Une rencontre salvatrice - Chapitre 3

Ecrit par Li@m

New York souriait sous un ciel éblouissant lorsqu’Ifē y arriva. Installée dans son Uber, le bruit étouffé de la circulation et le brouhaha fusant des rues de Manhattan lui rappelaient à quel point cet endroit ne lui avait pas manqué. Tout autour d’elle, la ‟ville qui ne dort jamais” déployait son incessante effervescence. Mais alors que son taxi s'engouffrait dans les artères animées, le regard de la jeune femme fut attiré par un spectacle qui éveilla en elle une profonde admiration.

Le soleil commençait sa lente descente à l'horizon, baignant New York de ses lumineuses teintes orangées. Ses reflets, qui dansaient sur la façade de verre des gratte-ciels, faisaient miroiter celle-ci comme une surface d'eau agitée. Le souffle court, Ifē était saisie par la beauté hypnotique de cette fresque mouvante.

S’appuyant contre le dossier de son siège, elle poussa un soupir apaisé. Puis elle ferma doucement les paupières, comme pour imprégner sa mémoire de cette scène, qui lui offrait un répit fugace dans l'agitation urbaine. Lorsqu'il rouvrit les yeux, la magie opérait toujours. Mais à présent, elle se sentait elle-même immergé dans ce tableau éphémère, peint par le soleil avant que la ville ne sombre dans la nuit.

À 18h33, le taxi la déposa devant son immeuble à Washington Heigts, quartier hispanique situé au nord de Manhattan et accueillant de nombreux immigrés. Lorsqu’elle monta à l’appartement, celui-ci lui parut étrangement vide. Le souvenir d’Adenikē dans la cuisine, fredonnant gaiement tout en cuisinant, et leurs éclats de rire devant leurs sitcoms préférées lui manquèrent soudain. Le silence ambiant la ramena à la réalité de son quotidien. Tout à coup, la mission humanitaire de sa meilleure amie aux confins de leur terre mère lui sembla terriblement lointaine.

Adenikē Temidun Babajide, ou Nikē, comme Ifē aimait l’appeler, était résidante en médecine interne au Columbia University Medical Center, centre hospitalier universitaire associé à l'université Columbia. Véritablement passionnée par la médecine, la jeune femme était avide de défis. C’est son désir de faire la différence dans le monde qui l'avait amenée à suspendre son résidanat pour s'engager avec Médecins Sans Frontières. Malgré son jeune âge, Adenikē était déjà reconnue comme une étudiante talentueuse et prometteuse, prête à repousser les limites de sa carrière médicale aussi bien à l’hôpital que sur le terrain humanitaire.

Parmi les rares amis Ifē, Adenikē était la seule à avoir jamais réussi à percer sa coquille d’isolement, partageant depuis leur rencontre ses peines comme ses joies. Malgré leurs personnalités différentes ‒ l'ambition déterminée d'Adenikē confrontée à la mélancolie rêveuse d'Ifē ‒ une profonde connivence les unissait. Peut-être était-ce en raison de leurs racines ethniques communes, toutes deux étant yorubas. Mais Ifē était Béninoise tandis qu’Adenikē venait du Nigéria.

Un sourire se dessina sur le visage d’Ifē alors qu’elle repensait au jour où elles s'étaient rencontrées la première fois à la fac. Adenikē lui avait déballé en trois phrases sa vie, ses rêves et son amour des défis, tandis qu'elle l'écoutait, émerveillée par tant d'énergie concentrée dans une seule personne. Ce jour-là, une belle amitié était née, nourrie par leurs fous rires, leurs disputes et réconciliations, et leur affection sincère.

Ifē porta ses affaires dans sa chambre, puis alla ouvrir les fenêtres pour laisser entrer l’air frais de l’extérieur. Plus tard, elle irait les refermer et mettrait en marche le purificateur d’air. Épuisée par le voyage, elle s’écroula sur le lit et soupira. Comme toujours lorsqu’elle se retrouvait sans autre compagnie que la sienne, ses pensées commencèrent à dériver sans but. Mayòwa surgit alors dans son esprit. Elle le chassa immédiatement, alla prendre une douche tiède, et revint s’allonger.

