie aux
confins de leur terre mère lui sembla terriblement lointaine.
Adenikē Temidun Babajide, ou Nikē,
comme Ifē aimait l’appeler, était résidante en médecine interne au Columbia University Medical Center,
centre hospitalier universitaire associé à l'université Columbia. Véritablement
passionnée par la médecine, la jeune femme était avide de défis. C’est son
désir de faire la différence dans le monde qui l'avait amenée à suspendre son
résidanat pour s'engager avec Médecins Sans Frontières. Malgré son jeune âge,
Adenikē était déjà reconnue comme une étudiante talentueuse et prometteuse, prête
à repousser les limites de sa carrière médicale aussi bien à l’hôpital que sur
le terrain humanitaire.
Parmi les rares amis Ifē, Adenikē était
la seule à avoir jamais réussi à percer sa coquille d’isolement, partageant
depuis leur rencontre ses peines comme ses joies. Malgré leurs personnalités
différentes ‒ l'ambition déterminée d'Adenikē confrontée à la mélancolie
rêveuse d'Ifē ‒ une profonde connivence les unissait. Peut-être était-ce en
raison de leurs racines ethniques communes, toutes deux étant yorubas. Mais Ifē
était Béninoise tandis qu’Adenikē venait du Nigéria.
Un sourire se dessina sur le visage
d’Ifē alors qu’elle repensait au jour où elles s'étaient rencontrées la
première fois à la fac. Adenikē lui avait déballé en trois phrases sa vie, ses
rêves et son amour des défis, tandis qu'elle l'écoutait, émerveillée par tant
d'énergie concentrée dans une seule personne. Ce jour-là, une belle amitié
était née, nourrie par leurs fous rires, leurs disputes et réconciliations, et
leur affection sincère.
Ifē porta ses affaires dans sa chambre,
puis alla ouvrir les fenêtres pour laisser entrer l’air frais de l’extérieur.
Plus tard, elle irait les refermer et mettrait en marche le purificateur d’air.
Épuisée par le voyage, elle s’écroula sur le lit et soupira. Comme toujours
lorsqu’elle se retrouvait sans autre compagnie que la sienne, ses pensées
commencèrent à dériver sans but. Mayòwa surgit alors dans son esprit. Elle le chassa
immédiatement, alla prendre une douche tiède, et revint s’allonger.
Le silence étouffant de l’appartement
pesait sur Ifē, comme une présence invisible qui l’oppressait. Pour calmer son
malaise, elle se réfugia dans ses prières, rattrapant celles de la journée
qu’elle avait manquées en raison du voyage, et préparant son cœur pour celles
du soir. En tant que musulmane, la pratique religieuse était une source de
réconfort pour la jeune femme. Elle y trouvait une forme de solennité
apaisante, un instant de connexion profonde avec Son Créateur.
*
* *
LE
LENDEMAIN
Un rayon de soleil chatouilla les
paupières d’Ifē, la forçant à se réveiller. Elle ouvrit lentement les yeux,
l’horloge sur sa table de chevet affichait 7h41. Elle aurait dû se lever depuis
6h pour accomplir sa prière de l'aube. Mais elle se sentait si détendue qu’elle
n’en avait pas envie. Appréciant la tiédeur du lit, elle referma les yeux et se
tourna sur le côté. Elle enfouit la tête sous l’oreiller pour tenter de se
rendormir, mais n’y parvint pas.
À ce moment-là, la sonnette retentit à
l'entrée. Surprise, elle se demanda qui cela pouvait être et de si bon matin.
Avec peine, elle se traîna jusqu’à la porte. En apercevant Adenikē qui, à
travers le judas, lui adressait déjà une grimace dévoilant ses yeux rieurs, le
visage d’Ifē s'illumina. Le cœur battant, elle s’empressa de lui ouvrir. La
vision de son amie, avec sa stature moyenne et la confiance naturelle dans sa
forme généreuse, ne fit qu’accentuer la joie qui gonflait en elle :
-
Digne fille de
Babajide ! s’écria Ifē en ouvrant ses
bras pour offrir à Adenikē une douce étreinte. Tu m’as tant manqué !