Le silence étouffant de l’appartement pesait sur Ifē, comme une présence invisible qui l’oppressait. Pour calmer son malaise, elle se réfugia dans ses prières, rattrapant celles de la journée qu’elle avait manquées en raison du voyage, et préparant son cœur pour celles du soir. En tant que musulmane, la pratique religieuse était une source de réconfort pour la jeune femme. Elle y trouvait une forme de solennité apaisante, un instant de connexion profonde avec Son Créateur.

 

*

*  *

 

LE LENDEMAIN

Un rayon de soleil chatouilla les paupières d’Ifē, la forçant à se réveiller. Elle ouvrit lentement les yeux, l’horloge sur sa table de chevet affichait 7h41. Elle aurait dû se lever depuis 6h pour accomplir sa prière de l'aube. Mais elle se sentait si détendue qu’elle n’en avait pas envie. Appréciant la tiédeur du lit, elle referma les yeux et se tourna sur le côté. Elle enfouit la tête sous l’oreiller pour tenter de se rendormir, mais n’y parvint pas.

À ce moment-là, la sonnette retentit à l'entrée. Surprise, elle se demanda qui cela pouvait être et de si bon matin. Avec peine, elle se traîna jusqu’à la porte. En apercevant Adenikē qui, à travers le judas, lui adressait déjà une grimace dévoilant ses yeux rieurs, le visage d’Ifē s'illumina. Le cœur battant, elle s’empressa de lui ouvrir. La vision de son amie, avec sa stature moyenne et la confiance naturelle dans sa forme généreuse, ne fit qu’accentuer la joie qui gonflait en elle :

-          Digne fille de Babajide ! s’écria Ifē en ouvrant ses bras pour offrir à Adenikē une douce étreinte. Tu m’as tant manqué !

-          Oh, je le sais ! répondit celle-ci en riant.

-          C’est une bien belle surprise que tu me fais-là… Je te croyais au Djibouti ou à Djibouti, je ne sais même plus ce qu’on dit, tellement je suis contente. Ta mission ne devait-elle pas durer encore quelques semaines ?

La voix d’Ifē laissait transparaître toute l'émotion qui l’inondait en ce moment. Adenikē avait su apaiser son esprit solitaire rien qu'avec sa présence.

-          Je ne supportais plus de t’imaginer seule ici à ruminer tristement. J'ai donc tout abandonné pour m’envoler vers toi. J’avais surtout hâte de contempler les effets sur ton joli visage de ton séjour au cœur de la nature vierge française.

-          Sais-tu seulement à quel point tu es la personne que je préfère le plus au monde ? dit Ifē d’une voix mêlant joie et gratitude, en serrant de nouveau Adenikē dans ses bras.

Elle esquissa un sourire en imaginant le chaos qui devait régner dans le logement de son amie là-bas après son départ précipité. La spontanéité avait toujours été sa marque de fabrique. En croisant leurs bras autour de l’épaule l’une de l’autre, les deux jeunes femmes se dirigèrent vers la chambre d’Adenikē, tandis que celle-ci traînait son bagage sur le sol de sa main libre.

Une fois dans la pièce, elles s'écroulèrent sur le lit et Adenikē complimenta Ifē sur sa fraîcheur. Elle sourit de bon cœur, mais son amie perçut que quelque chose la préoccupait :

-          Que t’arrive-t-il, chérie ? interrogea Adenikē de ce ton leste que seul pouvait octroyer le commerce d’une profonde et longue amitié. Tu sais que tu peux tout me confier, n’est-ce pas ?

-          Ce n’est rien, répondit Ifē avec un timide sourire, ne t’inquiète pas pour moi.

-          Et moi je te connais assez pour savoir que ce n’est pas ‟rien”. Mais avant que tu ne me racontes, permets-moi d’aller prendre une douche. À moins que tu n’aies décelé une odeur inhabituelle flottant dans les parages ! ajouta-t-elle avec son humour légendaire qui arracha un petit rire à Ifē.

-          Non, tu sens parfaitement bon ! dit cette dernière. Mais vas-y, je t’attendrai ici.

Adenikē se dévêtit et se dirigea vers la salle de bains. Lorsqu’Ifē se retrouva seule, son cœur se mit à battre avec force. Une vague angoisse l’envahit, semblable à celle qu’on éprouve lorsqu’on croit être amoureux. La cruelle incertitude où ce sentiment la plongeait éveilla en elle une peur qui lui était bien familière, celle de l’abandon.

Depuis l’enfance, Ifē en avait toujours ressenti une peur irrationnelle, car toutes les personnes qui lui avaient promis d’être toujours là avaient fini par s’en aller ou périr. Elle se remémora sa tante Marion, cousine de sa maman, qui avait été un si grand soutien affectif et matériel pour elle durant toute sa vie, jusqu’à son décès l’année de son entrée à l’université. Puis le souvenir de Dany, son défunt époux, et la douleur que sa mort avait engendrée la glacèrent. Toutes ces pensées sombres suffirent à la plonger dans un abîme de tristesse.

Ifē se souvint qu’après cette énième perte, elle en était venue à renoncer à l’idée même de s’attacher à autrui, convaincue que le chagrin était l’inévitable conséquence de ce type de lien. Pourtant, récemment, une simple rencontre l’avait fait vaciller : un bel inconnu l'avait contemplée avec une tendresse si pure, comme si son existence même était un objet d’enchantement. Son regard s’était insinué jusqu’au plus profond d’elle, lui faisant ressentir la vie d’une manière qu’elle n’avait jamais osé espérer.

Mais à l’heure actuelle, ses propres sentiments contradictoires ‒ l'attraction et la peur ‒ la laissaient dans un état de confusion sans nom. Car la vie lui avait appris, de la pire des manières, que chaque personne qu’elle s’autoriserait à aimer était une personne qu’elle prendrait le risque de perdre. Cette perspective lui était insupportable.

-          Rassure-moi Ifē, es-tu sûre d’aller bien ? s’inquiéta Adenikē dès sa sortie de la douche.

Si quelqu'un avait le pouvoir d’exorciser les craintes d’Ifē, c'était bien elle. Adenikē avait toujours su user de mots appropriés pour la réconforter sans heurter ses défenses, mais avec juste ce qu’il fallait de fermeté pour lui faire voir les choses sous une perspective différente. Prenant une profonde inspiration, Ifē murmura, sans manifester une grande émotion :

-          Figure-toi que j’ai fait une belle rencontre.

En l’entendant prononcer ces mots, une lueur joyeuse illumina les grands yeux bruns d’Adenikē. Celle-ci se tourna vers son amie et lui offrit un sourire, expression qui portait la promesse de son soutien indéfectible :

-          Alors ça, c’est génial, c’est vraiment génial ! s’écria-t-elle.

Alors que l'eau ruisselait encore sur sa peau mate, teinte olive, Adenikē se dirigea lentement vers sa coiffeuse. Sa serviette toujours nouée autour du buste, sa dense chevelure crépue couleur rouille était soigneusement attachée en deux chignons qui trônaient au sommet de sa tête. La légère humidité sur son corps donnait un éclat doux à ses traits, comme si elle était enveloppée d'une aura rafraîchissante.

Dans un geste délicat, elle saisit un flacon en verre contenant une huile naturelle. Elle en déposa quelques gouttes dans le creux de sa main et se massa ensuite délicatement le visage. La fragrance de l'huile embauma l'air, ajoutant une note agréable à l'atmosphère. Après ce petit rituel beauté, Adenikē enfila un jilbab ample puis, saisissant la main d’Ifē, elle l’entraîna jusqu’au canapé du salon. Ses yeux brillaient d'une lueur bienveillante lorsqu'elle murmura :

-          Une rencontre nouvelle est toujours positive et porteuse d’espoir. Pourquoi affiches-tu alors cette mine ?

Ifē eut un bref soupir, ses épaules s'affaissant légèrement. Son regard évitait celui de son amie, comme pour cacher son chagrin.