-
Oh, je le sais !
répondit celle-ci en riant.
-
C’est une bien belle
surprise que tu me fais-là… Je te croyais au Djibouti ou à Djibouti, je ne sais
même plus ce qu’on dit, tellement je suis contente. Ta mission ne devait-elle
pas durer encore quelques semaines ?
La voix d’Ifē laissait transparaître
toute l'émotion qui l’inondait en ce moment. Adenikē avait su apaiser son
esprit solitaire rien qu'avec sa présence.
-
Je ne supportais plus
de t’imaginer seule ici à ruminer tristement. J'ai donc tout abandonné pour
m’envoler vers toi. J’avais surtout hâte de contempler les effets sur ton joli
visage de ton séjour au cœur de la nature vierge française.
-
Sais-tu seulement à
quel point tu es la personne que je préfère le plus au monde ? dit Ifē
d’une voix mêlant joie et gratitude, en serrant de nouveau Adenikē dans ses
bras.
Elle esquissa un sourire en imaginant
le chaos qui devait régner dans le logement de son amie là-bas après son départ
précipité. La spontanéité avait toujours été sa marque de fabrique. En croisant
leurs bras autour de l’épaule l’une de l’autre, les deux jeunes femmes se
dirigèrent vers la chambre d’Adenikē, tandis
que celle-ci traînait son bagage sur le sol de sa main libre.
Une fois dans la pièce, elles
s'écroulèrent sur le lit et Adenikē complimenta Ifē sur sa fraîcheur. Elle
sourit de bon cœur, mais son amie perçut que quelque chose la
préoccupait :
-
Que t’arrive-t-il,
chérie ? interrogea Adenikē de ce ton leste que seul pouvait octroyer le
commerce d’une profonde et longue amitié. Tu sais que tu peux tout me confier,
n’est-ce pas ?
-
Ce n’est rien,
répondit Ifē avec un timide sourire, ne t’inquiète pas pour moi.
-
Et moi je te connais
assez pour savoir que ce n’est pas ‟rien”. Mais avant que tu ne me racontes,
permets-moi d’aller prendre une douche. À moins que tu n’aies décelé une odeur
inhabituelle flottant dans les parages ! ajouta-t-elle avec son humour
légendaire qui arracha un petit rire à Ifē.
-
Non, tu sens
parfaitement bon ! dit cette dernière. Mais vas-y, je t’attendrai ici.
Adenikē se dévêtit et se dirigea vers
la salle de bains. Lorsqu’Ifē se retrouva seule, son cœur se mit à battre avec
force. Une vague angoisse l’envahit, semblable à celle qu’on éprouve lorsqu’on
croit être amoureux. La cruelle incertitude où ce sentiment la plongeait
éveilla en elle une peur qui lui était bien familière, celle de l’abandon.
Depuis l’enfance, Ifē en avait toujours
ressenti une peur irrationnelle, car toutes les personnes qui lui avaient
promis d’être toujours là avaient fini par s’en aller ou périr. Elle se remémora
sa tante Marion, cousine de sa maman, qui avait été un si grand soutien
affectif et matériel pour elle durant toute sa vie, jusqu’à son décès l’année
de son entrée à l’université. Puis le souvenir de Dany, son défunt époux, et la
douleur que sa mort avait engendrée la glacèrent. Toutes ces pensées sombres
suffirent à la plonger dans un abîme de tristesse.
Ifē se souvint qu’après cette énième
perte, elle en était venue à renoncer à l’idée même de s’attacher à
autrui, convaincue que le chagrin était l’inévitable conséquence de ce type de
lien. Pourtant, récemment, une simple rencontre l’avait fait vaciller : un
bel inconnu l'avait contemplée avec une tendresse si pure, comme si son
existence même était un objet d’enchantement. Son regard s’était insinué
jusqu’au plus profond d’elle, lui faisant ressentir la vie d’une manière
qu’elle n’avait jamais osé espérer.