-          Nous n’avons pas échangé nos contacts. Je ne le reverrai donc probablement plus jamais, souffla-t-elle, une pointe de regret dans la voix. Depuis, je me fais la réflexion que c’est peut-être pour le mieux, car je n’ai plus la force d’endurer une autre perte.

Adenikē fronça les sourcils :

-          Comment peux-tu déjà envisager cela alors que votre histoire n’a même pas encore commencé ? s’étonna-t-elle.

Ifē leva alors les yeux vers son amie, une lueur de tristesse voilant son regard habituellement si vif.

-          Alors qu’on discutait, il n’a cessé de me complimenter sur mon apparence, faisant l’éloge d’une ‟grâce” qui émanerait de ma présence. Bien que cela me mette généralement mal à l'aise, j'étais un peu flattée. Mais au fond, je pensais que s'il me connaissait vraiment, il ne voudrait pas de moi...

-          Ce n’est pas vrai et tu le sais bien chérie. Au-delà de tes atouts physiques, tu es pétrie des qualités qui te rendent exceptionnelle. Ta sensibilité, ton intelligence, ta gentillesse sont autant d'aspects merveilleux de ta personne justifiant amplement que l’on s’intéresse à toi. Alors, je n’accepterai point que tu doutes de ta valeur ou de l'amour que tu mérites. Je préfère que tu me racontes les circonstances de cette rencontre. Où était-ce ? Comment se nomme-t-il ? Je veux tout savoir.

Le nuage assombrissant le visage d’Ifē se dissipa soudain.

-          C’était pendant mon voyage de retour de la France… dit-elle d’une voix joyeuse. Il s’appelle Mayòwa Ōladele, un homme d’esprit, de goût et de bon sens. En gros, un personnage fascinant !

-          Humm… murmura pensivement Adenikē. Nigérian ?

-          Non, béninois… ou nigérian…, je l’ignore à dire vrai, poursuivit Ifē avec entrain. Grand, avec une jolie tournure. Il paraissait si calme, si présent, avec ce langage farci de belles idées et cette voix grave qui…

Elle se tut un instant, son regard s'adoucissant alors qu'elle se remémorait le timbre ensorceleur de Mayòwa :

-          Nous avons parlé pendant des heures, et j’avoue que cela m’a beaucoup plu, conclut-elle dans un souffle, un léger sourire aux lèvres.

Alors que son regard s’embrumait à nouveau, elle poursuivit :

-          Mais ce n’était qu’un rêve éphémère, car je n’ai jamais su inspirer de l’amour… Seulement de la pitié. Et puis, il y a cette petite voix dans ma tête qui n’arrête pas de chuchoter : oui… Dany est en terre maintenant, te voilà déjà prête à oublier ton deuil. C’est tout naturel, puisque tu ne l’as jamais aimé

-          Eh bien… Tu devrais étouffer cette maudite voix !

Ifē baissa les yeux.

-          Parfois je lui donne raison.

-          Mais enfin, pourquoi ? s'exclama Adenikē avec douceur. Tu sais que je chérissais Dany, et c’est vrai que tu l’as épousé. Cependant, la vraie nature de votre relation ne justifie pas que tu t’empêches de vivre. Et puis deux ans se sont déjà écoulés, tu sais. Personnellement, je pense que ton deuil a assez duré. Vois-tu, parfois, l’obscurité peut offrir un abri réconfortant, mais il ne faut pas y rester trop longtemps.

Ifē demeura silencieuse. Adenikē reprit, choisissant avec soin ses mots.

-          Ce Mayòwa a bien raison. Tu es très belle, et tu mérites que d’autres personnes que moi s’en rendent compte.

-          Mais j’ai si peur, Nikē… soupira Ifē.

-          C’est normal d’avoir peur, petite sœur, de craindre l’abandon car c’est un froid qui glace et peut plonger dans le désarroi absolu. Mais sache que l’amour, tout comme l’abandon ou le chagrin, font tous partie du jeu de la vie. Je sais qu’il faut beaucoup de courage pour y arriver, mais tu dois accepter de composer avec eux pour sortir de l’ombre, et prendre activement part au commerce de la vie, prendre le risque d'être heureux.