Mais à l’heure actuelle, ses propres
sentiments contradictoires ‒ l'attraction et la peur ‒ la laissaient dans un
état de confusion sans nom. Car la vie lui avait appris, de la pire des
manières, que chaque personne qu’elle s’autoriserait à aimer était une personne
qu’elle prendrait le risque de perdre. Cette
perspective lui était insupportable.
-
Rassure-moi Ifē, es-tu
sûre d’aller bien ? s’inquiéta Adenikē dès sa sortie de la douche.
Si quelqu'un avait le pouvoir
d’exorciser les craintes d’Ifē, c'était bien elle. Adenikē avait toujours su
user de mots appropriés pour la réconforter sans heurter ses défenses, mais
avec juste ce qu’il fallait de fermeté pour lui faire voir les choses sous une
perspective différente. Prenant une profonde inspiration, Ifē murmura, sans
manifester une grande émotion :
-
Figure-toi que j’ai
fait une belle rencontre.
En l’entendant prononcer ces mots, une
lueur joyeuse illumina les grands yeux bruns d’Adenikē. Celle-ci se tourna vers
son amie et lui offrit un sourire,
expression qui portait la promesse de son soutien indéfectible :
-
Alors ça, c’est
génial, c’est vraiment génial ! s’écria-t-elle.
Alors que l'eau ruisselait encore sur
sa peau mate, teinte olive, Adenikē se dirigea lentement vers sa coiffeuse. Sa
serviette toujours nouée autour du buste, sa dense chevelure crépue couleur
rouille était soigneusement attachée en deux chignons qui trônaient au sommet
de sa tête. La légère humidité sur son corps donnait un éclat doux à ses
traits, comme si elle était enveloppée d'une aura rafraîchissante.
Dans un geste délicat, elle saisit un
flacon en verre contenant une huile naturelle. Elle en déposa quelques gouttes
dans le creux de sa main et se massa ensuite délicatement le visage. La
fragrance de l'huile embauma l'air, ajoutant une note agréable à l'atmosphère.
Après ce petit rituel beauté, Adenikē enfila un jilbab ample puis, saisissant
la main d’Ifē, elle l’entraîna jusqu’au canapé du salon. Ses yeux brillaient
d'une lueur bienveillante lorsqu'elle murmura :
-
Une rencontre nouvelle
est toujours positive et porteuse d’espoir. Pourquoi affiches-tu alors cette
mine ?
Ifē eut un bref soupir, ses épaules
s'affaissant légèrement. Son regard évitait celui de son amie, comme pour
cacher son chagrin.
-
Nous n’avons pas
échangé nos contacts. Je ne le reverrai donc probablement plus jamais,
souffla-t-elle, une pointe de regret dans la voix. Depuis, je me fais la
réflexion que c’est peut-être pour le mieux, car je n’ai plus la force
d’endurer une autre perte.
Adenikē fronça les sourcils :
-
Comment peux-tu déjà
envisager cela alors que votre histoire n’a même pas encore commencé ?
s’étonna-t-elle.
Ifē leva alors les yeux vers son amie,
une lueur de tristesse voilant son regard habituellement si vif.
-
Alors qu’on discutait,
il n’a cessé de me complimenter sur mon apparence, faisant l’éloge d’une
‟grâce” qui émanerait de ma présence. Bien que cela me mette généralement mal à
l'aise, j'étais un peu flattée. Mais au fond, je pensais que s'il me
connaissait vraiment, il ne voudrait pas de moi...