Ifē sentit une boule se former dans sa gorge, et chaque seconde qui s’écoulait semblait renforcer l’étreinte de son angoisse. En voyant le trouble qui brillait dans ses yeux, Adenikē se rapprocha puis posa une main réconfortante sur sa cuisse :

-          Dis-moi simplement ce qui ne va pas. Je suis là.

Sa voix était empreinte d'une sincérité apaisante, offrant à Ifē un espace sécurisé pour exprimer ses émotions. Cependant, cette dernière restait muette, accablée par le poids de ses doutes.

-          C’est si effrayant… murmura-t-elle enfin, lasse.

-          Je sais… répondit son amie. Mais je veux que tu prennes le risque d’être aimée, Ifē. Même si c'est effrayant, sache que tout ce qui est imprévisible recèle de la beauté, car on ne sait jamais où cela peut mener.

Ifē la fixa d'un air désabusé. Alors elle continua :

-          Je suis consciente de ce fardeau que tu portes depuis presque aussi longtemps que tu vis. Mais je suis persuadée que tu peux y arriver, parce que tu as en toi la force dont tu doutes. Tu pourrais commencer petit : un sourire, une journée ensoleillée… et puis construire peu à peu à partir de là.

Ifē secoua la tête.

-          J’aimerais tellement mais j’en suis incapable… soupira-t-elle, résignant l’espoir d’intéresser jamais personne.

-          Je n’y crois pas un seul instant, car je te connais. Tu mérites d’y croire Ifē, de rêver un peu, de vivre. Nous sommes encore au tout début de nos vies, avec tellement de belles choses à accomplir… Je veux que tu nous donnes à toutes les deux la chance de voir cela. Attends, j’ai quelque chose pour toi.

Adenikē se dirigea vers sa chambre et revint quelques instants après, tenant son téléphone portable à la main. Pendant sa mission en Afrique, elle avait découvert une phrase inspirante en naviguant un jour sur internet, et l’avait conservée afin d’en faire profiter son amie :

-          Regarde ça, dit-elle. Peut-être que cela t'inspirera.

Ifē lut la phrase en silence : De l'estime de soi et de l'auto indulgence, naît le pouvoir d'avancer avec sérénité.

-          C'est beau, murmura-t-elle, pensive.

-          Bien que tu sois incapable de le voir, tu as une force incroyable en toi. Tout le chemin que tu as parcouru depuis notre rencontre en est la preuve. Si tu souhaites vraiment essayer, nous trouverons un moyen pour que tu y arrives, dit Adenikē, enthousiaste. Ai-je déjà faillit à te soutenir ? Une seule fois ? Il semble que non. Alors, cette fois encore, je serai là pour toi. Nous allons y parvenir, ensemble.

Ifē resta silencieuse, ressentant les paroles encourageantes de cette sœur que la vie lui avait donnée, et dont l’affection lui était un trésor inestimable. Pour la première fois depuis longtemps, elle sentait luire quelque espoir en elle.

-          Maintenant, dit Adenikē, j’aimerais que m’en dises plus sur ce gars. As-tu même entendu son nom ? Mayòwa ! _porteur de félicité en langue yoruba. Rien ne peut donc mal se passer.

Ifē prit un instant pour ordonner ses pensées. Adenikē, voyant le visage de son amie se départir de l’ombre qui l’attristait, fut prise d’une soudaine joie invisible. Elle s’installa confortablement dans le fauteuil, prête à l’écouter avec attention.

-          Il doit avoir la trentaine, avec une stature imposante, commença Ifē d’un ton doux. Mais ce qui m’avait le plus sidéré chez lui, c’est son regard pénétrant. Celui-ci témoignait d’une vie marquée par de multiples drames. Mais à l’inverse de moi, il avait su s’élever, par la sagesse, au-dessus des misères et des vicissitudes de son existence.

Adenikē l’écoutait, un sourire tendre aux lèvres.

-          Au début, reprit Ifē, les yeux teintés d’une lueur nostalgique, son regard sur moi me laissait gênée. Je ne saurais vraiment te dire pourquoi.

-          C’est sans doute ta nature douce qui tentait de se rebeller.

-          Contre quoi ?

-          Le chamboulement que ta vie était sur le point de subir, répondit Adenikē.

-          Je ne sais pas… Peut-être ! murmura Ifē, songeuse. Mais une fois mon malaise surmonté, chaque fois que nos regards se rencontraient, ses yeux semblaient sonder mon âme à la recherche de mon abri intime. Pourtant, je ne me suis pas sentie envahie. Pas une seule fois. Pour la première fois, j'ai eu le sentiment d'être vue dans toute ma vérité, celle que je souhaitais dévoiler.

Avec douceur, Adenikē l’attira contre son épaule.

-          Alors, pourquoi tant d’inquiétudes ?

-          Je l’ignore, répondit Ifē le regard perdu. Chaque fois qu’il m’arrive quelque chose de bien, l’idée que cela puisse s’arrêter brusquement me hante. Tu pourrais trouver cela absurde, mais pour moi, c’est terrifiant.

-          C’est à cause du chagrin et je comprends. Cette émotion a pris l’habitude de dominer ta vie. À force, elle a réussi à te faire croire qu’elle en fera toujours partie, t’empêchant d’accéder au bonheur. Mais tu as le pouvoir de t’en libérer, et l’une des meilleures façons d’y parvenir est de laisser l’amour entrer dans ta vie.

Ifē se tut, méditant silencieusement sur ces paroles. Peu à peu, ses yeux s’emplirent de larmes. 

-          Mais cela ne durera pas, dit-elle d’une voix tremblante d’incertitude. Je finirai par tout gâcher comme d’habitude. Je gâche toujours tout.

-          Non Ifē, ce n’est pas vrai. Bien sûr, je comprends ta peur à l’idée de devoir faire totalement confiance à quelqu’un. C’est peut-être ce qu’il y a… de plus effrayant dans la vie. Mais quand c’est l’amour qui est en jeu, sans confiance et un certain abandon de soi, il ne peut en résulter que déception.

Voyant son amie se triturer les méninges, Adenikē sourit avec bienveillance.

-          Sache que toutes ces épreuves qui te font douter de ta valeur, ce sont elles-mêmes qui ont forgé ton caractère et t’ont insufflé cette sensibilité qui te rend belle.

-          Parfois, murmura Ifē, lassée par ses propres réflexions, j’aimerais tant ne plus me souvenir, ne plus ressentir…

-          La vie n’est pas facile, concéda Adenikē. Mais tu as toujours su lui résister. Et je demeurerai à tes côtés aussi longtemps que tu en éprouveras le besoin.

Ifē esquissa un sourire sans grand éclat, puis dit :

-          Que ferais-je sans toi ? Merci d'être aussi patiente à mon égard.

-          Je t'aime petite sœur. Cela est la preuve que tu sais inspirer de l’amour. Ta perception de la vie, des relations n'est point faussée. Elle est seulement teintée de ta propre expérience, et c'est précisément ce qui te rend authentique.

Le regard d'Ifē s'éclaira en entendant ces mots. Doucement, un doux sourire étira ses lèvres et son angoisse sembla s’envoler comme un papillon. Un infime espoir avait pris naissance en son cœur. Adenikē lui sourit en retour, ravie de la voir s'ouvrir ne serait-ce qu'un peu à son optimisme.

 

*

*  *

 

DEUX SEMAINES PLUS TARD – CIMETIERE OÙ EST ENTERRÉ DANIEL GRAY

Le regard voilé par des lunettes, Ifē scrutait d’un air las l’horizon enveloppé par le crépuscule. Le soleil venait de se coucher et le ciel était coloré d’une lueur rose orangée. Mais cette beauté éphémère laissait la jeune femme indifférente. Quelque part au loin, un homme tout de noir vêtu l’observait, le visage dissimulé derrière les feuilles d’un journal. Le port de ce dernier lui fit penser à un détective privé. Soudain gênée, elle ôta ses lunettes et toisa délibérément le mystérieux individu d’un œil agressif, comme pour défier cette intrusion dans son chagrin. 