-
Ce n’est pas vrai et
tu le sais bien chérie. Au-delà de tes atouts physiques, tu es pétrie des
qualités qui te rendent exceptionnelle. Ta sensibilité, ton intelligence, ta
gentillesse sont autant d'aspects merveilleux de ta personne justifiant
amplement que l’on s’intéresse à toi. Alors, je n’accepterai point que tu
doutes de ta valeur ou de l'amour que tu mérites. Je préfère que tu me racontes
les circonstances de cette rencontre. Où était-ce ? Comment se
nomme-t-il ? Je veux tout savoir.
Le nuage assombrissant le visage d’Ifē
se dissipa soudain.
-
C’était pendant mon
voyage de retour de la France… dit-elle d’une voix joyeuse. Il s’appelle Mayòwa Ōladele, un homme
d’esprit, de goût et de bon sens. En gros, un personnage fascinant !
-
Humm… murmura
pensivement Adenikē. Nigérian ?
-
Non, béninois… ou
nigérian…, je l’ignore à dire vrai, poursuivit Ifē avec entrain. Grand, avec
une jolie tournure. Il paraissait si calme, si présent, avec ce langage farci
de belles idées et cette voix grave qui…
Elle se tut un
instant, son regard s'adoucissant alors qu'elle se remémorait le timbre
ensorceleur de Mayòwa :
-
Nous avons parlé
pendant des heures, et j’avoue que cela m’a beaucoup plu, conclut-elle dans un
souffle, un léger sourire aux lèvres.
Alors que son regard s’embrumait à
nouveau, elle poursuivit :
-
Mais ce n’était qu’un
rêve éphémère, car je n’ai jamais su inspirer de l’amour… Seulement de la
pitié. Et puis, il y a cette petite voix dans ma tête qui n’arrête pas de
chuchoter : oui… Dany est en terre
maintenant, te voilà déjà prête à oublier ton deuil. C’est tout naturel,
puisque tu ne l’as jamais aimé…
-
Eh bien… Tu devrais
étouffer cette maudite voix !
Ifē baissa les yeux.
-
Parfois je lui donne
raison.
-
Mais
enfin, pourquoi ? s'exclama Adenikē avec douceur. Tu sais que je
chérissais Dany, et c’est vrai que tu l’as épousé. Cependant, la vraie nature
de votre relation ne justifie pas que tu t’empêches de vivre. Et puis deux ans
se sont déjà écoulés, tu sais. Personnellement, je pense que ton deuil a assez
duré. Vois-tu, parfois, l’obscurité peut offrir un abri réconfortant, mais il
ne faut pas y rester trop longtemps.
Ifē demeura silencieuse. Adenikē
reprit, choisissant avec soin ses mots.
-
Ce Mayòwa a bien
raison. Tu es très belle, et tu mérites que d’autres personnes que moi s’en
rendent compte.
-
Mais j’ai si peur,
Nikē… soupira Ifē.
-
C’est normal d’avoir
peur, petite sœur, de craindre l’abandon car c’est un froid qui glace et peut
plonger dans le désarroi absolu. Mais sache que l’amour, tout comme l’abandon
ou le chagrin, font tous partie du jeu de la vie. Je sais qu’il faut beaucoup
de courage pour y arriver, mais tu dois accepter de composer avec eux pour
sortir de l’ombre, et prendre activement part au commerce de la vie, prendre le
risque d'être heureux.
Ifē sentit une boule se former dans sa
gorge, et chaque seconde qui s’écoulait semblait renforcer l’étreinte de son
angoisse. En voyant le trouble qui brillait dans ses yeux, Adenikē se rapprocha
puis posa une main réconfortante sur sa cuisse :
-
Dis-moi simplement ce
qui ne va pas. Je suis là.
Sa voix était empreinte d'une sincérité
apaisante, offrant à Ifē un espace sécurisé pour exprimer ses émotions.
Cependant, cette dernière restait muette, accablée par le poids de ses doutes.
-
C’est si effrayant…
murmura-t-elle enfin, lasse.
-
Je sais… répondit son
amie. Mais je veux que tu prennes le risque d’être aimée, Ifē. Même si c'est
effrayant, sache que tout ce qui est imprévisible recèle de la beauté, car on
ne sait jamais où cela peut mener.
Ifē la fixa d'un air désabusé. Alors
elle continua :
-
Je suis consciente de
ce fardeau que tu portes depuis presque aussi longtemps que tu vis. Mais je
suis persuadée que tu peux y arriver, parce que tu as en toi la force dont tu
doutes. Tu pourrais commencer petit : un sourire, une journée ensoleillée…
et puis construire peu à peu à partir de là.
Ifē secoua la tête.
-
J’aimerais tellement
mais j’en suis incapable… soupira-t-elle, résignant l’espoir d’intéresser
jamais personne.
-
Je n’y crois pas un
seul instant, car je te connais. Tu mérites d’y croire Ifē, de rêver un peu, de
vivre. Nous sommes encore au tout début de nos vies, avec tellement de belles
choses à accomplir… Je veux que tu nous donnes à toutes les deux la chance de
voir cela. Attends, j’ai quelque chose
pour toi.
Adenikē se dirigea vers sa chambre et
revint quelques instants après, tenant son téléphone portable à la main.
Pendant sa mission en Afrique, elle avait découvert une phrase inspirante en
naviguant un jour sur internet, et l’avait conservée afin d’en faire profiter
son amie :
-
Regarde ça, dit-elle.
Peut-être que cela t'inspirera.
Ifē lut la phrase en
silence : De l'estime de soi et
de l'auto indulgence, naît le pouvoir d'avancer avec sérénité.
-
C'est beau,
murmura-t-elle, pensive.
-
Bien que tu sois
incapable de le voir, tu as une force incroyable en toi. Tout le chemin que tu
as parcouru depuis notre rencontre en est la preuve. Si tu souhaites vraiment
essayer, nous trouverons un moyen pour que tu y arrives, dit Adenikē,
enthousiaste. Ai-je déjà faillit à te soutenir ? Une seule fois ? Il
semble que non. Alors, cette fois encore, je serai là pour toi. Nous allons y
parvenir, ensemble.
Ifē resta silencieuse, ressentant les
paroles encourageantes de cette sœur que la vie lui avait donnée, et dont
l’affection lui était un trésor inestimable. Pour la première fois depuis
longtemps, elle sentait luire quelque espoir en elle.
-
Maintenant, dit
Adenikē, j’aimerais que m’en dises plus sur ce gars. As-tu même entendu son
nom ? Mayòwa ! _porteur de
félicité en langue yoruba. Rien
ne peut donc mal se passer.
Ifē prit un instant pour ordonner ses
pensées. Adenikē, voyant le visage de son amie se départir de l’ombre qui
l’attristait, fut prise d’une soudaine joie invisible. Elle s’installa
confortablement dans le fauteuil, prête à l’écouter avec attention.
-
Il doit avoir la
trentaine, avec une stature imposante, commença Ifē d’un ton doux. Mais ce qui
m’avait le plus sidéré chez lui, c’est son regard pénétrant. Celui-ci
témoignait d’une vie marquée par de multiples drames. Mais à l’inverse de moi,
il avait su s’élever, par la sagesse, au-dessus des misères et des vicissitudes
de son existence.
Adenikē l’écoutait, un sourire tendre
aux lèvres.
-
Au début, reprit Ifē, les yeux
teintés d’une lueur nostalgique, son regard sur moi me laissait gênée. Je
ne saurais vraiment te dire pourquoi.
-
C’est sans doute ta
nature douce qui tentait de se rebeller.
-
Contre quoi ?
-
Le chamboulement que
ta vie était sur le point de subir, répondit Adenikē.