Ifē remit ses lunettes, puis jeta un regard sur l’écran de son téléphone portable où défilait le titre Remind me de Simi. Elle aimait bien écouter cette chanteuse nigériane, en raison de sa voix. La douce mélancolie qui s’en dégageait trouvait toujours un écho dans son âme. Quant à cette chanson en particulier, chacune des notes riches en émotion la composant recelait quelque chose de réconfortant pour Ifē. Ses paroles lui apportaient aussi du courage, lui rappelant l’urgence d’apprendre à aimer. Sa mélodie suave était comme un baume sur ses blessures, et l’écouter lui faisait énormément de bien.

Le cimetière baignait dans un silence froid. L'été avait cédé place à l'automne new-yorkais, laissant les arbres vêtus de couleurs rouge écarlate. Avec peine, Ifē s’accroupit devant la tombe et fit courir ses doigts fins le long de la courbe des lettres gravées dans le marbre blanc. Elle connaissait bien chaque trait, puisqu’elle les avait choisis elle-même. En remarquant le pot vide posé à côté, une larme vint lui piquer les yeux. Elle aurait dû apporter des fleurs, comme elle le faisait à chaque visite. Sa négligence aujourd'hui lui semblait être une trahison.

-          Je suis désolée Dany, murmura-t-elle tristement. Un temps considérable s’est écoulé depuis ma dernière visite…

Tout frémissait autour d'Ifē. Pourtant, à l'intérieur, son cœur semblait gelé. Néanmoins, elle s’efforça de continuer, la voix légèrement tremblante :

-          Tu sais, la semaine dernière, je me suis enfin décidée à faire cette virée à West Orange. C’est une ville plutôt paisible.

Elle s’interrompit un instant, choisissant ses mots avec circonspection, comme si Dany pouvait la voir et l’entendre.

-          J’ai rencontré quelqu’un, reprit-elle avec un sursaut d’énergie dans la voix. Il est cultivé, bel homme, et je suis sûre que tu l'aurais approuvé.

Sa voix se fit à nouveau triste, empreinte d’incertitude.

-          Après ton départ, j’ai juré ne plus laisser quiconque je risquais de perdre entrer dans ma vie. Pourtant, cette rencontre nouvelle bouleverse mes certitudes, comme si le destin se jouait de moi.

Elle poussa un profond soupir, le regard perdu dans la contemplation de la tombe.

-          Que faire D ? l’interrogea-t-elle. Dois-je braver mes peurs et avancer obstinément vers l’inconnu ? Mais si je me trompais, moi si encline au désarroi ? Ou si ma noirceur l’effrayait, comme tant d’autres avant lui ? Tu sais combien elle peut rebuter...

Alors qu’Ifē tentait de contrôler ses émotions, un voile nuageux passa devant le soleil couchant, atténuant momentanément son éclat. Une douce brise vint caresser son visage, apportant avec elle un frisson d'apaisement. Comme si mère nature elle-même prêtait une oreille attentive à ses confidences, un calme s'installa autour d'elle, créant un espace intime pour ses pensées.

Pendant quelques instants, Ifē eut l'impression que le temps se suspendait, comme si l'univers lui-même était en accord avec ses réflexions profondes. Alors elle sentit pousser en elle une conviction nouvelle : celle que la vie l’attendait, quelque part dehors, et que pour la saisir, il lui fallait oser tendre la main. Elle comprit que ses peurs, ainsi que les doutes qui l'avaient jusqu’ici tenue dans les ténèbres ne devaient point continuer à dicter ses choix, et que l’amour pouvait être une force puissante capable de chasser l'obscurité la plus dense.

En son for intérieur, Ifē était pleinement consciente que pour avancer, elle devait moins s’emplir d’attentes, et ouvrir grand son cœur à de nouvelles possibilités. Celles-là même qui invitaient à aimer, et à se laisser aimer profondément, librement.  

Mon enfance inassouv...