-
Je ne sais pas… Peut-être !
murmura Ifē, songeuse. Mais une fois mon malaise surmonté, chaque fois que nos
regards se rencontraient, ses yeux semblaient sonder mon âme à la recherche de
mon abri intime. Pourtant, je ne me suis pas sentie envahie. Pas une seule
fois. Pour la première fois, j'ai eu le sentiment d'être vue dans toute ma
vérité, celle que je souhaitais dévoiler.
Avec douceur, Adenikē l’attira contre
son épaule.
-
Alors, pourquoi tant
d’inquiétudes ?
-
Je l’ignore, répondit
Ifē le regard perdu. Chaque fois qu’il m’arrive quelque chose de bien, l’idée que
cela puisse s’arrêter brusquement me hante. Tu pourrais trouver cela absurde,
mais pour moi, c’est terrifiant.
-
C’est à cause du
chagrin et je comprends. Cette émotion a pris l’habitude de dominer ta vie. À
force, elle a réussi à te faire croire qu’elle en fera toujours partie,
t’empêchant d’accéder au bonheur. Mais tu as le pouvoir de t’en libérer, et
l’une des meilleures façons d’y parvenir est de laisser l’amour entrer dans ta
vie.
Ifē se tut, méditant silencieusement
sur ces paroles. Peu à peu, ses yeux s’emplirent de larmes.
-
Mais cela ne durera
pas, dit-elle d’une voix tremblante d’incertitude. Je finirai par tout gâcher
comme d’habitude. Je gâche toujours tout.
-
Non Ifē, ce n’est pas
vrai. Bien sûr, je comprends ta peur à l’idée de devoir faire totalement
confiance à quelqu’un. C’est peut-être ce qu’il y a… de plus effrayant dans la
vie. Mais quand c’est l’amour qui est en jeu, sans confiance et un certain
abandon de soi, il ne peut en résulter que déception.
Voyant son amie se triturer les méninges,
Adenikē sourit avec bienveillance.
-
Sache que toutes ces
épreuves qui te font douter de ta valeur, ce sont elles-mêmes qui ont forgé ton
caractère et t’ont insufflé cette sensibilité qui te rend belle.
-
Parfois, murmura Ifē,
lassée par ses propres réflexions, j’aimerais tant ne plus me souvenir, ne plus
ressentir…
-
La vie n’est pas
facile, concéda Adenikē. Mais tu as toujours su lui résister. Et je demeurerai
à tes côtés aussi longtemps que tu en éprouveras le besoin.
Ifē esquissa un sourire sans grand éclat,
puis dit :
-
Que ferais-je sans toi ? Merci
d'être aussi patiente à mon égard.
-
Je t'aime petite sœur. Cela est la
preuve que tu sais inspirer de l’amour. Ta perception de la vie, des relations
n'est point faussée. Elle est seulement teintée de ta propre expérience, et
c'est précisément ce qui te rend authentique.
Le regard d'Ifē s'éclaira en entendant
ces mots. Doucement, un doux sourire étira ses lèvres et son angoisse sembla
s’envoler comme un papillon. Un infime espoir avait pris naissance en son cœur.
Adenikē lui sourit en retour, ravie de la voir s'ouvrir ne
serait-ce qu'un peu à son optimisme.
*
* *
DEUX
SEMAINES PLUS TARD – CIMETIERE OÙ EST ENTERRÉ DANIEL GRAY
Le regard voilé par des lunettes, Ifē
scrutait d’un air las l’horizon enveloppé par le crépuscule. Le soleil venait
de se coucher et le ciel était coloré d’une lueur rose orangée. Mais cette
beauté éphémère laissait la jeune femme indifférente. Quelque part au loin, un
homme tout de noir vêtu l’observait, le visage dissimulé derrière les feuilles
d’un journal. Le port de ce dernier lui fit penser à un détective privé.
Soudain gênée, elle ôta ses lunettes et toisa délibérément le mystérieux
individu d’un œil agressif, comme pour défier cette intrusion dans son chagrin.
Ifē remit ses lunettes, puis jeta un
regard sur l’écran de son téléphone portable où défilait le titre Remind me de Simi. Elle aimait bien
écouter cette chanteuse nigériane, en raison de sa voix. La douce mélancolie
qui s’en dégageait trouvait toujours un écho dans son âme. Quant à cette
chanson en particulier, chacune des notes riches en émotion la composant
recelait quelque chose de réconfortant pour Ifē. Ses paroles lui apportaient
aussi du courage, lui rappelant l’urgence d’apprendre à aimer. Sa mélodie suave
était comme un baume sur ses blessures, et l’écouter lui faisait énormément de
bien.
Le cimetière baignait dans un silence
froid. L'été avait cédé place à l'automne new-yorkais, laissant les arbres
vêtus de couleurs rouge écarlate. Avec peine, Ifē s’accroupit devant la tombe
et fit courir ses doigts fins le long de la courbe des lettres gravées dans le
marbre blanc. Elle connaissait bien chaque trait, puisqu’elle les avait choisis
elle-même. En remarquant le pot vide posé à côté, une larme vint lui piquer les
yeux. Elle aurait dû apporter des fleurs, comme elle le faisait à chaque
visite. Sa négligence aujourd'hui lui semblait être une trahison.
-
Je suis désolée Dany,
murmura-t-elle tristement. Un temps considérable s’est écoulé depuis ma
dernière visite…
Tout frémissait autour d'Ifē. Pourtant,
à l'intérieur, son cœur semblait gelé. Néanmoins, elle s’efforça de continuer,
la voix légèrement tremblante :
-
Tu sais, la semaine
dernière, je me suis enfin décidée à faire cette virée à West Orange. C’est une
ville plutôt paisible.
Elle s’interrompit un instant,
choisissant ses mots avec circonspection, comme si Dany pouvait la voir et
l’entendre.
-
J’ai rencontré
quelqu’un, reprit-elle avec un sursaut d’énergie dans la voix. Il est cultivé,
bel homme, et je suis sûre que tu l'aurais approuvé.
Sa voix se fit à nouveau triste,
empreinte d’incertitude.
-
Après ton départ, j’ai
juré ne plus laisser quiconque je risquais de perdre entrer dans ma vie.
Pourtant, cette rencontre nouvelle bouleverse mes certitudes, comme si le
destin se jouait de moi.
Elle poussa un profond soupir, le
regard perdu dans la contemplation de la tombe.
-
Que faire D ? l’interrogea-t-elle. Dois-je
braver mes peurs et avancer obstinément vers l’inconnu ? Mais si je me
trompais, moi si encline au désarroi ? Ou si ma noirceur l’effrayait,
comme tant d’autres avant lui ? Tu sais combien elle peut rebuter...
Alors qu’Ifē tentait de contrôler ses
émotions, un voile nuageux passa devant le soleil couchant, atténuant
momentanément son éclat. Une douce brise vint caresser son visage, apportant
avec elle un frisson d'apaisement. Comme si mère nature elle-même prêtait une
oreille attentive à ses confidences, un calme s'installa autour d'elle, créant
un espace intime pour ses pensées.
Pendant quelques instants, Ifē eut
l'impression que le temps se suspendait, comme si l'univers lui-même était en
accord avec ses réflexions profondes. Alors elle sentit pousser en elle une
conviction nouvelle : celle que la
vie l’attendait, quelque part dehors, et que pour la saisir, il lui fallait
oser tendre la main. Elle comprit que ses peurs, ainsi que les doutes qui
l'avaient jusqu’ici tenue dans les ténèbres ne devaient point continuer à
dicter ses choix, et que l’amour pouvait être une force puissante capable de
chasser l'obscurité la plus dense.
En son for intérieur, Ifē était
pleinement consciente que pour avancer, elle
devait moins s’emplir d’attentes, et ouvrir grand son cœur à de nouvelles
possibilités. Celles-là même qui invitaient à aimer, et à se laisser aimer
profondément, librement.